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10/07/2020

Les Enfants des morts de Heinrich Böll, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Didier Bizet (The Guardian).

Böll.JPGÀ qui d’autre que mon père ?

Dans un essai percutant où il s’interroge sur la délicate construction du deuil en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, pointant du doigt la myopie d’un peuple qui semble avoir refoulé tous les crimes et avoir fait abstraction de toute espèce de sentiment de culpabilité à cause de la «misère matérielle» d’un pays dévasté, W. G. Sebald reproche à la plupart des écrivains allemands des années 1950 d’être passés à côté du sujet, d’avoir en quelque sorte retardé le diagnostic de «la conscience morale de la nouvelle société» au lendemain du Troisième Reich (1). Cette remontrance à la fois objective et polémique ne pourrait cependant s’appliquer à Heinrich Böll car le futur Nobel de littérature publie Les Enfants des morts (2) en 1954, un roman où le climat d’après-guerre apparaît dans toute sa profondeur tragique, révélant une Allemagne en butte aux spectres du marché noir, aux relents nazis persistants, aux mœurs dissolues et aux hommes capricieux qui refusent d’être des pères, exigeant des femmes qu’elles avortent ou qu’elles prennent en charge les enfants nés de leur semence hystérique. Le tableau général est celui d’une Allemagne plongée dans la confusion, victime d’un «embrouillamini» (p. 127) qui exprime l’ambiguïté de toutes choses, ou, pour mieux dire, l’impression d’une rancune secrète où subsiste une déplaisante nostalgie du national-socialisme. De façon encore plus inquiétante, l’Allemagne romanesque de Böll suggère non seulement l’impunité d’un grand nombre de criminels, mais aussi, nous y reviendrons, leur méprisable faculté d’adaptation à la patrie lentement renaissante. Par conséquent la division entre la RFA et la RDA importe moins que la division plus grave qui sépare ceux qui regrettent le Troisième Reich et ceux qui espèrent la réhabilitation d’un pays sans pour autant oublier la catastrophe du fascisme. En outre, bien que l’univers concentrationnaire ne tienne qu’une place diffuse dans ce livre, il est malgré tout explicitement signalé comme le paradigme de «[la] mort et [du] meurtre», de «[la] violence et [de la] terreur» (p. 179), insinuant chez le témoin un vieillissement accéléré qui pourrait lui déférer sinon un devoir de sainteté, du moins une maturité de jugement (cf. p. 179). Cet arrière-fond du mal absolu ne quitte jamais le roman dans la mesure où un personnage subalterne en est le digne dépositaire. Son destin s’articule nécessairement avec la communauté des existences brisées par la guerre (que Böll choisit de mettre en évidence par contraste avec les existences qui se sont rassasiées grâce au conflit).
La narration se concentre ainsi plus particulièrement sur «les enfants des morts» au début des années 1950. Il s’agit des enfants qui ont perdu un père lors de la Seconde Guerre mondiale. Heinrich Böll crée une convergence littérairement fructueuse en insistant sur l’itinéraire émotionnel de deux enfants, deux fils – Martin Bach et Henri Brielach – qui ne connaissent de leur père qu’un portrait accroché dans une pièce de la maison, relique d’une époque irréelle tant le visage du paternel a l’air juvénile et incompatible avec l’image courante de la paternité soucieuse, responsable et clairvoyante (cf. pp. 93-4). Ces hommes ont été emportés trop tôt par l’Histoire et ils n’ont pas eu le temps d’accéder à la mémoire sensible de leurs enfants respectifs (Martin étant né deux mois après la mort de son géniteur), si bien qu’il est même difficile de rêver de ces pères qui ont brutalement disparu, de s’en forger des moments oniriques rassurants (cf. pp. 13 et 96-7). Il ne reste d’eux qu’une photographie qui donne le sentiment d’une jeunesse abusée par son authenticité au milieu d’un monde effroyablement mystificateur.
