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19/02/2018
Le Nègre du «Narcisse» de Joseph Conrad
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Joseph Conrad dans la Zone.
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Publié en 1897, Le Nègre du «Narcisse» propose au lecteur de splendides passages lyriques que Joseph Conrad, par la suite, s'efforcera d'atténuer, même si nous en retrouvons la trace dans le roman immense qui l'a suivi, Lord Jim publié en 1900. La belle introduction que le romancier a donnée à ce texte résume assez bien l'intérêt du Nègre du «Narcisse», qui évoque la fraternité d'une poignée d'hommes à bord d'un bateau, le Narcisse au nom assez peu ambigu, face à un triple défi qui finalement n'en est qu'un : lutter contre la mort et, sinon la vaincre, parvenir à s'en débarrasser en se débarrassant du cadavre récalcitrant de James Wait, tout du moins lui tenir tête, en pariant peut-être sur la «conviction subtile mais invincible de la fraternité qui unit la solitude d'innombrables cœurs», ou encore sur une «inévitable solidarité», «cette solidarité dans l'origine mystérieuse, dans le labeur, dans la joie, dans l'espérance, dans une incertaine destinée, qui unit les hommes les uns aux autres, et l'humanité tout entière au monde visible» (p. 14), et aussi l'idée, très conradienne, «qu'il n'est pas un lieu de splendeur ou un coin obscur de la terre qui ne mérite au moins un regard passager d'admiration ou de pitié» (1). S'il réussit à accomplir cette tâche que nous pouvons à bon compte juger assez phénoménale, s'il parvient à évoquer le sort de ces hommes obscurs à la «dignité offensée» (p. 138), alors l'écrivain sera parvenu à offrir à ses lecteurs «un moment de vision, un soupir, un sourire, et le retour à un éternel repos» (p. 15) qui sera aussi celui que nous supposons avaler les hommes débarqués du Narcisse et rendus à l'anonymat de la vie fébrile et commune des hommes de la mer, dans les superbes lignes de la fin du roman. Une communauté est confrontée à un élément qui va tendre ses liens jusqu'à les rompre, la tempête que décrit Joseph Conrad n'étant finalement rien de plus que l'extériorisation de la puissance désagrégeante qu'est James Wait.
Le Nègre du «Narcisse pourrait être analysé de bien des façons, ne serait-ce qu'en en déployant le réseau de significations postulé par le nom du bateau, ou bien en évoquant la double figure de la mort dans la vie, de la semi-mort et de la semi-vie (voir le grand nombre de comparaisons, d'images et de métaphores tissant le texte) et du mal que représentent James Wait, le nègre, donc, dont le nom commence par être, assez symboliquement, indéchiffrable (cf. p. 29), et Donkin (2), l'une de ces figures chères à Conrad dans lesquelles il incarne la plus sordide bassesse de l'âme humaine. Nous pourrions encore analyser James Wait comme une espèce de lointain ancêtre de Kurtz, en raison du pouvoir (notamment par sa voix) qu'il exerce sur ses camarades de bord (3) ou bien en tenant compte des descriptions qui nous le présentent comme une espèce d'idole qu'il faut s'efforcer de servir : «L'étroit réduit, repeint en blanc, avait dans la nuit le rayonnement d'un sanctuaire d'argent où une idole noire, étendue raide sous une couverture, clignait de ses yeux fatigués et recevait notre hommage» (p. 103). Plus loin, quelques lignes ne peuvent aussi que nous faire songer à celles que Conrad écrira pour caractériser la puissamment symbolique aventure de Kurtz : Donkin «vit un visage étrange, visage inconnu, masque fantastique et grimaçant de désespoir et de fureur. Ses lèvres remuaient rapidement, et des sons caverneux, plaintifs et sifflants emplirent la cabine d'un vague murmure chargé de menace, de plainte et d'affliction comme la lointaine rumeur du vent qui se lève. Wait secouait la tête, roulait les yeux; il niait, jurait, menaçait» mais, précise Conrad, «pas un mot n'avait assez de force pour franchir la moue triste de ces lèvres noires. C'était inintelligible et troublant, charabia d'émotions, frénétique pantomime de propos plaidant l'impossible, promettant une vengeance indéfinie» (p. 142). C'est encore durant son agonie que nous voyons les yeux de James Wait exprimer «la terreur comme s'ils avaient contemplé d'indicibles horreurs et, sur son visage, on lisait d'abominables pensées» (p. 144).
