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27/09/2015
Au-delà de l'effondrement, 58 : La Vérité avant-dernière de Philip K. Dick
Photographie (détail) de Juan Asensio.
L'effondrement de la Zone.
Qu'il est plaisant de relire, après plus de 30 années, l'un des meilleurs romans de Philip K. Dick, initialement paru en 1966, dans une édition qui, si elle n'a absolument pas été débarrassée de ses fautes (trop nombreuses, dûment relevées sur mon exemplaire), bénéficie au moins d'une belle première de couverture, effort graphique notable concernant d'ailleurs tous les romans de l'Américain édités par J'Ai Lu. Enfin, quelque éditeur français s'avise, à l'instar des éditeurs anglo-saxons qui le savent depuis des lustres, qu'un livre est beaucoup de choses mais, en premier lieu, un objet !
S'il n'est pas aussi maîtrisé que le remarquable Maître du Haut Château, ce roman n'en est pas moins intéressant, tant il condense les interrogations habituelles de l'auteur, autour de trois thématiques principales que sont les distorsions temporelles, la perception d'une réalité truquée et mensongère, grand classique dickien, et enfin la révolte contre le règne de l'imposture généralisée.
Nicolas Saint-James est le président de «l'abri souterrain communautaire antimicrobien Tom Mix, ouvert en l'an 1 de la Troisième Guerre mondiale, soit en juin 2010, de longues, longues années auparavant» (1) et, comme des millions d'autres réfugiés terrés sous terre, il est persuadé que la surface de la planète n'est qu'un immense champ de ruines, balayées par de pestilentielles maladies qu'il s'agit d'éviter à tout prix. Le seul lien unissant ces populations à ce qu'elles pensent être le monde dévasté par la guerre tient aux nouvelles télévisées que Talbot Yancy, leur dirigeant, surnommé le Protecteur, leur fournit régulièrement : nous sommes toujours en guerre, leur dit-il, contre les ennemis de l'Est, la surface de la Terre est encore plus polluée, par les maladies et les radiations, qu'elle ne l'était voici quelques années, et nous avons besoin que vous continuiez, dans vos abris, à travailler d'arrache-pied pour nous fournir les robots-soldats dont nous avons besoin pour continuer de livrer bataille à un ennemi, le Pacif-Pop, qui n'hésite pas à raser des villes entières de la carte, images à l'appui, que je vous invite du reste à regarder.
Nos réfugiés, parqués comme des rats, ne savent pas que ces images sont fausses, tout comme les discours de leur dirigeant, le Protecteur Talbot Yancy qui n'est qu'un robot (mais aussi, complication quelque peu inutile, l'un des personnages réels du roman, par le biais d'un artifice temporel peu convaincant), et que la surface terrestre a eu le temps de reverdir, et qu'elle est désormais partagée en d'immenses propriétés (cf. p. 148) où une toute petite poignée de privilégiés vivent à l'abri du besoin, protégés par ces mêmes robots que fabriquent sans relâche les habitants du sous-sol.
Ajoutons qu'un certain Louis Runcible, l'homme qui loge les arrivants des abris souterrains «montés en surface en croyant y trouver la guerre, pour découvrir que celle-ci avait pris fin des années auparavant et que la superficie de la planète n'était qu'un immense parc» (p. 68), est en lutte ouverte contre le tout-puissant Stanton Brose, disposant pour sa solde personnelle d'une armée de robots et puisant sans aucun scrupule dans le stock rarissime d'organes de synthèse dont il se sert afin de prolonger son existence ventripotente et maléfique.
C'est sur cette trame d'irréalité ou de simulacres, assez classique chez Dick, et dont l'imposture semble toujours indiquée par quelque mystérieux élément extérieur venant perturber la quiétude d'une vie en apparence banale et tranquille (2), que se greffera la thématique des paradoxes temporels, à vrai dire superfétatoires dans ce roman, comme je l'ai dit, et qui ne saurait nous intéresser.
