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14/09/2018
Le pacte avec le serpent de Mario Praz
Photographie (détail) de Juan Asensio.


C'est en plongeant dans les couches superficielles du temps et en délaissant ses régions les plus profondes, même si, parfois, un coup de sonde laisse entrevoir de mystérieuses profondeurs, hors d'atteinte, que Mario Praz a exercé un véritable office de vigie, non point en désignant de nouveaux talents qu'il convenait de suivre, ce maigre art de naviguer sur les eaux du journalisme pouvant faire l'affaire de n'importe quel mousse, mais en faisant remonter de l'oubli dans lequel ils étaient plongés des écrivains de valeur certes variable, mais apparemment plus capables que d'autres ou alors ayant échappé aux limbes de la littérature fin-de-siècle, de fixer par mille notations l'essence volatile d'une époque, moins que cela même : la légèreté d'une fugace impression, comme tenta de le faire John Ruskin, dont nous ne mesurons aujourd'hui plus guère l'influence (il faut ainsi l'un des maîtres de Marcel Proust) dans son chef-d’œuvre, Praeterita qui tentait de ramasser, colliger serait le terme exact, les souvenirs de jeunesse du grand critique d'art.
Ainsi, Mario Praz eût pu faire sienne la longue épigraphe gravée sur le tombeau d'un autre de ces fantômes excentriques anglais, J. A. Symonds : literarum et historiae studio ardebat, autrement dit, il se passionnait ou brûlait pour l'étude des lettres et de l'histoire, comme si l'une et l'autre étaient d'ailleurs fondamentalement différentes alors que, dans le fond, elles se rejoignent, toute lecture étant une espèce d'exploration spéléologique, seule la profondeur de la grotte ou même du gouffre variant. Ainsi, Mario Praz qu'Alberto Arbasino peut à bon droit qualifier comme étant «notre Anglologue» (1), comprit comme nul autre, comme l'écrivit Marc Fumaroli dans la magnifique préface (voir le lien plus haut, pp. 1-21) qu'il donna au Monde que j'ai vu, que l'immédiat XIXe siècle était désormais devenu une «époque défunte» ou plutôt et bien plus justement, une «époque abandonnée, à laquelle on refusait même la dignité historique, tant elle était un remords proche et cuisant», époque comme annihilée dans l'oublieuse mémoire des hommes et dont il deviendrait une sorte d'«agent secret parmi ses contemporains, une cinquième colonne à lui tout seul». C'est ainsi que le grand critique italien témoigna pour cette époque très proche un véritable amour, un de ces amours «à l'italienne», autrement dit «un amour endeuillé, patient, presque fétichiste»

Mario Praz fixe cette si fine, presque impalpable nouvelle sensibilité en disant par exemple que nous pouvons prétendre qu'une «grande partie de l'œuvre de Vernon Lee dates, qu'elle a décidément fait son temps"; pourtant, il faut bien admettre, aussitôt, que c'est cette même production littéraire qui «fixe une date, la date d'une découverte que, précisément, nous lui devons» (p. 132).
Il s'agit ainsi, pour cet érudit qui, à la différence des professeurs d'université lesquels, «inutile de le dire, ne sont jamais au courant» (p. 99) de rien du tout, savait tout, lui, et n'aimant rien tant que le «passé récent", bien souvent beaucoup plus fragile et «vétuste» que le «passé défini» (p. 259), il s'agit alors, pour cet homme ayant développé une passion ardente et ce «je-ne-sais-quoi entre le détective et l'antiquaire» (p. 227) (3), et dont l'aiguillon mettant «en mouvement le carillon de sa sensibilité» dépend finalement assez peu de la qualité intrinsèque des textes et des écrivains oubliés qu'il évoque, mais beaucoup des «qualités imaginaires» (p. 256) qui lui sont propres et dont il n'hésite pas à asperger l'objet qu'il considère, de tout embaumer, comme le fit D'Annunzio, «dans le miel doré de son style» (p. 254), quitte, à la lecture de tant de textes critiques aussi sensibles que savants, de donner au lecteur l'impression ou le sentiment d'une «monotonie dorée» (p. 253) se répandant comme un onguent sur un corps moins blessé que flétri, tout proche de succomber au mal qui le réduira à un peu de poussière.
Mario Praz évoque des auteurs qui n'ont pas vécu voici plusieurs siècles, mais c'est tout de même comme si quelque curieux cataclysme les avait engloutis, ainsi que tout ce qu'ils ont écrit, souvenir et même textes qui ne subsistent plus que comme un écho vaguement perceptible dans d'autres textes (pouvons-nous prétendre que le phrasé de Ruskin s'écoute pour ainsi dire encore dans Proust qui le traduisit d'ailleurs en français ? C'est affaire d'oreille, ou d'imagination), comme si, à l'instar de George Moore, chacun de ces hommes qui ne furent portant pas des inconnus de leur vivant, avaient écrit quelque Mémoire de ma vie morte.