J'aimerais plutôt insister sur une dimension qui me paraît essentielle, qui n'est autre que l'étonnante sollicitude que témoigne l'écrivain à l'égard de ses créatures infortunées, marins «qui existent en marge de la vie» et, parfois, lèvent prudemment, suspicieusement leur regard de leur labeur quotidien pour tenter d'imaginer un «univers resplendissant qui existe en deçà des limites de l'infamie et du sordide, en deçà de cette frontière de crasse et de faim, de misère et de débauche», «de tous côtés [descendant] jusqu'aux rives de l'océan incorruptible» (p. 20). Joseph Conrad présente en de magnifiques lignes le marin, du moins le marin qui à ses yeux incarne le mieux la grandeur tragique de l'homme, comme en témoigne ce passage, à propos d'un certain Singleton : «Il était debout, encore solide. Toujours aussi vide de pensée; homme disponible, à l'immense passé vide et à l'avenir inexistant, aux impulsion puériles et aux passions d'adulte déjà mortes dans sa poitrine tatouée. Ceux qui pouvaient comprendre son silence n'étaient plus ceux-là mêmes qui savaient exister par-delà les confins de la vie et face à l'éternité. Ils avaient été solides comme le sont ceux qui ne connaissent ni le doute ni l'espérance. Ils avaient été impatients et endurants, turbulents et dévoués, insoumis et fidèles» (pp. 35-6), Joseph Conrad poursuivant sa description en disant d'eux qu'ils ne connaissent point la peur et n'éprouvent «aucun élan de méchanceté dans leur cœur», même si ce sont des «hommes difficiles à diriger, mais faciles à inspirer, des hommes sans voix», mais cependant «suffisamment virils pour mépriser dans leur cœur les voix sentimentales qui se lamentaient sur la dureté de leur destin». Leur génération, apparemment passée comme s'en lamente le narrateur, «vit muette et indispensable, sans connaître les douceurs de l'affection ou le refuge d'un foyer», et meurt «libre de la sombre menace d'une tombe étroite» (p. 36).
C'est sur ce public particulièrement malléable que l'imposteur James Wait va exercer, avant de mourir, son noir prestige, comme s'il s'agissait pour Joseph Conrad de tenter de s'enfoncer dans la complexité d'un état de soumission sidérée, par ce moyen consistant à analyser la naissance d'une fascination d'hommes simples (cf. p. 41), «obstinés et puérils» (p. 42), pour un autre, le plus chétif et vil d'entre eux, le plus rusé assurément mais lui-même totalement vide, comme cela est répété plus d'une fois (cf. p. 110 : «Il ouvrit les yeux avec le sentiment que la chute avait été très lourde pour un homme vide»). C'est dans tous les cas plonger dans les recoins les plus sombres de l'âme humaine, réputée insondable (cf. p. 39) : «Il s'appuya le dos au montant de la porte et les parcourut d'un regard lourd, dominateur et douloureux, tel un tyran malade qui intimiderait une foule d'esclaves abjectes mais déloyaux» (p. 44), les hommes du Narcisse, dont le narrateur lui-même, se décrivant comme «les vils courtisans d'un prince abhorré» (p. 46).
Et, comme toujours dans les plus grands textes de Joseph Conrad, nous sommes conviés à tenter de suivre le romancier dans sa volonté farouche de comprendre, voire, je ne crains pas le mot, de sauver ses personnages maudits ou simplement délaissés, puisque même les marins doivent tenir compte des «exigences rédemptrices et impitoyables de leur destin obscur et glorieux» (p. 56) : si James Wait, puissance de mort, «fantastique Noir» (p. 76) simulant la maladie qui semble avoir provoqué le déchaînement des éléments sur le navire à bord duquel il est monté, représente un véritable scandale pour nos marins au cœur simple, semble se tenir au centre d'un cercle enchanté où nul, malgré l'effort de tel de ses compagnons (un surnommé Belfast, inconsolable après la mort de Wait), ne pourra le rejoindre, c'est à l'écriture que sera confiée la tâche de pénétrer cette barrière, pour tenter de conjurer le sort qui éloigne un homme, ni vraiment vivant ni vraiment mort, n'en finissant pas de mourir, de la communauté des autres hommes symbolisée par un équipage de navire.
Ce n'est ainsi pas sans raison que le narrateur du Nègre du «Narcisse» ne semble se présenter réellement comme membre dudit équipage, acquérir une existence point chimérique de conteur omniscient, que lorsqu'il emploie le pronom de la première personne du pluriel (cf. p. 45), ce nous fragile qui ne cèdera la place à un je que plusieurs dizaines de pages plus loin, à la toute fin de l'histoire (cf. p. 159), comme si cette sombre parabole avait pour but de nous montrer «un message qui s'adresse à nos qualités les moins évidentes : à cette part de notre nature qui, parce que l'existence est un combat, se dérobe nécessairement derrière de plus résistantes et de plus rudes vertus comme le corps vulnérable sous une armure d'acier» (p. 12). En somme, Le Nègre du «Narcisse» décrit le lent processus d'une individuation, d'une prise de conscience de la personne au sein même d'une communauté confrontée à l'inexplicable intrusion du sordide, du mensonge, de la vilenie, du «simulateur noir» (p. 49) qu'est James Wait, comme l'indique ce passage étonnant, où peut se lire la matrice de bien d'autres histoires de fascination démoniaque contées par Joseph Conrad : «Il nous fascinait. Il ne laissait jamais s'éteindre le doute. Son ombre enveloppait le navire. Invulnérable dans sa promesse de prompte corruption, il piétinait notre amour-propre et nous démontrait chaque jour notre manque de courage moral; il contaminait notre vie. Aurions-nous été une misérable poignée d'infortunés immortels soustraits à la sanctification de l'espérance comme de la peur qu'il n'aurait pas pu nous dominer par une plus impitoyable affirmation de sa sublime prérogative» (p. 54). Plus loin, c'est l'entêtement de Jimmy «dans son comportement mensonger face à l'inéluctable vérité [qui] prenait les dimensions d'une monumentale énigme», et encore d'une «manifestation énorme et inintelligible qui, par moments, inspirait un effroi admiratif» (p. 131).
