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17/02/2018
La nouvelle gigantomachie, 2 : les religions de l’immédiation : du messianisme révolutionnaire à l’utopie industrielle, par Baptiste Rappin
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Baptiste Rappin dans la Zone.
La théologie politique et le messianisme dans la Zone.
Sur L'époque de la sécularisation d'Augusto Del Noce.
Thomas Münzer, Jacob Taubes et le sourd grondement d'une inéluctable catastrophe.
La nouvelle gigantomachie, 1 : chiliasmos et katechon, la polarité fondamentale.
Notre regard doit à présent se tourner vers l’un des lecteurs de Joachim de Flore dont la postérité révolutionnaire se réclamera fréquemment : nous voulons parler du prédicateur du XVIe siècle Thomas Münzer, qu’Ernst Bloch, dans l’ouvrage qu’il lui consacre, élève au rang de «théologien de la révolution». À lire l’Histoire générale du protestantisme d’Émile Léonard, on apprend que la réforme protestante portée par Luther fut principalement suivie dans les villes et, par voie de conséquences, par une population bourgeoise. Elle aurait pu gagner la petite noblesse si le théologien avait pris la décision d’accorder son soutien à la révolte des chevaliers : mais refusant de confondre liberté chrétienne et liberté allemande, liberté religieuse et liberté politique, Luther plaide pour l’obéissance à l’autorité temporelle. La Réforme aurait pu également se propager dans les campagnes, mais le théologien, pour les mêmes raisons, se trouvait en porte-à-faux avec l’ardeur révolutionnaire des jacqueries paysannes. C’est dans ce contexte que se forma l’anabaptisme, première forme de concurrence du luthérianisme et mouvement dans lequel Thomas Münzer joua un rôle de premier plan. Héritier du millénarisme médiéval, et plus particulièrement de la doctrine de Joachim, l’anabaptisme partage avec le protestantisme le rejet de l’autorité de l’Église et considère les Saintes Écritures comme la seule source de la foi; mais il outrepasse ces dimensions et remet en cause le sacrement du baptême déclaré «la plus haute et principale abomination du pape» (1). Loin de signer l’entrée de l’enfant dans la communauté chrétienne, le baptême résulte en effet d’une libre décision issue d’une expérience spirituelle. De façon plus générale, l’Église se voit accusée de retarder l’avènement d’une époque de justice, elle corrompt le message des Évangiles pour maintenir une inique structure de pouvoir qui s’oppose au règne du Saint-Esprit. Ainsi Thomas Münzer peut-il écrire en 1521, dans un texte affiché sur la porte d’une douzaine d’églises : «J’ai donc pris à cœur le mal insupportable infligé à la chrétienté par le fait que la Parole a été souillée et obscurcie depuis qu’après la mort des disciples des apôtres, l’Église immaculée a été transformée en fille perdue par un divorce spirituel qui durera jusqu’à ce que le grain soit séparé de l’ivraie…» (2).
Le combat spirituel de Münzer revêt une double dimension : d’une part, il s’oriente vers la lutte contre toute forme d’institution, politique ou religieuse, au nom d’un égalitarisme strictement horizontal; d’autre part, il appelle à une intériorisation du message évangélique. La Révélation est en effet moins celle contenue dans les Écritures, que celle éprouvée et vécue par une subjectivité qui ne demande alors qu’à s’associer en communauté. Ernst Bloch le formule dans les termes suivants : «Cependant le baptisme de la vraie Réforme possédait le nouvel infini de l’espérance humaine, et, de Münzer à Paracelse et à Böhme, le seul et unique problème fut, par la puissance de la foi, de transmuer en or, en intériorité, en lumineuse Jérusalem, tout le mal de la terre et de la créaturité, de préférer à une astrologie achevée et contraignante une utopique alchimie, de faire éclater Dieu pour le forcer à l’amour, au tout prochain royaume de l’Esprit» (3).
Il revient alors à l’homme de recevoir son propre appel et de faire advenir, en abattant les cloisons institutionnelles, étatiques et ecclésiales, le Royaume de l’Esprit. Le messianisme millénariste aspire et conspire à la disparition du katechon, tout comme le katechon, dans un mouvement opposé, ne laisse pas de freiner l’urgence messianique. Néanmoins, l’advenue du dernier règne ne saurait être séparé d’une révolution de l’intériorité au cours de laquelle le croyant se saisit de sa foi contre l’aliénation entretenue par le Magistère.
