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02/12/2017
La Psychologie métaphysique de Franz Brentano, par Francis Moury
Photographie (détail) de Juan Asensio.
À propos de : Franz Brentano, Psychologie descriptive (1887-1891), leçons professées à l'université de Vienne (traduites de l'allemand et présentées par Arnaud Dewalque, 285 pages, Éditions Gallimard, coll. NRF-Bibliothèque de philosophie, 2017).
«J'affirme que, lorsqu'un objet est représenté, chaque partie de l'objet est implicitement représentée. Je vous rappelle ici la doctrine de notre logique, selon laquelle le jugement positif juge d'après le contenu total. Si je reconnais, par exemple, un moineau, alors je reconnais aussi un oiseau car l'oiseau est une partie logique du moineau, et un bec car c'est une partie physique du moineau. Ces parties ne sont jugées qu'implicitement, car elles sont représentées implicitement.»
Franz Brentano, extrait d'une lettre adressé à Oskar Kraus le 20 septembre 1909 (op. cit., page 93, note 1).
On ne pouvait, au milieu du siècle dernier en France et si on n'était pas germaniste, guère juger de l’œuvre du philosophe catholique Franz Brentano (1838-1917) que par les études de Lucie Gilson (1) qui en traduisait des extraits et par les brèves notices, sur sa vie et son œuvre, disponibles dans les histoires de la philosophie. Entre 1955 et 2010, à la faveur du développement des études phénoménologiques, trois éléments essentiels à sa mise en perspective historique, semblaient se dégager clairement. On savait qu'il avait soutenu en 1862 sa thèse sur Aristote, que cette thèse avait été lue avec passion par Martin Heidegger en 1907 au point qu'elle avait déterminé sa vocation philosophique (2). On savait aussi que Sigmund Freud, alors étudiant en médecine et en philosophie, avait suivi les cours de Brentano de 1874 à 1876. Que Freud avait été impressionné par la profondeur de son maître de telle sorte qu'il envisagea sérieusement de soutenir une thèse de philosophie sous sa direction. Réciproquement, Brentano l'estimait au point qu'il avait recommandé son étudiant Freud comme traducteur du penseur anglais John Stuart Mill à l'éditeur Theodor Gomperz (3). On savait enfin qu’Edmund Husserl avait été élève puis critique de Brentano, un peu comme Heidegger devait être élève puis critique de Husserl. De fait, pendant une bonne partie du vingtième siècle, les seuls contacts à peu près directs entre les étudiants français et Brentano, furent les citations de Brentano par Husserl, en général suivies des jugements et discussions de Husserl concernant son maître, disponibles en traduction française. Ce point de vue husserlien sur Brentano est l'origine du malentendu et de l'ignorance quasi totale de la philosophie de Brentano dont les maîtres sont Aristote, saint Thomas d'Aquin, Descartes et qui considérait comme des charlatans les idéalistes post-kantiens notamment Schelling et Hegel dont la pensée est, selon Brentano, «dénuée de tout caractère scientifique» (sic, in op. cit., page 70). Raison pour laquelle Brentano se voit qualifier de l'épithète «réaliste» dans les notices synthétiques. Brentano est réaliste au sens où Aristote l'était, au sens aussi où le réalisme thomiste domine chez lui largement toute critique de la connaissance d'inspiration anti-thomiste ou néo-kantienne, au sens enfin où le rationalisme de Descartes fut un rationalisme catholique, réaliste lui aussi et qui devait beaucoup à la pensée médiévale. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Brentano accola dans son panthéon personnel ces trois penseurs. Ce n'est pas non plus un hasard si Étienne Gilson, dont on ne dira jamais assez qu'il fut peut-être le plus grand maître de la Sorbonne du vingtième siècle, consacra une partie de sa vie à les étudier tous les trois.