Il s'agira donc, bien sûr, une fois de plus, de tenter de dissiper les apparences, en sortant de la caverne où sont projetées de grandes ombres déformées de l'inaccessible réalité, en s'extrayant des souterrains, et en se dirigeant vers la surface, comme le fera Nicolas Saint-James, à la recherche d'une greffe organique pour l'un de ses amis qui se meurt. Ces apparences et faux-semblants ne peuvent qu'être assez clairement indiqués par la mention, dès les premières pages du roman, d'Alice au pays des merveilles, un livre devenu rarissime dans ces temps de guerre, mais moins rare quand même qu'un animal, pourquoi pas un écureuil, comme a cru en voir un Joseph Adams (cf. p. 12), alors que tous les animaux ont été exterminés.
Ces jeux entre la réalité et ce qui la double, à tous les sens de ce terme, sont directement mentionnés par ce syllogisme : «Tout ce que je dis est un mensonge. Donc je mens en prétendant mentir. Donc je dis bien la vérité en affirmant que je mens. Donc...» (p. 53), et ainsi de suite à l'infini, tandis que dans ce que nous pourrions appeler, goûtant le paradoxe de l'expression, «l'or factice véritable» (p. 54) se niche comme en un miroir déformant un univers labyrinthique sans commencement ni fin : «Et cet univers, réfléchissait-il, dont on pourrait croire qu'une fois la porte d'entrée franchie on puisse le traverser en deux minutes avant d'atteindre la sortie... cet univers, comme les monceaux d'accessoires dans les studios d'Eisenbludt [chargés de falsifier la réalité] à Moscou, était sans fin, il était composé d'une enfilade infinie de pièces : la sortie de chacun n'était que l'entrée de la suivante» (p. 55).
Comme toujours chez Dick, un mensonge en cache un autre, un enfer s'emboîte dans un autre, qui semblait pourtant paradisiaque, mais à bien y regarder, finalement... Ainsi, bien que la vie des réfugiés, dans leurs clapiers souterrains, soit immonde et abjecte, Philip K. Dick se garde bien d'affirmer que celle qui attend ceux qui parviennent à gagner la surface serait meilleure. Rien n'est moins sûr ! Ils sont en effet parqués dans les conapts, sortes d'immenses immeubles tout de même confortables, construits par Runcible : «les «hôtes» de Runcible sont en fait des prisonniers, et les conapts constituent des réserves» ou, ajoute immédiatement l'un des personnages, «pour employer un mot plus moderne, des camps de concentration» (p. 68, l'auteur souligne).
Nous savons quelle fascination le nazisme a exercé, en tant que romancier, sur Dick qui, quelques pages plus loin, évoque le fait que les nazis «n'avaient pas d'ordres écrits concernant la solution finale, le génocide des juifs. Tout se passait oralement, de supérieur à subordonné, de bouche à oreille» (p. 73), alors que les principaux personnages sont en train de mettre au point un plan machiavélique destiné à perdre Runcible, cet idéaliste qui veut faire remonter à la surface de la planète des centaines de millions de femmes et d'hommes enfermés durant des années sous terre. C'est une perspective tout à fait impossible pour Stanton Brose, l'un de ceux qui jouit du pouvoir : «Qu'est-ce qui se passerait si la terre s'entrouvrait pour laisser sortir ces millions d'humains emprisonnés quinze ans sous la surface, jusqu'alors persuadés qu'une guerre faisait rage à l'air libre, que la planète entière était un champ de bataille couvert de décombres, ravagé par les missiles et les bactéries ? Le système des domaines subirait un coup mortel, et l'immense parc qu'il survolait deux fois par jour redeviendrait une zone densément habitée, pas tout à fait autant qu'avant-guerre, mais il s'en faudrait de peu. Les routes referaient leur apparition. Ainsi que les villes. Et, en fin de compte, une autre guerre éclaterait» (p. 75, l'auteur souligne).
