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25/09/2015
Twins of Evil de John Hough, par Francis Moury
Dracula dans la Zone.
Dans une région reculée d’Autriche, vers le XVIII
Twins of Evil [Les Sévices de Dracula] (G.-B., 1971) de John Hough est l'un des derniers grands Hammer Films de la période finale (1970-1975 environ) de cette firme : il est le troisième volet de ce qu’on a surnommé «la trilogie Karnstein» comprenant également The Vampire Lovers (G.-B., 1970) de Roy Ward Baker et Lust For a Vampire) (G.-B., 1971) de Jimmy Sangster. Des trois titres, Les Sévices de Dracula fut le seul à avoir été exploité en France au cinéma, et avec succès. Ce premier film fantastique signé John Hough est aussi son meilleur : ni The Legend of Hell House [La Maison des damnés] (G.-B., 1973) d’après le roman de Richard Matheson, ni Incubus (Canada, 1982) qui sont assez bons tous les deux et méritent d'être connus, ne retrouveront cependant une telle rigueur et une telle inspiration plastique. Il existe de Twins of Evil une affiche de pré-production et un jeu de photos couleurs d’exploitation, estampillées Twins of Dracula : la filiation mythologique ne fut pas seulement le fait du distributeur français bien que le scénario ni les dialogues ne mentionnassent nullement ce nom.
Direction artistique riche et soignée, photo sophistiquée signée Dick Bush, musique symphonique inspirée composée par David Whitaker, casting remarquable : cet unique film de Hough tourné pour la Hammer Film est à la limite budgétaire de la série A et de la série B tant il est luxueux et plastiquement somptueux. Le scénario de Tudor Gates, inspiré par le roman fantastique Carmilla (1872) de Sheridan Le Fanu, aurait pu être signé Jimmy Sangster tant il est huilé et calculé, à la fois démentiel et rigoureux. Outre le vampire féminin Carmilla / Mircalla, il reprend le personnage du noble débauché et sataniste victime de sa passion, ici joué par Damien Thomas mais déjà illustré par celui joué par Ralph Bates dans Taste the Blood of Dracula [Une messe pour Dracula] (G.-B., 1969) de Peter Sasdy, personnage lui-même héritier de celui interprété par David Peel dans The Brides of Dracula [Les Maîtresses de Dracula] (G.-B., 1960) de Terence Fisher. Un point cependant sur lequel la rigueur mythologique de Tudor Gates est prise en défaut : les vampires se déplacent le jour sans craindre les rayons du soleil ni s’en protéger. Curieuse hétérodoxie alors que pour le restant, la mythologie classique est assez respectée et que l’un de ses éléments, l’impossibilité pour le vampire de se refléter dans un miroir, y est notamment le moteur de plusieurs séquences splendides du point de vue plastique. Autre point sujet à discussion mythologique : l’une des sœurs étant devenu vampire, refuse de vampiriser l’autre, prend ses précautions afin de n’être pas tentée de le faire et le lui avoue presque, aveux seulement compréhensibles par le spectateur, mais dont la signification demeure ignorée par son interlocutrice.
Les deux sœurs Mary et Madelaine Collinson, érotiques jumelles et excellentes actrices, jouent d’une manière très raffinée dans un registre qu’on pourrait nommer celui des «embarras de l’identité» (2). David Warbeck trouve ici son premier grand rôle en instituteur humaniste qui finit par être convaincu de l’existence du vampirisme, en dépit de ses réticences face à la cruauté de la confrérie exterminatrice dirigée par Weil. La sœur de l’instituteur est interprétée par Isobel Black qui incarna elle-même une vampire presque dix ans plus tôt dans cet autre classique de la Hammer qu’est l’original et plastiquement si beau Kiss of the Vampire [Le Baiser du vampire (G.-B., 1962) de Don Sharp. Dennis Price donne vie à un proxénète alcoolique et calculateur qui finit victime de sa propre cupidité. Peter Cushing trouve ici l'un de ses derniers très grands rôles : celui d'un inquisiteur puritain et fanatique, obsédé par le mal mais constamment torturé par l’idée d’avoir peut-être brûlé des innocentes. Sans oublier les actrices secondaires, aux noms aujourd’hui oubliés mais qui incarnaient la «Hammer Glamour» (l’érotisme Hammer) qui ne fut pas pour rien dans le succès mondial connu par cette firme.