Nous devons également compter, parmi la pléthorique descendance de la doctrine de Joachim de Flore, l’industrialisme saint-simonien. Le Cardinal Henri de Lubac lui fit en effet une place dans son ouvrage, citant le mot fameux de Saint-Simon déclarant à son disciple Olinde Rodrigues sur son lit de mort : «La religion ne peut pas disparaître du monde; elle ne peut que se transformer»; et Augusto Del Noce, relevant dans son introduction le rôle du «troisième règne» dans la sécularisation du christianisme, note également à propos de cette théorie de la gestion rationnelle de la société : «Dans le Nouveau Christianisme (1825), il est affirmé que l’organisation scientifico-industrielle rendra à son tour possible la rapide amélioration des conditions morales et physiques des classes les plus pauvres, actualisant ainsi sur Terre le nouveau processus qui impose aux hommes de se comporter comme des frères. Mais ce nouveau christianisme exige une réélaboration de la théologie, devenue manifestement nécessaire après que la science a ouvert de nouveaux horizons aux possibilités terrestres de l’homme» (4).
Mais quels ponts historiques relient la fermentation révolutionnaire, qui se cantonne à la sphère religieuse chez Luther mais prend une ampleur politique et sociale chez Münzer, au système industrialiste? Il nous faut ici noter, et y insister, un fait absolument capital que Pierre Musso nomme «l’américanisme» (5) de Saint Simon : ce dernier, en effet, a combattu aux côtés de Lafayette pendant la Guerre d’Indépendance et est revenu du Nouveau Monde avec la conviction du «jeunisme» et de l’indispensable cure de jouvence nécessaire à ce vieux contient qu’est devenue l’Europe. Il écrit ainsi dans sa Première Lettre à un Américain : «Il me serait impossible de vous exprimer l’effet qu’ont produit sur moi, pendant les premières années de votre existence nationale, les nouvelles que vos vaisseaux, délivrés d’entraves et décorés de leur nouveau pavillon, ont successivement apportées dans notre Europe, devenue vieille, et qui avait un si grand besoin d’être rajeunie» (6).
Face à l’usure et à la vétusté de la France, Saint-Simon observe sous ses yeux la fraîcheur d’un continent dont la Révolution doit servir de modèle. Il y jalouse, dans sa Deuxième Lettre, d’une part la tolérance qui aménage une place pour chaque religion, d’autre part l’égalitarisme qui abolit les corps privilégiés, ensuite la séparation entre la propriété et l’exercice du pouvoir; il apprécie enfin plus particulièrement «que le caractère de l’un de ses premiers fondateurs des colonies anglaises dans le Nouveau Monde, le célèbre Penn, était le caractère dominant de la nation américaine; que cette nation se montrait en général essentiellement pacifique, industrieuse et économe» (7).
Tel est bien, effectivement, le modèle industrialiste qui provient d’une inspiration américaine; force est alors de s’interroger : qui sont les premiers fondateurs des États-Unis ? Et qui est ce «célèbre Penn» à qui il convient, selon la citation précédente, d’accorder toute l’importance nécessaire dans notre entreprise herméneutique ?
