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31/10/2019
La Littérature démolie de Karl Kraus
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Karl Kraus dans la Zone.
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De ce recueil de textes de jeunesse parus entre 1896 et 1909, dont le fameux pamphlet La Littérature démolie qui fit l'objet d'une publication en plaquette et s'attaquait à quelques gloires de l'avant-garde autrichienne de l'époque comme Hermann Bahr (chef de fil des écrivains du mouvement littéraire de la Jung Wien) ou encore Schnitzler, sans oublier Hofmannsthal, c'est probablement le texte intitulé Le progrès qui fait le mieux écho aux propos d'Elias Canetti, théoricien des masses et auditeur médusé du célèbre polémiste.
Dans un texte intitulé Karl Kraus, école de la résistance, l'auteur d'Auto-da-fé évoque la fascination qu'il a éprouvée, des années durant, en assistant aux lectures publiques de celui que l'on surnomma Nörgler, le grincheux. Quelle fut la raison de cette sidération face à un modèle jugé comme étant néfaste, capable qu'il était de vous couper la respiration en pénétrant au plus intime de votre conscience (cf. p. 32) ? La réponse paraît évidente, bien qu'elle soit surprenante pour le lecteur actuel, qui paraît ne plus goûter la réalité que si cette dernière est tamisée au travers d'un écran : l'attention maniaque que Kraus portait au langage qu'il tentait, par ses propres textes, de déjournaliser, donc de le sauver de l'insignifiance dans laquelle la mélasse journalistique le plongeait (et le plonge de plus belle on s'en doute) : «Toutes les accusations étaient formulées en un langage curieusement compact qui avait quelque chose d'un paragraphe de dossier judiciaire, jamais interrompu, jamais achevé, qui semblait avoir commencé des années auparavant et devoir se dévider exactement ainsi durant des années à venir» (1).
Nous savons l'oreille d'Elias Canetti particulièrement exercée à repérer la moindre fausse note dans une phrase, à percevoir «ce qui sonnait faux et mal à propos» (p. 24) et, s'il pouvait, dans ce grand texte qui est un homme paradoxal, évoquer bien des défauts de Karl Kraus, et même des accusations contre l'intraitable invectiveur, jamais il ne surprit ce dernier à mésuser de la langue, puisqu'il «était excessivement sensible au mauvais usage» de cette dernière et qu'il avait en outre «le don de capter in statu nascendi les produits de ce mauvais usage et de ne plus jamais les perdre» (p. 25), comme s'il gardait une mémoire infaillible recensant méticuleusement tous les coups infligés à la langue martyrisée par tant de cacographes, et dont il se servait à son tour comme d'une arme non seulement défensive mais terriblement meurtrière : «Ces phrases construites comme des forteresses cyclopéennes s'ajustant toujours avec précision les unes aux autres lançaient soudain des éclairs qui n'avaient rien d'innocent, qui n'illuminaient rien : ce n'était pas non plus des éclairs de théâtre, mais des éclairs meurtriers; et ce déroulement du châtiment exterminateur qui s'accomplissait publiquement, à la vue et aux oreilles de tous, répandait une telle horreur et une telle violence que personne ne pouvait s'y soustraire» (p. 17), et certainement pas, au premier chef, Elias Canetti qui n'oubliera pas d'évoquer, dans l'un des volumes de sa monumentale autobiographie (Histoire d'une vie) au titre évocateur (Le Flambeau dans l'oreille), le souvenir impérissable de la découverte de Karl Kraus, ainsi que les efforts qu'il fit, durant plusieurs années, pour dissiper le charme vénéneux qu'exercerait sur lui l'imprécateur qui «avait le génie de l'indignation» (p. 22) et prodigieux orateur, à tel point que Canetti affirmera qu'il n'y eut jamais, depuis qu'il a vu le jour, «un orateur comme lui dans aucun des espaces linguistiques» (p. 21) qu'il fut amené à connaître.
