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28/05/2019

Nostromo de Joseph Conrad : per chi suona la campana, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Marcelo del Pozo (Reuters).

2132877036.jpgJoseph Conrad dans la Zone.










«C’est chez ces tendres brebis, ainsi dotées par leur créateur de tant de qualités, que les Espagnols, dès qu’il les ont connues, sont entrés comme des loups, des tigres et des lions très cruels affamés depuis plusieurs jours. Depuis quarante ans et aujourd’hui encore, ils ne font que les mettre en pièces, les tuer, les inquiéter, les affliger et les détruire par des cruautés étranges, nouvelles, variées, jamais vues, ni lues ni entendues.»
Bartholomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes.


Note préliminaire : l’usage ponctuel de tournures étrangères dans le corps du texte est un jeu d’écriture qui s’amuse à imiter le même procédé que celui utilisé par Joseph Conrad dans Nostromo (1).


IMG_4155.jpgL’extraordinaire métissage de Nostromo

Le personnage qu’on appelle Nostromo est d’abord une présence discrète au service de plusieurs notabilités influentes. De son vrai nom Gian’ Battista Fidanza, cet Italien, à force d’intégration dans le système occidentalisé de Sulaco, une ville sud-américaine prospère, s’est peu à peu taillé une réputation de fiabilité tant dans ses œuvres de docker en chef que dans ses contrats officieux auprès de quelques sommités locales. C’est ainsi que Fidanza réalise progressivement et servilement ce que son nom sous-entend. Il devient la fidanzata des puissants de Sulaco, la fiancée avenante et loyale, épousant la forme de toutes les volontés supérieures à la sienne. Ce dévouement impressionne et encourage le capitaine Mitchell à faire de Gian’ Battista Fidanza un nostromo de l’ambitieuse cité portuaire, c’est-à-dire un sous-officier respecté, uno sottufficiale di fiducia, contremaître des quais et des combines propices, homme pratique par excellence, tapant sur l’épaule de tout le monde et gagnant des familiarités qui donnent de la suite dans les idées. Sa discrétion initiale dans l’univers romanesque de Joseph Conrad, alliée à son engagement inlassable pour des personnalités envahissantes, n’en est que plus efficace d’un point de vue narratif : nous comprenons que Nostromo est l’homme de la situation quand les événements s’emballent, la pièce essentielle d’un dispositif qui toutefois le dépasse, le chevalier courtois dont la rumeur aime à dire qu’il est «notre homme» lorsque le danger se précise, nostro uomo bien plus que nostromo – l’homme, aussi, par qui le drame s’amplifiera parce que cette droiture est trop belle pour être vraie ou pour durer. En un mot, Gian’ Battista Fidanza est narrativement introduit comme une ombre chinoise inoffensive, comme un brouillard pittoresque qui présage néanmoins des matérialisations problématiques.
Par conséquent, et la chose est explicitement posée à la fin de la première partie du roman, il y a dans Nostromo un réservoir d’actions qui attendent l’occasion de virer de bord. Celui qu’on désigne également par la fonction de capataz de cargadores, ou plutôt ce qui bouillonne en lui d’un obscur désir de palinodie, guette le bon moment pour commencer à être prépondérant après avoir été la roue de secours des potentats, l’instant crucial où son être patent, pour parler le langage de Dante, révèlera son être latent (2). Car il est en effet assez clair que le caractère de Nostromo ne se borne pas seulement aux signes ostentatoires de son patronyme. La fiancée idéale cache peut-être dans sa bonbonnière un arsenal de vices ou de feintes, un possible scandale ontologique, comme l’adage affirme que le ver était dans le fruit depuis le début. À cet égard, ce que nous apercevons de Nostromo dans les chapitres préliminaires suppose un double-fond beaucoup plus complexe que la succession de ses générosités ou la litanie de ses petits héroïsmes pudiques. L’Italien le plus célèbre de Sulaco, courant d’une mission à une autre avec tant d’efficienza qu’on lui prêterait volontiers un don d’ubiquité, voire le bon Dieu sans confession, demeure cependant quasi invisible au lecteur que nous sommes puisque ce ne sont pas ses actions qui parlent directement pour lui mais les autres qui parlent subjectivement de ses actions. Or