Ouvrons ici une incontournable parenthèse historique. La conséquence de la Réforme protestante en Angleterre fut la création, en 1563, d’une Église d’État, dite anglicane, qui se voulait comme un intermédiaire et un compromis entre l’Église catholique romaine et les Églises protestantes du continent. Tel fut le produit de Henri VIII, roi humaniste influencé par Érasme, dont l’objectif était de se substituer au pape dans la direction de l’Église d’Angleterre; il avait pu, pour cela, s’appuyer sur l’impopularité croissante de l’immixtion d’une autorité étrangère dans son pays. Mais l’Europe, en ces XVIe et XVIIe siècles, connut une vague de soubresauts, de tumultes et d’agitations qui ébranlent les autorités tant spirituelles que temporelles : en témoignent sur le continent, la révolte des paysans liée à l’anabaptisme et à la prédication de Münzer, mais également les Mennonites, branche pacifique des Anabaptistes, qui, aux Pays-Bas, en Allemagne et dans l’Est de la France, suivaient une forme de culte très dépouillée, et le mouvement amish dont le chef de file, Jacob Amman, préconisait en terres alsaciennes un retour à la vie simple. Si ces mouvements prenaient de l’ampleur sur le continent, l’Angleterre ne fut pas moins épargnée si l’on se rapporte aux huit révolutions religieuses qu’elle connut entre 1530 et 1641 ainsi qu’à la décapitation du roi Charles Ier en 1649. Pendant le règne du presbytérien Oliver Cromwell qui s’ensuit et s’étend de 1649 à 1658, «baptistes, congrégationnistes, indépendants, "creusers", niveleurs, chercheurs, rejettent les dogmes et l’autorité de l’Église anglicane» (8), mais aussi le réformisme écossais qui domine alors le Parlement. C’est dans ce contexte que se forment divers mouvements, inquiets du retrait voire de l’absence de Dieu, et qui deviendront les Quakers; les historiens avancent que leur nom est dû à Georges Fox, un de leur dirigeant, qui avait enjoint au tribunal de trembler (to quake) devant le nom du Seigneur, à moins qu’il ne provienne des tremblements qui s’emparent d’eux lorsqu’ils se trouvent en pleine inspiration. Tout comme les anabaptistes rhénans rejetaient aussi bien le catholicisme que le protestantisme, une rénovation qu’ils souhaitaient encore révolutionner, les Amis se réclament d’une Église primitive, originelle et authentique qui rejette toute autorité institutionnelle politique et spirituelle. Nous avons affaire là, en quelque sorte, à une réforme de réforme, peut-être même à une hérésie d’hérésie si l’on prend pour point de départ le socle joachimite. Mais le point important est le suivant : loin de se limiter aux apports de la première vague d’émigration, celle du Mayflower de 1620 qui voyait débarquer, dans ce qui allait devenir la Nouvelle Angleterre, près de Boston dans le Massachusetts, des puritains calvinistes fuyant les persécutions catholiques, la population américaine compta très vite dans ses rangs nombre de ces Quakers puisque l’on estime, selon Jean-François Gautier, à près de 25000 le nombre d’Amis ayant traversé l’Océan avant 1655 (9). Parmi les figures marquantes de ce mouvement, il faut justement compter William Penn, auquel se réfère Saint-Simon. Penn, s’il connut à plusieurs reprises la prison pour son activisme et son ardeur révolutionnaire, visita les Pays-Bas et l’Allemagne en compagnie de Fox, et réalisa ainsi que de nombreuses confessions chrétiennes partout se trouvent persécutées. Profitant d’une dette du roi envers son père le chevalier Penn vice-amiral d’Angleterre, véritable cadeau du ciel car il reçut rien de moins qu’un territoire du Nouveau Monde qu’il allait baptiser «Sylvanie» quand le roi insista pour que le nom de son créancier y figure, ce devint alors la Pennsylvanie, profitant donc cette aubaine, Penn recruta alors en Europe les colons qui ensemble vivront la «Sainte Expérience» fondée sur la tolérance politique et religieuse, le pacifisme et l’honnête travail. La Pennsylvanie devint alors la terre d’accueil des réfugiés politico-religieux qui fuyaient l’Europe de la persécution, y compris les huguenots français après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. On peut également suivre, avec Jean-François Gautier, la destinée des opposants au protestantisme de Cromwell : tant John Lilburne, chef de file des Niveleurs (Levellers) favorables à l’égalité des droits, que Gerrard Winstanley, meneur des Bêcheurs (Diggers) qui radicalisent les propos et les actions des Niveleurs, finissent par se rallier au mouvement quaker. Ce dernier, en somme, se compose d’un concentré de messianisme révolutionnaire et attire à lui une grande partie de la subversion politique et religieuse. La Société religieuse des Amis, nom officiel de la religion des Quakers, forme ainsi l’arrière-fond culturel et historique à partir duquel il convient de prendre en vue l’expansion de l’évangélisme aux États-Unis, développement favorisé, bien sûr, par l’aventure de la conquête de l’Ouest.