Si sensible au bruit de fond du langage, il ne faut donc pas s'étonner qu'Elias Canetti suspecte puis décèle, dans la prose de celui qui, un temps, fut son maître absolu, une violence bien réelle que Kraus ne sera jamais le dernier à dénoncer lorsqu'elle venait d'autres que lui : ainsi, de ce point de vue remarque méchamment Canetti, «Karl Kraus fut quelque chose comme un précurseur de la bombe atomique», puisque «son langage recelait déjà les horreurs de celle-ci» (p. 23) et que, à vrai dire et toujours selon Canetti, l'immense forteresse verbale depuis laquelle Karl Kraus invectivait et bataillait sans relâche pouvait à bon droit être comparée à la muraille de Chine, froide, inhumaine, imprenable.
La comparaison est superbe, raison pour laquelle je cite in extenso ce passage du texte d'Elias Canetti : «Sa préoccupation est celle-ci : une phrase à laquelle on ne peut toucher, sans défectuosité, sans faille, sans virgule mal placée», donc «une phrase [qui] en suit une autre», dans laquelle «un fragment succède à un autre, constituant une muraille de Chine. L'assemblage est partout de bonne qualité, on ne saurait à aucun moment se tromper sur son caractère, mais nul ne sait ce qu'elle enclot véritablement. Derrière cette muraille il n'y a pas de royaume, elle est elle-même le royaume, toutes les sèves du royaume qui a peut-être existé sont passées en elle, dans sa facture. Il n'est plus possible de dire ce qui fut intérieur, ce qui fut extérieur, le royaume s'étendait des deux côtés, elle en est le mur vers l'extérieur comme vers l'intérieur» (p. 27). Le génie de Karl Kraus est donc, rigoureusement, fondé sur une impossibilité facilement qualifiable : se servir du langage souillé comme d'une arme absolue à laquelle il s'agirait de donner ou redonner une pureté belliqueuse, destructrice, perdue.
Le progrès, disais-je, illustre assez bien à mes yeux les différentes remarques d'Elias Canetti concernant l'écriture de Karl Kraus, puisque nous remarquons que ce qu'il dit du progrès ou plutôt : contre le progrès, à savoir qu'il «est un point fixe qui a l'apparence du mouvement», pourrait être affirmé de ses propres constructions verbales, Kraus filant ensuite la métaphore du «rouleau balayeur qui soulève la poussière du jour pour la déposer plus loin», ce dernier ingénieux mécanisme venant à la rencontre du pauvre Karl Kraus lorsqu'il a eu l'idée de marcher en sens inverse, de sorte, dit-il, qui lui a donc fallu reconnaître «l'inutilité d'une politique dirigée contre le progrès car celui-ci incarne la propagation irrésistible de la poussière» (p. 137). La «machine sert la grande idée progressiste de la propagation de la poussière» mais ce n'est qu'avec la pluie que Karl Kraus a perçu «le sens plein du progrès» puisque, tandis qu'il pleuvait sans cesse, l'humanité a eu soif de poussière. Hélas, «il n'y en avait nulle part et le rouleau balayeur ne pouvait rien soulever; derrière, cependant, venait une voiture d'arrosage pour neutraliser la poussière qui ne parvenait pas à se former» (p. 138), le progrès n'étant que la reproduction autotélique et totalement inutile de besoins et de servitudes que lui-même crée de toutes pièces, les phrases de Karl Kraus, elles aussi, se suivant les unes les autres, sans ordre précis, se reproduisant dans un perpétuel mouvement d'engendrement, comme fascinées les unes par les autres et se répondant ironiquement, non point tournant à vide mais tombant dans le disque d'accrétion puissant au centre duquel la monstrueuse volonté de celui qui les a minutieusement ajointées les fait tomber, les fait éternellement tomber sans que jamais elles ne tombent tout à fait, comme si la muraille de Chine évoquée par Elias Canetti s'étirait à l'infini sans toutefois jamais être disloquée, pressée d'englober le monde connu (et l'inconnu) dans une phrase qui jamais ne finirait d'atteindre son but et, tels les guerriers se dirigeant durant des années d'errance et de combats vers la ville mythique de Carcassonne, avançait pour ne faire rien d'autre qu'avancer, ayant depuis des lustres perdu de vue son but initial.
Note
(1) Elias Canetti dans le texte mentionné traduit par Éliane Kaufholtz, in La Littérature démolie (traduction de l'allemand et présentation par Yves Kobry, Rivages poche, coll. Petite Bibliothèque, 1993), p. 16.