Attention maniaque aux détails, peinture incroyablement sensible de l'atmosphère d'une époque, formidable vue du critique qui sait parfaitement que tel ou tel texte, par exemple de Gabriele D'Annunzio, de pourra être lu que débarrassé de bien de ses scories : rien à faire pourtant, ce monde discret ou criard est invinciblement englouti par le temps. En effet, ce que Mario Praz nomme la «nostalgie du passé» ne s'est en fait pas tant diffusée à cause de «notre perversité que parce qu'il nous est arrivé de vivre dans une époque calamiteuse» (p. 175) ou, pour le dire avec Max Beerbohm (dans From Bloomsbury to Bayswater, un texte contenu dans Mainly in the Air) que cite longuement notre grand lecteur : «Lorsque j'étais jeune, j'ai été assez stupide, comme il arrive souvent à cet âge. Mais si j'étais jeune maintenant, je me demande si je serais assez stupide pour imaginer que les artistes, littéraires ou graphiques, peuvent être avantagés en renonçant à l'influence de la tradition et en recommençant tabula rasa. Le monde va de l'avant depuis si longtemps, et tant de personnes de talent ont existé ! Tout ce qui vaut la peine d'être fait a été fait plus d'une fois. De ce qui n'a pas été fait jusqu'ici, je crois qu'il conviendrait de se méfier. Que les jeunes se révoltent, de temps en temps, bien sûr ! Mais pour être profitables, leurs révoltes doivent aller de temps en temps aussi dans un autre sens : elles doivent se détourner du présent vers le passé» (p. 176).
En somme, à condition bien évidemment de ne pas tomber dans le pur et simple plagiat, tout grand écrivain doit être «le roi des débiteurs» selon le titre d'un des textes de Mario Praz sur D'Annunzio (cf. tome 2, pp. 300-7) qui, comme nous le prouve encore le grand spécialiste de littérature anglaise fin-de-siècle, fut très influencé par des écrivains comme Swinburne. Cependant, dans ce cas et dans d'autres, Praz se désole de constater que le monde auquel ses auteurs favoris font référence est englouti, alors même, exemple parmi tant d'autres, qu'un court siècle sépare Castiglione de Barbey d'Aurevilly, et un peu plus d'un siècle le nôtre de celui de l'auteur des Diaboliques, bien que nous ne parlions plus du tout le même langage (4), si tant est que nous puissions, en faisant alors preuve de beaucoup d'optimisme ou d'inconséquence, prétendre que nous parlons quelque langage que ce soit, si ce n'est celui, vulgaire et impudique, uniquement occupé à étaler son petit tas de secrets, autrement dit ce fumier plein «des mots, des mots, des mots du souterrain : chacun marche en pleine lumière avec son serpent enroulé autour de son corps nu» (tome 3, p. 188 et dernière.
Notes
(1) Dans un texte du même titre recueilli dans le très intéressant volume consacré à Mario Praz par le Centre Georges Pompidou dans la collection Cahiers pour un temps et paru en 1989.
(2) Mario Praz, Le pacte avec le serpent, tome 2 (Il Patto col Serpente, 1972, traduction par Constance Thompson Pasquali, Christian Bourgois, coll. Les Derniers Mots, 1990), pp. 196-7.
(3) Un je-ne-sais-quoi entre le détective et l'antiquaire : ne serait-ce pas là l'une des meilleures définitions possibles pour W. G. Sebald, dont les minutieuses enquêtes ressemblent tant aux déambulations savantes de Mario Praz ? C'est dans le texte datant des années 30, superbement fin et nostalgique, que Mario Praz consacre à Vernon Lee (cf. pp. 122-44) que nous croyons voir le plus visiblement comme une étrange préfiguration des déambulations mélancoliques de W. G. Sebald. Mario Praz y écrit ainsi des propos que nous pourrions à bon droit prétendre pré-sébaldiens comme ceux-ci : «Peut-être le paysage contribuait-il à cela : pendant nos causeries, il ne cessait de cligner par les fenêtres de sorte que, maintenant, par exemple, je ne saurais bien me rappeler les sujets de la conversation, mais je me souviens très bien des lignes d'une colline se dessinant avec ses cyprès contre le ciel du soir, aiguillonnés par le cri rauque du paysan, et le coup du sécateur du jardinier qui taillait les buis, des aspects et des bruits de la villa qui, là, assumaient aisément une valeur presque emblématique» (p. 126).
(4) Mario Praz, Le pacte avec le serpent, tome 3 (Il Patto col Serpente, 1972, traduction par Constance Thompson Pasquali, Christian Bourgois, coll. Les Derniers Mots, 1991), p. 12.