Mais quels sont, plus précisément, les fondements de cette religion ? Ils furent consignés par Robert Barclay, né en 1648 et co-fondateur avec William Penn de l’État du New Jersey, dans une Apologie de la véritable théologie chrétienne publiée en 1676; cet ouvrage présente en effet les quinze thèses de la religion des Amis que nous exposons brièvement. La seconde thèse, «touchant la Révélation Immédiate», énonce le cœur de la doctrine : «Puisque personne ne connaît le Père ni le Fils, et celui à qui le Fils le révèle, et puisque la Révélation du Fils est dans l’Esprit et par l’Esprit; par conséquent, le témoignage de l’Esprit est le seul par qui la véritable connaissance de Dieu a été, est, et peut être uniquement révélée» (10).
On reconnaît tout d’abord la doctrine joachimite selon laquelle l’Esprit constitue la Vérité de la religion chrétienne. Elle n’est pas chez les Quakers inscrite dans une perspective évolutionniste mais présentée comme donnée essentielle de la véritable théologie. De ce point de vue, les Amis professent un égalitarisme fraternel et spirituel en ce sens que tout être humain, indépendamment de son sexe, de son âge, de sa classe, de sa culture voire de sa race, peut accéder à cette Révélation immédiate que les Quakers nomment «Lumière intérieure», «Esprit du Christ» ou encore «Étincelle Divine». Cela signifie également que les Trembleurs rapportent toute la religion à l’intériorité : il n’est en effet besoin d’aucune extériorité, d’aucune médiation, si l’essentiel se découvre et se vit en chacun. Il en découle non seulement un rejet des institutions (autorité, sacrements, écritures), car, tel est le contenu de la thèse XI, «tout véritable culte et tout service agréable à Dieu, est offert par son esprit, qui le meut intérieurement, qui le mène immédiatement, qui n’est limité, ni par des lieux, ni par des temps, ni par des personnes» (11), mais en outre une promotion de la simplicité qui s’oppose au désir de richesse matérielle; voici donc le paradoxe : en raison de leur condamnation de la croissance infinie et du culte de l’argent, en raison de leur aversion pour le gaspillage (telle est la première préoccupation de Taylor, rappelons-nous, dès l’ouverture des Principes du management scientifique) et la gabegie, en raison de leur opposition à toute forme de conflit, les Quakers d’une part développent l’esprit d’économie et d’efficacité et d’autre part militent pour la paix et la non-violence dans le monde, cause qui vaudra à deux de leurs associations, la première anglaise (Friends Service Council), la seconde américaine (American Friends Service Committee), le Prix Nobel en 1947. Tous points qui forcent l’admiration de Saint-Simon et imprègnent profondément Taylor.
Et il nous faut y revenir, justement, à la pensée de l’industrialisme et du management. Tout d’abord parce que l’admiration de Saint-Simon pour Penn, la religion des Amis et les États-Unis, explique à quel point son ambition et son système relèvent pleinement du messianisme : le passage de l’ère féodalo-militaire à l’âge industriel, la critique de la métaphysique et du droit, le souci de la paix et de la coopération, l’horizon de l’efficacité forment en effet un héritage direct et une sécularisation de la théologie révolutionnaire qui agita l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles et constitua un élément incontournable de l’identité américaine : «Le nouveau christianisme se composera de parties à peu près semblables à celles qui composent les diverses associations hérétiques qui existent en Europe et en Amérique» (12), c’est-à-dire d’une morale – partie considérée comme la plus importante –, d’un culte et d’un dogme. Et Saint-Simon d’énoncer le principe du retour à un christianisme primitif corrompu par l’histoire, maxime déjà énoncée en caractères italiques dans le Système industriel : «Tous les hommes doivent se regarder comme des frères; ils doivent s’aimer et se secourir les uns les autres»(13), avant d’être reprise, toujours avec une écriture italique, dans le Nouveau Christianisme : «Dans le nouveau christianisme, toute la morale sera directement déduite de ce principe : Les hommes doivent se conduire en frères à l’égard les uns des autres, et ce principe, qui appartient au christianisme primitif, éprouvera une transfiguration d’après laquelle il sera présenté comme devant être aujourd’hui le but de tous les travaux religieux» (14).
