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05/11/2019

L’Amérique en guerre (12) : Lumière d’août de William Faulkner, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Vladimir Pirogov (Reuters).

2550677439.jpgL'Amérique en guerre, par Gregory Mion.








«Durant la guerre de Sécession, les gens se plaignaient des histoires drôles de Lincoln. Peut-être sentait-il que le sérieux était bien plus dangereux que n’importe quelle blague. Mais les critiques le disaient puéril et son propre secrétaire à la Guerre le traitait de singe.»
Saul Bellow, Ravelstein.


EIdpg-gWsAAMmtU.jpgOn peut lire Lumière d’août (1) comme l’aboutissement d’une longue malédiction universelle appliquée au peuple noir. En revanche, dans une perspective moins large et moins défaitiste, Lumière d’août figure un dénouement plausible à certaines tensions combinées pendant la guerre de Sécession. Non pas que Faulkner suggère un quelconque achèvement de l’Histoire car il connaît l’infatigable extension du passé, mais, eu égard aux forces en présence qui s’affrontent dans le roman, il est possible de distinguer au travers de ces pages la conclusion d’un motif dynamique et l’amorce éventuelle d’un autre, comme si la ville de Jefferson, Mississippi, où se déroule la majorité de l’action, incarnait le nécessaire point de chute d’un torrent d’intrigues jusqu’alors inassouvies, un torrent ayant dévalé plusieurs décennies avant de venir se fracasser là, dans cette ville du Magnolia State, pour soulager ce qui devait être soulagé, pour défaire un nœud devenu insupportablement serré. Non pas, donc, que Jefferson puisse contenir la totalité de ce qui provient du traumatisme de la guerre civile, mais la cité sudiste possède une suffisante faculté de dilatation pour encaisser la délivrance d’une infime partie de l’Histoire, telle une maternité géante et métaphysique se tenant prête à offrir l’hospitalité à un rejeton aussi infâme que troublant. Il fallait ainsi que l’un des affluents turbulents de la guerre civile vînt se heurter aux murs de Jefferson, les inondant de sang et de ressentiment, et que, une fois la crue retombée, les eaux déchaînées s’en allassent ailleurs, probablement vers le Tennessee, afin de suivre à la trace le chemin de plus en plus déterminé de Lena Grove.
Jeune femme ouvrant et refermant Lumière d’août, Lena Grove est une lanterne de sagesse qui fera une escale significative à Jefferson, clarté humaine se confondant à la lumière naturelle d’un été véhément, âme en peine partie de l’Alabama avec un enfant dans le ventre, relâchant son effort pour accoucher full-term delivery là où l’Histoire devait aussi accoucher après de terribles gestations, puis reprenant la route en direction du Volunteer State, accompagnée, ce semble, par le souffle d’un passé faulknérien décidément incapable de passer. Autant dire que l’enfant porté par Lena Grove constitue la réplique sensible de l’enfant abstrait charrié par l’Histoire, les deux se télescopant à Jefferson jusqu’à faire entendre leurs vagissements respectifs. Cependant, aussi dramatiques soient les circonstances qui ont présidé à la fécondation de Lena, elles ne sauraient rivaliser avec les circonstances qui ont engendré Joe Christmas bien des années plus tôt, lui, l’enfant mulâtre qui s’est également frayé un passage jusqu’à Jefferson et dont la destinée, plus encore que celle coltinée par Lena, semble correspondre à la sévérité du large destin historique imprégnant chaque page de Lumière d’août.