Décrire la situation des habitants privés de surface amène Dick à évoquer les «Nibelungen, les nains au fond des mines» mais aussi, via un discours de Talbot Yancy, une parabole (cf. p. 91 pour ces deux références) censée apporter quelque consolation à celles et ceux qui écoutent la «matière verbale» du Protecteur, unique lien avec la surface censée être dévastée. Il est à noter que c'est Lantano qui a composé le discours que le robot Yancy sera chargé de prononcer, ce même Lantano qui assume le rôle de l'auteur de La Sauterelle pèse lourd dans Le Maître du Haut Château, même si le pouvoir qu'il détient semble infiniment plus dangereux et trouble voire mortel (cf. p. 113) que celui du tout-puissant Stanton Brose : c'est lui qui dit la vérité aux captifs, qui leur apprend que l'univers dans lequel ils vivent depuis des années est truqué, mais il possède pourtant la faculté de se déplacer dans le temps, et est même la source de plus d'une distorsion dans la réalité historique, ayant assumé plusieurs fois, comme il l'apprendra à l'un des personnages, des rôles de chefs et de dirigeants, apparaissant sur des films de propagande où Dick s'amuse, à partir d'une situation bien réelle, à la saturer de mensonges (cf. p. 108). En d'autres termes, David Lantano est le représentant d'une puissance occulte, que Dick a toujours figurée avec crainte, et qui n'est autre que le temps, ou bien, alors, la volonté insoupçonnable, mystérieuse, qui s'y cache et s'amuse avec les hommes. Nous apprendrons même que la marionnette Talbot Yancy n'est autre que... le double de Lantano, ce dernier lui ayant prêté ses traits, puisqu'il était l'acteur d'un des films de propagande qui a éduqué des millions de réfugiés ! De fait, il est clair qu'un «personnage supplémentaire, que ni moi [Foote], ni Runcible ni Brose n'envisageons, est descendu dans l'arène afin de s'immiscer dans la lutte pour le pouvoir» (p. 185, l'auteur souligne), et ce personnage n'est autre que Lantano.
Dick résume ces jeux constants avec la réalité historique et la vérité, qui n'est jamais celle que l'on croit, par cette formule ironique mais probablement, en réalité, désespérée : «Quand nous passons notre temps à fabriquer des mensonges, nous sommes fatalement voués, un jour ou l'autre, à faire des bourdes» (p. 112), tout comme Dick lui-même d'ailleurs, lorsqu'il semble par exemple oublier que l'un de ses personnages, Joseph Adams, est marié, alors qu'il ne manifeste qu'une seule hâte : se réfugier, mais sans sa femme, dans un abri souterrain pour échapper à la menace qui pèse sur lui, ou bien lorsqu'il greffe, sur l'habituelle trame d'une réalité fausse, des distorsions temporelles et des jeux improbables d'identités, qui embrouillent le récit, sans réelle ni profonde utilité.
La force de ce roman n'en est pas moins réelle, ne serait-ce que par sa description d'une vie réduite, parquée, cachée, coupée de la réalité prétendûment luxuriante et qui n'est qu'un leurre, une vie falsifiée par le seul pouvoir d'une immense et constante manipulation médiatique. La critique est imparable et, plus d'un demi-siècle après la parution de ce roman, nous ne pouvons que saluer le génie visionnaire de l'auteur qui, stigmatisant les travers de notre époque, semble avoir vu la nôtre bien mieux que tant de romanciers contemporains qui, après tout, profitent de l'imposture bien davantage qu'ils ne la dénoncent. En effet, en quelques mots résumée, l'histoire de L'avant-dernière vérité est d'une simplicité biblique (la Bible, souvent citée dans ce roman, notons-le) et rejoint celle d'Ubik dans sa dessillante violence (Je suis vivant et vous êtes morts) : Nul homme n'est jamais libre, et le moins libre de tous les hommes est encore celui qui à tout prix veut briser ses chaînes, et ce ne sont pas les derniers mots, inquiétants, du roman qui pourraient nous laisser espérer quelque libération définitive.
Notes
Philip K. Dick, La Vérité avant-dernière (traduction d'Alain Dorémieux, éditions Robert Laffont, 1974, puis J'ai Lu, 2014), p. 46.
(2) C'est Louis Runcible qui sera soupçonné, un temps, d'envoyer aux réfugiés souterrains d'étranges messages les avertissant que la réalité à laquelle ils croient depuis des années est en réalité une immense mascarade (cf. pp. 69 et 74), avant que nous n'apprenions que c'est en fait l'un des personnages centraux, David Lantano, qui est l'auteur de ces messages. Quoi qu'il en soit, ce dernier joue le rôle assumé, dans Le Maître du Haut Château, par l'auteur de La Sauterelle pèse lourd, qui révèle aux différents personnages que le monde dans lequel ils vivent n'est pas le vrai.