Il s’ensuit alors une condamnation virulente de toutes les formes de médiation; et Saint-Simon de déclarer hérétiques les catholiques, les jésuites «ainsi que leurs doctrines machiavéliques» (15), la théologie, le pape et les cardinaux, mais également, même si le point de vue est ici plus nuancé et moins vindicatif, les protestants et plus particulièrement Luther.
Mais quelle sera alors la nouvelle peau du christianisme, son ultime phase dans laquelle le message du Christ enfin viendra s’accomplir ?
«Ce principe régénéré [la fraternité] sera présenté de la manière suivante : La religion doit diriger la société vers le grand but de l’amélioration la plus rapide du sort de la classe la plus pauvre» (16).
En voici une nouvelle formulation, qui se lit après le réquisitoire prononcé contre les Églises catholique et protestante : «Il est évident que le principe de morale Tous les hommes doivent se conduire en frères à l’égard les uns des autres, donné par Dieu à son Église, renferme toutes les idées que vous comprenez dans ce précepte : Toute la société doit travailler à l’amélioration de l’existence morale et physique de la classe la plus pauvre; la société doit s’organiser de la manière la plus convenable pour lui faire atteindre ce grand but» (17).
Voici donc le fin mot de l’histoire : Saint-Simon nous dit explicitement qu’il ne faut pas séparer, dans l’interprétation de son système de pensée, l’industrialisme de la religion; car, précisément, l’industrialisme est le visage du nouveau christianisme, du christianisme définitif : «le système industriel et scientifique, ou le christianisme définitif et complet, ce qui est la même chose» (18), écrit ainsi sans équivoque Saint-Simon dans le Système Industriel quelques lignes après avoir évoqué «l’obligation de coopérer au bien-être les uns des autres» (19) que Dieu a imposée aux hommes. Il énonce encore : «Dieu impose aujourd’hui à tous les chrétiens l’obligation sacrée de concourir de tous leurs moyens à constituer le système industriel et scientifique, qui n’est que la mise en activité du principe divin» (20).
L’industrialisme, qui transpose sur le plan immanent de la science la structure temporelle du joachimisme et les contenus messianiques des hérésies de la modernité naissante, se présente par voie de conséquence comme un projet d’éradication des médiations, dans son versant négatif et destructeur, et de communion fraternelle dans l’accroissement de l’utilité générale, dans son versant positif et constructif.
L’influence de William Penn et de la religion des Quakers se ressent-elle également sur Taylor et la conception du management scientifique ? Cette influence apparaît tout d’abord comme un facteur déterminant de sa vie personnelle : Frederick naquit en effet en 1856 dans une famille Quaker à Philadelphie en Pennsylvanie, une ville fondée par William Penn en 1682, et plus particulièrement dans le quartier nommé Germantown en raison de l’installation d’immigrants allemands en 1683; il fut le fils de Franklin Taylor, avocat réputé, et d’Emily Winslow qui appartenait quant à elle à la famille Delano qui fournit ultérieurement un Président aux États-Unis. Dans la droite lignée de la Société des Amis, Emily Winslow militait en faveur des droits des femmes et combattait fermement l’esclavage; aussi inspira-t-elle à son fils, alors qu’il travaillait à la Midvale Steel Company, le recrutement de populations afro-américaines qu’il intégra à chaque équipe de travail afin de briser les logiques ethniques en place.
Comme en témoigne cette dernière mesure, la religion quaker exerça sur Taylor une influence qui dépassa le seul cadre privé; et pour notre part, nous irons jusqu’à énoncer la thèse selon laquelle le management scientifique constitue, ni plus ni moins, qu’une sécularisation et une application industrielle de la «véritable religion chrétienne». Il semble bien que cela soit la seule possibilité de rendre compte de la présence de l’«amitié» dans le texte des Principes du management scientifique : l’ingénieur, dont on aurait pu croire qu’il se contente de la description et de la prescription de froids mécanismes, fait en effet référence à la «coopération amicale» (friendly cooperation (21)) et même à la «coopération intime et amicale» (intimate friendly cooperation (22)) entre managers et ouvriers. Il précise sa pensée, et explicite le rapport du management scientifique à l’amitié de la façon suivante : «The body of this paper will make it clear that, to work according to scientific laws, the management must take over and perform much of the work which is now left to the men; almost every act of the workman should be preceded by one or more prepatory acts of the management which enable him to do his work better and quicker than otherwise. And each man should daily be taught by and receive the most friendly help from those who are over him, instead of being, at the one extreme, driven or coerced by his bosses, and at the other left to his own unaided devices» (23).