On considère comme établi d'une part que Husserl emprunta à Brentano le concept d'intentionnalité, concept que Brentano lui-même avait emprunté à Aristote et à la philosophie du moyen âge et que, d'autre part, la définition du psychologique selon Brentano ne donnait pas satisfaction à Husserl (4). Souvenons-nous surtout de la formule de Husserl concernant les leçons universitaires de Brentano qui avaient le mérite d'être «tout particulièrement stimulantes en ce qu'elles signalent les problèmes au fur et à mesure de leur déroulement» (5). Un tel compliment, à double tranchant, n'épuise évidemment pas la question de savoir aujourd'hui ce que Brentano pensa vraiment, ce qui lui permit d'être admiré par des esprits aussi profonds et subtils mais néanmoins aussi divers que Freud, Husserl et Heidegger. La parution en traduction française de cette Psychologie descriptive est l'occasion de faire le point non seulement sur la pensée de Brentano mais sur ce qu'elle signifie aujourd'hui pour nous.
Commençons par le commencement qui détermine vraiment en profondeur l'ensemble de l'œuvre de Brentano : Von der mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, sa thèse soutenue en 1862 sur Aristote. La traduction correcte de son titre est : De la signification multiple de l'être chez Aristote. Et non pas «de l'étant» comme on peut le lire ici ou là, ce qui revient à mettre la charrue heideggerienne avant, si j'ose dire, le bœuf brentanien. Commencer par Aristote pour comprendre ce qu'a voulu dire Brentano dans ses leçons de psychologie – leçons touchant aussi constamment à la logique, à l'éthique et à l'esthétique («quadrivium» lui-même hérité directement de la tradition antique puis médiévale) – est d'ailleurs nécessaire à un double titre. Non seulement historiquement (du point de vue de l'histoire de la philosophie) mais philologiquement (du point de vue de l'étude de cette traduction paraissant cent trente ans après l'original) dans la mesure où l'index nominum de la Psychologie descriptive permet un compte statistique sans équivoque : Aristote est le philosophe le plus souvent cité par Brentano durant ses leçons. (6) Le problème principal de Brentano est ici de distinguer ce qui relève de la psychologie et ce qui relève de la logique : c'était déjà le problème du De Anima et de l'Organon d'Aristote. Selon Brentano, Aristote serait parti de la décision de distinguer les sens multiples de l'être : cette décision aurait été la condition d'élaboration de son système. On peut, avec Pierre Aubenque cent ans plus tard (7), se demander si Brentano n'a pas inversé là non seulement l'ordre psychologique mais l'ordre structural de la problématique aristotélicienne qui aboutit à cette question bien davantage qu'elle n'en surgit. D'autre part, l'Aristote de Brentano est plutôt celui de saint Thomas d'Aquin, ce qui se conçoit puisque Brentano fut formé par la théologie catholique. Par exemple, Brentano tranche (dans son étude de 1872 sur La Psychologie d'Aristote, encore inédite chez nous en traduction) le problème de savoir si le Dieu d'Aristote connaît le monde, dans le sens thomiste : Dieu, en se connaissant, connaîtrait toutes choses. Brentano affirme que le rapport de l'être aux significations de l'être serait un rapport analogique, alors qu'Aristote ne l'a jamais affirmé. Enfin Brentano, sur des points essentiels, systématise Aristote : il considère ainsi, encore suivant certaines remarques de saint Thomas d'Aquin à propos de la Physique, du De Anima et de la Métaphysique d'Aristote, que la liste des dix catégories est achevée et complète. La conception ontologique aristotélicienne de la vérité, privilégiée par Martin Heidegger qui s'appuie sur certains textes précis de la Métaphysique d'Aristote, s'opposerait ainsi en partie ou en totalité à la conception logique aristotélicienne de la vérité privilégiée par Brentano, celle de l'être comme copule dans la proposition. C'est tout l'intérêt de l'étude serrée des textes grecs aristotéliciens que de constater qu'elles coexistaient, fût-ce aporétiquement (8). Ce genre de problèmes, certes techniques et difficiles et que je ne puis ici que signaler sommairement, constituent pourtant le soubassement métaphysique constant de ces leçons de psychologie, qui sont assez souvent aussi des leçons de psychologie et de métaphysique, à l'occasion de telle ou telle remarque, classification, division pédagogique.