Il est étrange de constater que, si le ciel de Joseph Conrad semble désespérément vide, il n'en reste pas moins que les hommes simples que sont les marins du Narcisse sont confrontés, sans doute plus que d'autres plus élevés en savoirs, à des incarnations maléfiques mais, aussi, qu'ils doivent racheter leur vie inepte composée de sordides labeurs, comme les y invite le très rigoriste illuminé cuisinier du bateau, comme le montre aussi l'usage d'un vocabulaire évoquant les damnés et les Enfers (cf. pp. 112, 116, 122, etc.). Le ciel de Joseph Conrad est encore plus vide que la coquille décharnée qu'est James Wait mais, pourtant, il nous faut coûte que coûte arracher «un sens à notre vie pécheresse» (p. 161), alors que ses personnages «doivent sans trêve justifier leur vie devant l'éternelle pitié qui enjoint au labeur d'être dur et incessant du matin au soir et du soir au matin», et cela «jusqu'à ce que la fastidieuse suite des nuits et des jours altérée par les clameurs obstinées des sages réclamant félicité en un ciel vide soit rachetée enfin par l'immense silence de la souffrance et du labeur, par la crainte muette et le muet courage d'hommes obscurs, oublieux et endurants» (p. 90).
Notes
(1) Joseph Conrad, Le Nègre du «Narcisse». Histoire de gaillard d'avant (traduction de l'anglais par Robert d'Humières révisée par Maurice-Paul Gautier, Gallimard, coll. L'Imaginaire, 1990), p. 12. Remarquons que cette édition de poche a visiblement pâti d'un problème d'espaces insérées devant des virgules et des points, mais aussi de disparitions fréquentes de tirets semi-cadratins. Une catastrophe, ai-je coutume de répéter, que l'édition française de poche !
(2) «Est-il un coin sur terre où on ne connaît pas ce genre d'homme, sinistre survivance témoignant de l'éternel à-propos du mensonge et de l'impudence ?» (p. 23). Cet être sordide, présenté par Joseph Conrad comme le «préféré des philanthropes et des marins d'eau douce égocentriques, cet être sympathique et méritant qui sait tout de ses droits, mais ne sait rien en matière de courage, d'endurance, de foi muette», ne pourra bien sûr que se tenir hors de «cette loyauté ineffable qui unit à bord les membres de l'équipage», puisqu'il n'est qu'un «produit marginal de l'ignoble licence des taudis plein de dédain et de haine pour l'austère servitude de la mer» (p. 24).
(3) James Wait, créature maléfique, s'exprime tout d'abord «nettement avec une suave précision», de sa belle voix «caverneuse et puissante», «aux tonalités profondes et riches», tandis que, mourant, cette même voix montre son être véritable, qui est maléfique, puisqu'on n'entend plus alors que des «sons caverneux, plaintifs et sifflants», un «vague murmure chargé de menace, de plainte et d'affliction comme la lointaine rumeur du vent qui se lève» (pp. 30, 44 et 142). Bien d'autres occurrences évoquent la «voix limpide de baryton» (p. 48) de James Wait. Ailleurs, c'est la voix d'un autre personnage néfaste, Donkin, qui nous fait songer au Cœur des ténèbres : «Sa faconde pittoresque et ordurière coulait comme un flot trouble venu d'une source empoisonnée» (p. 99). Ce n'est d'ailleurs pas la seule mention je l'ai dit qui nous fait songer à ce texte séminal, puisque durant son agonie, James Wait, comme le fera Kurtz, doit lutter «contre les ombres immenses, accroché à ses mensonges impudents, gloussant péniblement sur son évidente imposture» (p. 127). Je cite enfin ce dernier passage, qui eût pu être ajouté par le romancier à sa noire parabole pour qualifier les aventures de Kurtz : «Quand nous nous risquions à mettre ses déclarations en doute, nous le faisions à la manière de sycophantes obséquieux afin que sa gloire se rehaussât de la flatterie de notre dissentiment. Il influençait la tonalité morale de notre univers comme s'il avait en soin pouvoir de distribuer honneurs, trésors ou souffrances; et il ne pouvait nous donner que son mépris. Celui-ci était immense; il paraissait s'accroître progressivement à mesure que, jour après jour, son corps se contractait un peu plus sous nos yeux» (p. 132).