Certes, le management scientifique est une rationalisation du travail; mais cet accroissement d’efficacité doit être considéré comme un accomplissement du travailleur qui, grâce aux lois scientifiques, réalise le potentiel qui sommeille en lui. Et ce développement, indissociablement personnel et professionnel, doit s’accompagner d’une aide amicale quotidienne qui éloigne le management de deux écueils : d’une part l’autoritarisme arbitraire et subjectif du petit chef, d’autre part l’abandon à lui-même de l’ouvrier. Taylor énonce déjà les résultats de la fameuse étude menée par Kurt Lewin et ses collègues sur le leadership (24) : le leader le plus efficace n’est pas celui qui dirige, ni celui qui laisse faire, mais celui qui adopte une posture d’accompagnement que les auteurs qualifient de «démocratique».
Le lien entre management scientifique et amitié ne peut toutefois pas se résumer à une articulation technique et horizontale; la seconde, en effet, fonde le premier, et apparaît nettement comme sa condition de possibilité : «This close, intimate, personal cooperation between the management and the men is of the essence of modern scientific or task management» (25) affirme Taylor de manière absolument radicale. Pas de management, c’est-à-dire de performance, sans coopération amicale et harmonie dans les liens organisationnels. D’une certaine façon, l’histoire du management semble pouvoir se résumer au sentiment de perte de cette amitié fondatrice et à la succession d’innovations supposées y remédier (motivation, engagement, implication, attachement, etc.).
Mais poussons encore plus loin l’interprétation. Loin de limiter l’influence de la religion des Amis au projet théorique du management, Taylor semble également s’emparer de ses pratiques religieuses qu’il décline dans le cadre de l’usine. Ainsi de la «réunion d’affaires» : comme tout groupe, les Quakers, notamment lorsqu’ils gouvernaient l’État de Pennsylvanie, étaient amenés à prendre des décisions; ils se réunissaient selon un ordre du jour puis procédaient à la délibération. Lisons Edward Burrough décrire une telle réunion : «Étant réunis dans l’ordre, vous n’avez pas à passer votre temps en discours inutiles, superflus et stériles. Conduisez-vous dans la sagesse de Dieu; non pas à la façon du monde, par discussions échauffées, en cherchant à parler plus et à dépasser l’un ou l’autre en paroles comme s’il s’agissait d’une controverse entre parti et parti d’hommes ou de deux côtés en lutte violente pour la domination. Ne décidez pas les affaires par le vote du plus grand nombre. Il faut tout mener dans la sagesse, l’amour et la fraternité de Dieu, et dans le Saint-Esprit de vérité et de justice; écoutez, et déterminez chaque affaire que vous avez à traiter avec amour, recul, douceur et chère unité; – j’insiste, comme un seul parti, tout pour la vérité du Christ, et pour l’exécution du travail du Seigneur, et s’aidant l’un l’autre selon la capacité que Dieu a donnée; et à déterminer les choses par une concorde générale et mutuelle, en trouvant l’accord ensemble comme un seul homme dans l’esprit de vérité et d’équité, et par son autorité» (26).
On comprend mieux, à la suite de cette citation, que la décision collective soit absente des réflexions des Quakers : c’est que l’acte de choix ne résulte point d’un processus de délibération qui confronte les points de vue. L’espace public, au sein duquel peut se former un jugement intersubjectif, est absorbé, avalé, par la Lumière intérieure qui émane de Dieu et du Saint-Esprit. Qui oserait remettre en cause la Vérité ? Quel être fini possède la Puissance d’amender l’étincelle de l’infinité voire de s’y opposer ? Tel est le raisonnement de Taylor : la science et son objectivité font office de Révélation, et c’est la raison pour laquelle elles se trouvent soustraites à la discussion, à la contestation, à l’antagonisme. On ne s’étonnera donc plus de l’absence de rôle des corps intermédiaires et des syndicats dans le management scientifique : leur présence n’est plus nécessaire, la négociation et la revendication n’ont plus lieu d’être, et l’effort doit désormais porter sur la pédagogie, c’est-à-dire sur l’explication du système et de ses vertus qui, une fois présentés, susciteront l’adhésion.