Le niveau de cet érotisme est typique de la Hammer des années 1970, mais ne se limite pas à un aspect graphique (ce qu’on nommait «nu intégral» dans les critiques françaises de cette période charnière). Il influence aussi l’intrigue en profondeur et lui permet de multiplier les symbolismes les plus troubles. L’inceste vampirique d’outre-tombe entre le noble décadent et sa défunte parente vampire instaure certes une dimension perverse, mais surtout il ouvre une brèche dans la rationalité, elle-même redoublée par la dualité (3) entre les deux jumelles, l’une devenant vampire, l’autre demeurant pure mais que leur apparence permet de confondre aisément au point que le suspense de la dernière partie du film repose d’abord sur une science des contraires que seule la mise en scène révèle à temps au spectateur, toujours un peu plus tard aux protagonistes. Ce redoublement est ici particulièrement efficace, calculé visuellement d’une manière souvent circulaire, mathématiquement glacée mais menée à un train d’enfer, grâce à une gestion intelligente du montage du temps et de l’espace.
Le niveau de violence graphique est typique de la Hammer Film des années 1970 : bûchers, cérémonies satanistes sanglantes, tortures, combats provoquant d’atroces blessures sans oublier la décapitation spectaculaire d’un vampire par Cushing qui découle directement de celle d'Ingrid Pitt par le même Cushing dans The Vampire Lovers.
Ce film de Hough est, en outre, indispensable à celui qui s’intéresse à la filmographie du roman original de Le Fanu qui donna lieu à des adaptations variées relevant d’esthétiques et de niveaux dramaturgiques eux-mêmes divers : mentionnons simplement Et mourir de plaisir (Fr.-Ital., 1960) de Roger Vadim, et La Cripta e l’incubo [La Crypte du vampire] (Ital., 1964) de Camillo Mastrocinque.
Note technique sur l’édition DVD collector Elephant 2014
L’image cadrée en 1.77 est donc légèrement recadrée puisque le film est tourné en 1.66 ou bien en 1.85. Les sources anglaises divergent sur la question du format original (question à peine évoquée dans les différents tests de l’édition bluray américaine alors qu’on se pique d’y être pointu sinon pointilliste, mettant leurs auteurs respectifs dans la situation d’un critique d’art ne se préoccupant guère de savoir quel était le cadre original d’un tableau ou bien dans celle d’un critique musical ne sachant pas quel nombre exact de pages comportait telle ou telle partition symphonique), mais il est certain que ce n’était pas le 1.77, puisque ce format date de l’invention des télévision 16/9, qui correspondent, selon les manières de le mesurer à du 1.77 ou à du 1.78. L’image est cependant nettement plus belle, plus définie, plus précise, que celle de Comtesse Dracula (G.-B., 1970) de Peter Sasdy, chez le même éditeur : meilleur état chimique de la copie, remastérisation plus soignée ? Toujours est-il que le fait est patent : les rideaux rouges de la Rank sont bien plus brillants et rouges au début de Les Sévices de Dracula qu'au début de Comtesse Dracula dans la même collection !
VF d'époque et VOSTF enregistrées : offre nécessaire et suffisante pour le cinéphile français. Galerie d’affiches et de photos très décevante, à portion congrue : à peine 10 documents alors que sur Google Images, on en trouvera des dizaines tous plus beaux les uns que les autres, sans oublier le défunt site The Hammer Collection.net auquel j'avais d'ailleurs collaboré en son temps. Attention à une erreur dans le résumé du scénario au verso de la jaquette et de l’étui : les deux orphelines jumelles ont voyagé depuis Venise, pas Vienne, pour se rendre chez leur oncle après le décès de leurs parents. La VF et la VOSTF concordent sur ce point lors de la séquence de la diligence qui les présente.
