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13/03/2016

La Côte sauvage de Jean-René Huguenin, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Alexander Riek.

1597858161.JPGJean-René Huguenin dans la Zone.





«Je ne crois pas que je serais capable de vivre plus longtemps avec toi. Je pense simplement que tu vas finir par nous détruire tous.»
William Styron, Un lit de ténèbres.

«Je quittai donc mes parents avec la légèreté d’un promeneur à l’heure de la fermeture d’un square. Je descendis leur escalier avec la fierté d’un coq, premier chanteur des premières lueurs. Gabriel, devenu portraitiste dans les cafés de Montparnasse, dormait à la cime des désaxés.»
Violette Leduc, La bâtarde.


Mort sur la route le 22 septembre 1962, Jean-René Hugenin avait vingt-six ans. Deux ans plus tard, la publication posthume de son Journal confirme que le jeune homme se vivait comme un désaffecté de son époque, qu’il regardait de haut mais sans dédain ridicule. Il vivait selon des absolus intimidants, des conceptions qu’on devrait dire de surhumanité, aussi n’est-il guère surprenant que son existence se caractérise par une allure de galop, musculeuse, nerveuse comme un pur-sang qui connaît son couloir et qui court la mort dans les yeux, le sabot véhément, soulevant la terre à chacune de ses reprises d’appui et se soulevant lui-même de plus belle, étranger aux gravités dans lesquelles la vie se saborde. La brièveté de cette vie, terminée dans le retentissement de la tôle, en conforte la puissance. Tout en Huguenin nous renvoie à l’aristocratie spirituelle de Nietzsche, à l’impétuosité d’une âme qui exalte ses forces et qui refuse la faiblesse, à ce genre d’exigence qui fait écrire à l’auteur de L’Antéchrist que la compassion pour les ratés et les patraques de la vie est la chose la plus considérablement nuisible qui puisse être. Il fut un temps très court où Huguenin collabora à diverses gazettes de littérature, il fut même un moment où il participa à la création de la revue Tel Quel, mais il prit rapidement ses distances avec des gens comme Sollers ou Hallier, insuffisamment forts, intolérablement bouffons et décadents, tout l’inverse des hommes supérieurs qui savent se hisser en eux-mêmes et proposer au monde des valeurs qui le conduiront vers son plus éclatant dynamisme. Cette attitude intransigeante n’est donc pas réductible à une quelconque infatuation déplacée, à un délire adolescent qui aurait de la peine à s’éteindre et qui ne viserait qu’un triomphe personnel. À l’instar des forts nietzschéens qui rejetaient les vieilles rengaines où toute vigueur fléchissait et où toute création de nouveauté était impensable, Huguenin, s’il fut indisposé par quelque chose, ne le fut que par ceux qui se montraient hostiles à la vie, c’est-à-dire, au fond, par ceux qui retardaient la revigoration de la culture et plus spécifiquement de la civilisation.
Nous sommes bien obligés de constater malheureusement que nous n’avons jamais été attentifs à ces grands soucieux de la santé spirituelle, Huguenin n’étant de nos jours qu’un objet fortuit de conversation, qui surgit peut-être avec l’éphéméride du 22 septembre si la presse daigne se souvenir de sa disparition, ou qui s’enseigne par inadvertance en apparaissant sur telle liste de textes pour le baccalauréat de lettres de Première, référence que la plupart des élèves reçoivent certainement avec l’orgueil philistin de ceux qui valideront malgré tout leur examen tout en possédant le niveau de rédaction française d’un migrant fraîchement accueilli. Il est cependant des initiatives moins hasardeuses, comme par exemple le premier numéro de la nouvelle revue Raskar Kapac, qui prend le parti de «ressuscite[r]» Jean-René Huguenin, choix terminologique révélant ô combien l’écrivain de La Côte sauvage a été enseveli sous les monceaux de l’amnésie collective. Une résolution comme celle de Raskar Kapac nous a donné une furieuse envie de retrouver Jean-René Huguenin dans le texte, dans le seul roman qui parut de son vivant en 1960, La Côte sauvage (1), un livre dominé par les ressources autobiographiques et dans lequel se distingue une figure d’homme fort que toute faiblesse refoule.