Ces propos liminaires et sinueux espèrent traduire quelque chose de la «fatalité de serpent» qui rampe d’un bout à l’autre de Lumière d’août. Il s’agit d’un serpent indomptable, inaccessible à n’importe quel charmeur, présent tout au long de l’œuvre faulknérienne et dûment consigné dans le roman qui nous intéresse. Il mord aussi bien les hommes que les siècles, il traverse les temps et il franchit les frontières spatiales, son venin suscitant des effets souvent tardifs et surprenants parce que les morsures infligées durant la guerre civile, pour ce qui concerne Lumière d’août, atteignent leur acmé aux alentours des années 1920. L’inéluctable conséquence du venin, après soixante ans d’incubation, apporte à Jefferson la gloire symbolique de la nativité, laquelle se verra aussitôt relativisée par l’humiliation d’une mort certaine. L’enfant de Lena vient au monde, mais il n’y vient que par un genre de compensation inexplicable, par une administration nébuleuse des âmes, la vie de l’une n’étant peut-être garantie que par l’abolition d’une autre. Parmi les poids et les mesures manipulés par le Joueur suprême, parmi les pièces de l’échiquier tenues en respect par la main de Dieu, la progression de Lena et de sa progéniture paraît impliquer le sacrifice d’un pion. L’enfant blanc de Lena Grove est admis dans le monde à la place de l’enfant hybride nommé Joe Christmas. Qu’est-ce à dire ? Sans doute cela : que le sang uniformément pur triomphe du sang mélangé, que la blancheur tranchante domine de son éclat foudroyant la perplexité identitaire d’un homme dont la mère était une blanche et le père un nègre employé dans un cirque ambulant, digne représentant des freaks de Tod Browning.
Ce ne sont là dans le fond que les suites logiques de la guerre de Sécession : le déchirement intérieur de Christmas, la contrariété biologique des sangs mêlés, tout cela n’est qu’un écho indirect de la discorde qui frappa de plein fouet les États-Unis entre 1861 et 1865. Naguère le serpent avait envenimé tout un pays, puis l’on croyait avoir trouvé un antidote, mais c’était sous-estimer l’incroyable profondeur des blessures, l’infecte ténacité du poison où les préjugés ont pris le temps de s’enrouler dans les lois du droit positif. De sorte que si la fin de la guerre a nécessairement reconstitué les manières de penser et de juger, elle a aussi, fatalement, reconduit des préjugés qui devaient s’amplifier faute de ne plus pouvoir être justifiés par un climat belliqueux. On entend par là que les lois de la guerre, instituées ou tacites, pour aussi injustes qu’elles soient, ont parfois la vertu de contenir ce qu’une société en paix ne parvient plus à maîtriser tant les haines autrefois admises doivent désormais s’épancher par d’autres moyens. C’est une façon de supposer que Joe Christmas, pendant la guerre de Sécession, aurait eu des chances de survie qu’il ne pouvait plus avoir dans le Mississippi de l’Entre-deux-guerres. C’est encore une façon de supposer que les fantômes des Sartoris, affligés par la guerre civile et mentionnés à la sauvette dans Lumière d’août, tels des spectres planant avec insistance sur Jefferson, vindicatifs et intraitables démons, incarnent pour Christmas une menace impossible à conjurer, sinon dans l’abandon de soi, à savoir, ici, dans la reconnaissance de soi-même comme une proie vouée à périr entre les dents acérées de son prédateur (fût-il un prédateur fantomal, un revenant du passé qui refuse d’être enseveli). De surcroît, né emblématiquement le même jour que le Seigneur et nanti d’un destin similairement lamentable, Joe Christmas, d’emblée, porte la couronne d’épines et la croix de sa race irrésolue, encore que les mentalités suprématistes du deep south l’aient vite requalifié dans les limbes d’une négritude impie.
Il est du reste intéressant de constater qu’un chapitre de Tocqueville, extrait du prophétique De la démocratie en Amérique, permet de saisir à nouveaux frais bon nombre d’enjeux contenus dans la terrible destinée de Joe Christmas. Ce chapitre s’intitule Quelques considérations sur l’état actuel et l’avenir probable des trois races qui habitent le territoire des États-Unis (2), et, sans exagérer, ces lignes écrites au milieu des années 1830 sont comme l’anticipation de la morsure du serpent évoqué par Faulkner, en avance de trois décennies sur la guerre civile et de quasiment un siècle sur les dérives racistes qui souillent le Mississippi romanesque de Lumière d’août.

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La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.