La présentation de A. Schlockoff (qui fut le fondateur en 1970 de la Convention du cinéma fantastique, tenue d’abord à Nanterre puis à Paris) couvre correctement tous les aspects du film, ses jugements sont pertinents, ses anecdotes sont de première main : il a connu Peter Cushing, a rencontré John Hough, a présenté la «trilogie Karnstein» en France à défaut d'avoir pu la faire intégralement distribuer. Une seule objection nous semble à la rigueur pouvoir lui être opposée : le rôle tenu par Dennis Price et la prestation de cet acteur me semblent valoir mieux que ce qu’il en dit. Je laisse par ailleurs les thuriféraires de la période 1970-1975 du cinéaste Jesus Franco lui répondre, concernant son jugement sur ladite période de sa filmographie !
Note historique sur l'emploi du terme gothique en histoire de la littérature et du cinéma fantastique
Ce terme est aujourd'hui employé par plusieurs exégètes (y compris A. Schlockoff dans sa présentation historique et esthétique des Sévices de Dracula) pour qualifier une partie des films fantastiques de la Hammer, à tort. Les films fantastiques de la Hammer n’ont rien à voir avec l'art religieux gothique du XIIIe siècle et assez peu à voir avec le «roman gothique» anglais tel que l’histoire de la littérature fantastique anglaise ou les études de Maurice Lévy, voire les préfaciers de la Bibliothèque de la Pléiade (son édition en 2014 d’une traduction française du Frankenstein de Mary W. Shelley, cinquante ans après celle parue dans la belle édition belge Gérard & Cie, Bibliothèque Marabout, Série fantastique) pouvaient le définir. Un Hammer Film n’a, en réalité, pas grand-chose à voir avec Le Château d’Otrante (en dépit de son appellation originale sur la couverture de «gothic tale» en… 1764) d’Horace Walpole ni avec Le Moine (1796) de M. G. Lewis. On sait que les Frankenstein produits par la Hammer Film (bien plus encore que ses Dracula) entre 1957 et 1973 ne sont nullement des adaptations mais des variations n’empruntant qu’un point de départ, un argument certes toujours «prométhéen», à Mary W. Shelley (4).
La Hammer situe à des périodes très variées ses sujets originaux ou adaptés de sources littéraires ou mythologiques. Son univers esthétique (selon les genres traités comme à l’intérieur d’un même genre) appartient majoritairement à la période moderne de l’histoire, donc à la période comprise entre le XVIe et le XXe siècle, selon les scénarios, sa période de prédilection étant l’ère victorienne (seconde moitié du XIXe siècle) mais pas exclusivement. Un même scénario peut couvrir plusieurs siècles différents, par exemple celui du Chien des Baskervilles (G.-B., 1959) de Terence Fisher dont l’action se situe à la fin du XIXe siècle mais dont l’ouverture a lieu un ou deux siècles plus tôt. Sans parler de la série initiée par le remake par Terence Fisher (G.-B., 1959) du classique La Momie (USA, 1933) de Karl Freund (adapté d’un roman anglais des années 1830 relevant autant de la science-fiction que du fantastique, mais dont seul l’aspect fantastique fut préservé par l’adaptation cinéma), remake qui insère une séquence antique égyptienne en flash-back (procédé repris par Michael Carreras en 1964, par John Gilling en 1965, par Seth Holt et Michael Carreras en 1971). Sans parler non plus des films préhistoriques de la Hammer où temps historique et temps mythique peuvent se chevaucher parfois d’une très étrange manière, comme dans le beau et méconnu Les Femmes préhistoriques (G.-B., 1966) de Michael Carreras. Seuls (et encore... à la limite, car il faudrait vérifier précisément la date de l'action) les films d'aventures médiévales de la série Robin des bois produits par la Hammer Film (parmi lesquels le Sword of Sherwood Forest [Le Serment de Robin des bois] signé Terence Fisher) pourraient être passibles de ce qualificatif.