Cet homme fort se prénomme Olivier – patronyme : Aldrouze. De retour dans la demeure familiale située en Bretagne après deux années de service militaire à Paris, il renoue en présence avec sa mère et ses deux sœurs. L’aînée des sœurs, Berthe, est une femme mentalement instable, casanière par obligation et méfiante vis-à-vis d’Olivier. Elle ne peut s’empêcher de voir en son frère la continuation du paternel, la trace maudite de ce père qu’elle accuse d’avoir répandu la souffrance sur la famille (cf. pp. 18-9). Si l’on en croit les déclarations convulsives de Berthe, il ne fait aucun doute qu’Olivier s’obstine à sacraliser le père, qu’il en perpétue la mémoire et les façons mélancoliques, tel un tentacule répugnant et condamné à survivre qui ne parviendrait pas à se défaire de la masse gélatineuse d’un poulpe défunt, traînant toujours dans son sillage le poids de ces chairs spongieuses. Ainsi la souffrance pionnière et intrinsèque du père se serait relocalisée dans quelque région essentielle du caractère d’Olivier. L’âme dévastée des origines aurait aussi fécondé d’autres décimations intérieures, touchant bien sûr Olivier de plein fouet, envahissant le reste de la famille Aldrouze à des degrés variables et selon des qualités différentes. En posant cette lecture, nous n’avons pas oublié l’objet de notre comparaison initiale entre Huguenin et Nietzsche, et ce qui était valable pour l’auteur l’est tout autant pour son personnage principal : concernant Olivier, il ne s’agit pas vraiment d’une âme effondrée et démissionnaire dont la dévastation serait à prendre au sens propre, il s’agit plutôt d’une intériorité qui traverse une souffrance d’ordre supérieur, à savoir l’un de ces gémissements durables qui n’accouche pas d’un au-delà de substitution pour se soulager, d’un Dieu miséricordieux et natif du fantasme des hommes impuissants, mais qui enfante une valeur ici-bas renversante, jetant sur les malades de l’arrière-monde un reproche grandiose qui est à prendre ou à laisser. Olivier est en cela un maître qui transcende sa désolation, qui porte son rocher avec sérénité, alors que les autres ne sont que des esclaves voûtés par le ressentiment, ankylosés par la rancœur qu’ils nourrissent à l’égard des maîtres puisqu’ils se savent incapables de dépasser leur condition et de créer quoi que ce soit de vaillant (2). Autrement dit, Olivier est le gardien d’une souffrance active, ascendante, tandis que ceux qui l’entourent le stigmatisent dans un rôle de parasite, oubliant par là même leur souffrance négative et contre-productive, n’étant pas en mesure de se rendre compte qu’ils obéissent au radotage imbécile de ceux qui s’opposent aux valeurs différentes, en l’occurrence aux valeurs qui contredisent ce à quoi le peuple s’est accoutumé comme le mouton s’est habitué à son pâturage.
La différence d’Olivier ne réside donc pas seulement dans son inclination pour le père, ce père tué auquel il pense chaque jour néanmoins (cf. p. 28) et dont les circonstances du décès lui ont d’abord été confisquées (cf. p. 94). Le drame remonte à la période de l’exode, durant la Seconde Guerre mondiale, lorsque la France passait d’une zone à l’autre en 1940, dans l’espoir de reconquérir une dignité en se désencombrant de l’Occupant affreux. Olivier se remémore ce temps de migration et il lui semblait bien alors que son père ne reviendrait pas, qu’il n’irait jamais dans le Sud avec eux (cf. pp. 94-8). Ce choc intuitif est complété par le choc visuel de la promiscuité vécue par les fuyards. On dirait que toute la France marche sur la même route, qu’elle essaye de se requinquer du bonheur de progresser à plusieurs, en attroupement euphorique, cependant que des haltes sanitaires s’effectuent et que les gens découvrent la joie particulière de chier ensemble au bord des chemins (cf. p. 96). Olivier n’a que dix ans lorsqu’il rejoint le rang des exilés. Il est plein de ses doutes et de ces images contradictoires où la jubilation côtoie le supplice et la honte. C’était probablement pire pour son père, resté coincé dans la zone où l’on devait affronter des choses bien plus humiliantes qu’une défécation de groupe. Sûrement tourmentée elle aussi par ce déplacement, Berthe prétendra que leur père s’est suicidé. Mais la mère n’est pas dupe des discours de sa fille dérangée, aussi apporte-t-elle un correctif, avouant tardivement à Olivier que son père a été déserteur et qu’on l’a récupéré «à l’arrière», une balle dans la tête (cf. p. 98).

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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