Ce second aspect relève pleinement de la «mission». Produit extérieur, tangible et visible, la science est pourtant d’abord une révélation intérieure : elle est l’objet de l’ardeur de la foi. Cette disposition renvoie à ce que les Amis nomment «concern», à savoir l’irrésistible appel reçu de Dieu qui, une fois validé par le groupe au cours d’une réunion d’affaires, doit être propagé : d’où l’engagement des Quakers pour la paix et les œuvres humanitaires. De même, il faut voir dans le management scientifique l’expression de la vocation missionnaire de Taylor qui se sent comme un devoir de propager la Nouvelle Parole, la Nouvelle Alliance, le Nouveau Christianisme, qui apporteront paix et concorde, amitié et coopération, économie et efficacité. Syncrétisme de rationalisme et de piété, le management scientifique œuvre pour le Salut sans médiation.
Notes
(1) Émile G. Léonard, Histoire générale du protestantisme. Volume 1 : La réformation (Presses Universitaires de France, Quadrige, 1988), p. 90. Nous suivons la règle donnée dans la première partie de cette note : sauf mention contraire, la ville d’édition est toujours Paris (Note de JA).
(2) Thomas Münzer cité dans Maurice Pianzola, Thomas Münzer ou la guerre des paysans (Genève, Éditions Héros-Limite, 2015), p. 82.
(3) Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution (traduction de Maurice de Gandillac, Les Prairies Ordinaires, coll. Singulières modernités, 2012), p. 95.
(4) Augusto Del Noce, L’époque de la sécularisation (traduction de Philippe Baillet, Éditions des Syrtes, coll. Essai, 2001), p. 124.
(5) Pierre Musso, La religion du monde industriel. Analyse de la pensée de Saint-Simon (La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2006), p. 154 sq; voir également du même auteur : Saint Simon, l’industrialisme contre l’État (La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, coll. Le monde en cours, 2010), p. 27 et sq.
(6) Claude-Henri de Saint-Simon, L’industrie dans Œuvres Complètes II (Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, 2013), p. 1471.
(7) Ibid., p. 1480.
(8) Jeanne-Henriette Louis, La Société religieuse des Amis (Quakers) (Turnhout, Belgique, Éditions Brepols, coll. Fils d’Abraham, 2005), p.10.
(9) Jean-François Gautier, Le sens de l’histoire. Une histoire du messianisme en politique (Ellipses, 2013), p. 143.
(10) Robert Barclay, Apologie de la véritable théologie chrétienne ainsi qu’elle est soutenue et prêchée par le peuple appelé par mépris les Trembleurs (Londres, Imprimé et se vend par T. Sowle dans la Court appelée du Cerf-Blanc, 1702, p. 2. Ouvrage disponible et téléchargé à l’adresse suivante le 02 mai 2017).
(11) Ibid., p. 10.
(12) Claude-Henri de Saint-Simon, Nouveau christianisme. Dialogues entre un conservateur et un novateur, dans Œuvres IV (Presses Universitaires de France, coll. Quadrige », 2013), p. 3188.
(13) Claude-Henri de Saint-Simon, Du système industriel, dans Œuvres complètes III (Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, 2013), p. 2503.
(14) Claude-Henri de Saint-Simon, Nouveau christianisme, op. cit., p. 3189.
(15) Ibid., p. 3190.
(16) Ibid., p. 3189.
(17) Ibid., p. 3216.
(18) Claude-Henri de Saint-Simon, Du système industriel, op. cit., p. 2573.
(19) Ibid., p. 2572.
(20) Ibid., p. 2573.
(21) Frederick Winslow Taylor, The principles of scientific management (New York, Dover Publications, coll. Business & Economics, 1998), p. 10.
(22) Ibid., p. 68.
(23) Ibid., p. 10.
(24) Kurt Lewin, Ronald Lippitt et Ralph K. White, «Patterns of Aggressive Behavior in Experimentally Created "Social Climates"», Journal of Social Psychology (1939, 10), pp. 269-308.
(25) Loc. cit.
(26) Cité dans Édouard Dommen, Les Quakers (Éditions du Cerf, coll. Fides), 1990, p. 45.