Bref nous le voyons bien : envisager Brentano uniquement comme précurseur de Husserl, comme on le faisait autrefois, est une erreur de perspective. C'est au contraire comme disciple d'Aristote qu'il faut l'envisager, ainsi que le fit Heidegger, favorisé par la chronologie de l'histoire de la philosophie qui lui évitait naturellement de commettre l'erreur rétrospective des lecteurs de Husserl. La Psychologie descriptive de Brentano est, en réalité, une sorte de reprise, nourrie de certaines expériences psychophysique récentes, pour tenter d'actualiser la psychologie aristotélicienne en la poussant dans le sens d'une psychologie pure d'une part (la «psychognosie») et dans le sens d'une psychologie appliquée, d'une psychophysique génétique d'autre part. Ce qui a pu séduire Husserl comme Freud, à cette époque, dans l'enseignement psychologique de Brentano, c'est la perspective intentionnelle (du côté de Husserl), la place accordée aux processus inconscients (du côté de Freud) et l'aspect aporétique authentique, constant, de son enseignement. La modernité de Brentano en psychologie tient, en effet, aussi au fait qu'elle alliait toutes les autres tendances (du matérialisme au spiritualisme en passant par la psychophysique) en conférant à chacune sa place comme instrument exploitable au sein d'une recherche pure à visée autant psychologique que métaphysique. (9) Sa place dans l'histoire de la philosophie est celle d'un reprise de la position aristotélicienne originelle, celle du De Anima, de l'Organon, de la Métaphysique et du restant du corpus aristotélicien envisagé comme recherche aporétique actualisable hic et nunc, à l'état de la science positive et de la philosophie allemande de la fin du dix-neuvième siècle, par-delà le kantisme, le post-kantisme idéaliste et le néokantisme. De ce point de vue, on mesure en quoi, par ce retour conscient à Aristote, donc à une situation pré-kantienne sinon pré-cartésienne, Brentano s'inscrit dans l'héritage leibnizien : Leibniz est d'ailleurs un des autres penseurs classiques les plus cités par Brentano dans l'index nominum.
Compte tenu de ces éléments, je suggère donc, afin que la position de Brentano dans l'histoire de la philosophie apparaisse plus clairement au lecteur français, qu'on traduise enfin l'ensemble de ses études d'histoire de la philosophie antique sur la métaphysique, la vision du monde et la psychologie d'Aristote. On mesurera mieux, ainsi, en quoi le réalisme psychologique de Brentano est, toutes choses égales d'ailleurs, autant un annonciateur de la phénoménologie et de la psychanalyse qu'un cousin allemand du positivisme spiritualiste français de Félix Ravaisson, Jules Lachelier, Émile Boutroux et Henri Bergson (10).
Notes
(1) Lucie Gilson, La Psychologie descriptive selon Franz Brentano (Éditions Vrin, 1955) et Lucie Gilson, Méthode et métaphysique selon Franz Brentano (Éditions Vrin, 1955).
(2) Martin Heidegger, préface à W. Richardson, Heidegger, Through Phenomenology to Thought (Éditions Martinus Nijhoff, La Haye 1963), page X.
(3) Sigmund Freud, Lettres de jeunesse (cf. lettres des 13 et 15 mars 1875), traduction C. Heim, éditions Gallimard, NRF-Bibliothèque de l'inconscient 1990. Gomperz, membre de l'Académie royale de Vienne, correspondant de l'Institut de France, ici envisagé comme simple éditeur allemand des œuvres traduites de J.S. Mill, est davantage connu chez nous comme savant auteur d'une monumentale histoire de la philosophie antique, Les Penseurs de la Grèce (traduction d’A. Reymond, Éditions Payot et Alcan, nouvelle édition revue en trois volumes, 1908-1910).
(4) Edmund Husserl, Recherches logiques (1900-1901) (traduction de H. Elie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Éditions P.U.F., collection Épiméthée 1961, tome II, 2), page 166.
(5) Edmund Husserl, Souvenirs de Franz Brentano, cités in O. Kraus, Franz Brentano (Munich, Beck, 1919), page 157.