ce ne sont pas les récits, les légendes et les mythes qui charpentent les hommes ou qui érigent un tempérament, à plus forte raison quand ces paroles sont acquises à la cause de ceux dont elles retracent un élément de biographie. Pour que l’on puisse voir Nostromo tel qu’en lui-même sa nature le façonne, il nous faut l’observer en action, en acte, afin que l’on soit capable de se prononcer sur le véritable potentiel qui l’anime. C’est en outre toute la subtilité de Conrad qui nous amène à forger notre propre jugement de Nostromo au fur et à mesure qu’il affranchit son personnage des discours, qu’il le déshabille en quelque sorte de ses vêtements de cérémonie, pour nous le présenter dans ses actes, in media res, aussi nu que le ver qui gigote éventuellement dans le fruit.
En cela même il est d’ores et déjà évident que Nostromo ne répond pas aux critères d’une psychologie unifiée. Ce docker accoutré en arlequin, dont les actions vont et viennent à divers échelons de la société, possède aussi une mentalité bariolée, tiraillée, hétérogène, et ce réseau de chamarrures correspond aux réalités hybridées de Sulaco, une ville où se chevauchent les traditions de l’Amérique du Sud et les aspirations de l’Occident, les langues d’ici et de là-bas, les physionomies indigènes et les pièces rapportées. Située dans la République du Costaguana, la ville de Sulaco semble figurer un enclavement davantage qu’une fusion, une espèce de brique détonante sur la façade en travaux d’une maison, comme la Gambie s’insère dans la forme du Sénégal. Accaparé de toutes parts au milieu de ces vivantes promiscuités, Nostromo est toujours simultanément lui-même et un autre, l’incarnation d’une Italie conquérante, indépendante, et l’Italien captif d’une région du monde, l’homme qui aime le peuple et celui qui mange à la table des ministres du coin, le travailleur public, l’ouvrier modèle, et l’oiseau de nuit qui bat des ailes dans les ténèbres de sa vanité, l’esprit échauffé par les contextes perpétuellement instables de cette République du Costaguana politiquement agitée. Dès lors il n’est pas difficile de concevoir l’alternative suivante : ou bien parier sur la continuité des projets européens, échos des Lumières, rationnels en diable, passionnés des progrès en ligne droite, ou bien miser sur la discontinuité inhérente au Costaguana, où les politiciens vedettes atteignent les sommets par les révolutions ou les pronunciamientos, dans la sueur et le sang, dans la ruse et l’effet de surprise, imaginant chaque fois de nouvelles manières d’instaurer une tyrannie.
Confronté à ce dilemme dès son arrivée au Costaguana, le brave Nostromo choisit l’Europe et son exemplaire civilisation, et ce choix prévaudra en apparence jusqu’à ce qu’il bascule dans l’opportunisme des têtes brulées. Ce choix contrarié se singularise d’ailleurs par contraste avec la dictature d’un Guzman Bento, un despote remisé dans les catacombes de l’Histoire et dont le compte-rendu intermittent des nuisances rappelle furieusement l’inquiétant Grand Forestier, le spectre autocratique inventé par Ernst Jünger dans Sur les falaises de marbre. Il se singularise encore par contraste avec l’actuel Vincente Ribiera, despote éclairé qui joue le double jeu des Anciens et des Modernes, irrésolu dans son gouvernement et victime annoncée des prochains soulèvements populaires qui fourniront à Nostromo la trame d’une inspiration cruciale. On serait du reste tenté de rapprocher Nostromo et Ribiera, car le premier, à l’instar du second, s’incorpore aux tendances multiples et paraît systématiquement agir là où le vent de l’idéologie souffle le plus fort, mais Nostromo joue sa partition dans la sphère locale tandis que Ribiera évolue diplomatiquement à l’échelle nationale, les enjeux étant donc aussitôt différenciés, de même que leurs ambitions s’opposent car Ribiera sait qu’il est sur un siège éjectable tandis que le docker de Sulaco, sempre più luminoso, de plus en plus nourri des us et coutumes du Costaguana, commence à distinguer à l’horizon, à travers la poussière des guérillas répétitives, la matière future qui lui permettrait de s’affirmer durablement en dehors des destins éphémères de la politique.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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