Même remarque, en passant, pour la très riche mais mal nommée collection gothique chez Artus Films : même le chef-d’œuvre de Margheriti I Lunghi capelli della morte [La Sorcière sanglante] (Ital., 1964) qui y est réédité, ne peut, stricto sensu, s'avérer passible de ce qualificatif puisque son action se déroule à la fin du XVe siècle donc après le Moyen Âge qui s’achève, comme on sait, au XIVe siècle. Il ne faut alors pas confondre le sujet de l’action, sa matière et son temps historique. Ce n'est pas non plus parce que The Haunting [La Maison du diable] (USA, 1963) de Robert Wise se déroule dans un château dont une partie est réellement gothique, d’autres néogothiques, que c'est un film gothique : son action prend place au XXe siècle, pas au Xe siècle ni au XIIIe siècle !
Notes
(1) Wikipedia version anglaise (en général d’un niveau méthodologique et épistémologique supérieur à sa petite sœur française) ne se hasarde pas à dater l’action et n’a pas tort d’être prudente. Sur Internet Movie Data Base, on assure gaillardement que tout cela se déroule au XIXe siècle sans en donner aucune preuve. Les sites anglophones consacrés à la Hammer Film ne précisent en général pas du tout la date de l’action des films qu’ils chroniquent, cette précision devant leur apparaître prosaïque. En réalité, les éléments de la direction artistique (costumes, accessoires, extérieurs sélectionnés) plaident plutôt pour le XVIIe ou le XVIIIe siècle, mais il faudrait tout de même, pour en avoir le cœur net, savoir ce qu’en disait le dossier de presse original ou le dossier de presse français : si un lecteur collectionneur en dispose, qu’il nous éclaircisse !
(2) Voir Vincent Descombes, Les Embarras de l’identité (éditions Gallimard, coll. NRF-Essais, 2013) dont on pourra bientôt lire la chronique ici-même.
(3) Dualisme dont les implications symboliques et mythologiques auraient sans doute intéressé Simone Pétrement (Le Dualisme chez Platon, les Gnostiques et les Manichéens, éditions PUF, collection B.P.C., 1947), sans parler de la fortune alchimique du thème durant la Renaissance, par exemple dans le théâtre anglais de Shakespeare.
(4) Voir L’Angleterre fantastique de Defoe à Wells, 22 contes de revenants et de terreur choisis et présentés par Jacques Van Herp (éditions Marabout S.A., Verviers, Belgique 1974) dans l’introduction duquel Van Herp, citant des extraits de la thèse de Maurice Lévy sur le roman noir gothique anglais (ce même Maurice Lévy qui écrivit une remarquable étude sur Lovecraft ou du fantastique, parue en 1972 chez U.G.E., collection 10/18) distingue d’une manière assez souple les périodes suivantes de la littérature fantastique anglaise : pré-gothique (Defoe), gothique, post-gothique, pré-victorien, victorien, post-victorien, annonciateurs des temps nouveaux (Wells). L’héritier direct du roman gothique anglais au cinéma est, selon Van Herp, l’expressionnisme allemand muet tandis que la Hammer film ne relève selon lui que très partiellement de l’esthétique gothique, proche en réalité, si on veut un point de comparaison, du surréalisme littéraire et pictural. Ce qui permet, en passant, de comprendre pourquoi Paul Eluard pouvait s’enthousiasmer autant pour King Kong (USA, 1933) de E. B. Schoedsack et Merian C. Cooper que pour Le Château d’Otrante de Walpole. Cependant Van Herp commet aussi l’erreur habituelle : réduire la Hammer Film à ses reprises des classiques de l’âge d’or de la Universal (Dracula, Frankenstein, le loup-garou, la momie, le fantôme de l’opéra) en négligeant tout le reste. Réduire la littérature fantastique anglaise à sa période gothique, c’est commettre la même erreur que réduire l’histoire du cinéma fantastique à la Universal Pictures. Croire que la Hammer Film illustre le roman noir anglais gothique, c’est être victime d’une erreur de perspective esthétique comme historique. Il suffit d’ailleurs de songer, pour prendre la mesure de l’erreur, que les adaptations fidèles du roman de Mary W. Shelley ne furent pas produites par la Universal Pictures ni par la Hammer mais par d’autres sociétés de production.