(6) Les deux autres noms autant, voire davantage, cités que celui d'Aristote sont, dans cet index nominum, ceux des éditeurs-annotateurs allemands de Brentano, mais ils sont cités par le traducteur-présentateur, pas par l'auteur. Pour donner une idée de l'ampleur statistique et philosophique aristotélicienne, il suffit de constater que Platon n'est cité, pour sa part, qu'une seule fois.
(7) Pierre Aubenque, Le Problème de l'être chez Aristote (Éditions P.U.F., collection B.P.C. 1962, cinquième tirage 1983), p. 12 et, d'une manière générale, concernant les divers points évoqués dans ce paragraphe, la quinzaine de références à Brentano dans cette thèse soutenue sous la direction de Maurice de Gandillac mais qui bénéficia aussi des conseils de Pierre-Maxime Schuhl, de A. Forest et, sur le plan philologique, de ceux du maître helléniste Paul Mazon.
(8) Une remarque incidente : la version PDF dite «1.0» des éditions Les Échos du Maquis, en ligne sur internet depuis 2014, reproduisant la seconde édition de la traduction de 1953 par J. Tricot de la Métaphysique d'Aristote est utilisable à condition de conserver à l'esprit qu'elle est incomplètement reproduite donc lacunaire par rapport à l'édition originale : les accents et les esprits des mots grecs antiques cités par Tricot n'ont pas été conservés; la bibliographie établie par Tricot n'a pas été reproduite au prétexte qu'elle serait «devenue trop incomplète avec le passage des années» (sic); un certain nombre de notes de Tricot ont disparu ou alors sont mutilées selon un critère pseudo-utilitaire : «Parmi les très nombreuses notes que contient la grande édition de [J.] Tricot, nous avons conservé uniquement, en tout ou en partie, celles qui fournissaient des indications essentiellement informatives». Occasion de répéter que nous ne disposons toujours pas d'une édition critique du texte grec avec traduction en regard et apparat critique dans la Collection des Universités de France publiée sous les auspices de l'Association Guillaume Budé. Quand cette lacune ahurissante sera-t-elle enfin comblée ?
(9) On peut se rendre compte de ce qu'étaient les études psychologiques à la fin du dix-neuvième siècle en lisant cette page savoureuse écrite par le Dr. Sandor Ferenczi en 1913, cité in S. Ferenczi, Thalassa, psychanalyse des origines de la vie sexuelle (traduction J. Dupont et S. Samama, édition Payot établie, présentée et annotée par N. Abraham, collection P.B.P. 1962), page 7 : «Depuis longtemps, l'évolution des sciences psychologiques et neurologiques était en stagnation, lorsque la méthode psychanalytique de Freud vint leur insuffler une vie nouvelle. Avec une remarquable patience, à ne pas imiter, les anatomistes du cerveau faisaient coupes et colorations sur des milliers d'échantillons, sans apporter aucun fait nouveau de quelque intérêt. Avec un zèle digne d'une cause meilleure, les psychologues expérimentalistes mesuraient les temps de réaction au millième de seconde près, sans la moindre idée du parti à tirer de cette accumulation de données. Dans leur fanatisme, des philosophes de la nature, soi-disant matérialistes, refusaient de prendre connaissance des faits dits psychiques et se contentaient de nier purement et simplement l'existence de l'âme, comme sans fondement biologique pour l'heure. De leur côté, les spéculateurs de la métaphysique fermaient les yeux à l'évidente primauté qui revient aux instincts dans les processus vitaux et croyaient aborder par le biais de la logique le domaine de l'âme si agité de passions. Pendant le même temps, l'activité mentale des neurologues cliniciens se limitaient à la localisation géométrique, annuellement, de quelques tumeurs cérébrales et à la prescription de bromures. La psychiatrie, enfin, s'épuisait à décrire des groupes de symptômes et à soumettre ceux-ci à des exercices de variations et de combinaisons [...].»
(10) Je renvoie ici le lecteur à mon article sur Le positivisme spiritualiste d'Aristote.