Ceci étant, même si les contrariétés de Martin et d’Henri s’enchevêtrent tout au long de ce magnum opus, c’est surtout le père de Martin, le poète antifasciste Raymond Bach, qui retient l’attention et sert de diapason principal à l’intrigue. Par son statut de poète réfractaire, Ray se distingue encore davantage des pères vivants ou morts. Fauché sur le front russe en juillet 1942, Ray subissait depuis trois ans une disette créatrice, sidéré par l’apathie contagieuse de la guerre qui neutralise tout élan de liberté (cf. pp. 143-4). Lui et son ami Albert, avant l’invasion de la Pologne en 1939, maquillaient leur opposition au Reich en concevant scrupuleusement des recettes de confiture (cf. p. 115). Mais sitôt la guerre officiellement déclarée, Ray et Albert n’ont pas pu maintenir leur double mandat de résistance occulte et d’effort industriel patriotique, d’où l’abandon progressif de la poésie et la multiplication des slogans rédigés pour vendre des marmelades. Cette loufoquerie a contribué à étoffer la légende de Raymond Bach, à tenter les esprits spéculatifs, à exciter les envies d’appropriation d’une destinée hybride. L’entrelacement de la question poétique et du contexte militaire, ce «troublant mélange de qualités» (p. 13), qui plus est vis-à-vis d’un combattant qui se revendiquait hostile au nazisme, ne fait qu’accentuer la mythologie de Raymond Bach et rappelle à plusieurs égards les fabuleuses prospections rhapsodiques de Roberto Bolaño dans Les détectives sauvages. À l’instar de ce roman colossal de Bolaño où l’on reconstruit peu à peu l’étrange parcours de Cesárea Tinajero, une poétesse dont la vie oscille entre le folklore le plus extravagant et l’anecdote franchement prosaïque, Heinrich Böll, avec le personnage de Raymond Bach, procède à un genre de reconstruction similaire et nous offre un portrait kaléidoscopique du poète éparpillé dans la guerre et dans les obligations d’une création désobéissante. D’autre part, toujours en rapport avec l’œuvre de Bolaño, l’ambiance nazie et post-nazie instaurée par Heinrich Böll évoque La littérature nazie en Amérique, à la nuance près que Raymond Bach n’a rien d’un poète hyperbolique fantasmant sur les symboles hitlériens. À rebours des fanatiques grandiloquents inventés par Bolaño, le poète de Böll n’alimente aucun culte de la personnalité dictatoriale, tout comme il n’est pas sujet au gongorisme déplacé d’une poésie médiocre, composée par un chapelet de pédants remarquablement ingénieux dans l’art de caviarder la beauté et de subventionner la laideur. À vrai dire, ce qui fait tout l’intérêt des Enfants des morts, c’est qu’il met en scène un poète antinazi dont la postérité repose entre les mains de quelques ambitieux qui n’eussent pas dépareillé parmi les outrances jubilatoires de Bolaño dans sa Littérature nazie en Amérique.
En marge des crapules qui exploitent le passé de Raymond Bach, il y a son fils Martin, naturellement, puis Nella, sa veuve qui depuis l’été 1942 n’a pas littéralement couché avec un homme (cf. pp. 33 et 127), fidèle au panache de son défunt mari, lassée des eunuques à demi entreprenants qui ont essayé de la séduire avec leur modération de poltrons (cf. p. 207). Elle se souvient assurément de sa rencontre avec Ray, de la manière dont cet homme l’a délivrée des captations de l’idéologie, lorsqu’il s’est approché pour lui ôter sa veste à l’effigie des jeunesses hitlériennes (cf. p. 41). Ce geste posait d’emblée un individu irrésistiblement singulier, à contre-courant de l’opinion dominante, farouche adversaire du fléau politique qui devait entraîner la ruine de l’Allemagne. Au-delà de la création poétique et du tempérament artiste, Nella fut conquise par la résolution formelle de Ray, par sa faculté d’agir sans détour. Or c’est probablement cette ligne de conduite sincère qui s’est avérée préjudiciable pour Ray lorsque la temporalité de la guerre s’est superposée à la temporalité semi-pacifique d’une société déjà fondamentalement troublée. Plus la guerre s’est affirmée, moins il a été capable de retenir sa désapprobation et de s’activer dans les coulisses de l’insubordination. Comme Albert l’a raconté à Nella, son époux a en quelque sorte succombé à cette calamité en raison de son caractère récalcitrant (cf. pp. 258-260). À Kalinovka, dans ce trou perdu de la Russie, l’impétueux Raymond Bach s’est montré trop zélé envers le lieutenant Werner Gaeseler, révoquant en doute l’un de ses ordres. En représailles, Gaeseler, représentatif du petit chef nazi rapidement monté en grade, a forcé Raymond à s’engager dans une patrouille risquée, sachant certainement qu’il n’en reviendrait pas. De toute façon, à cet instant de sa dissidence, le dilemme était insoluble pour Ray : soit obéir à l’ordre de patrouiller au cœur de l’enfer russe, soit y désobéir et se faire fusiller pour mutinerie. N’ayant jamais manqué de courage, Ray a dû s’imaginer qu’il pourrait sortir vainqueur de sa maraude alors que, de l’autre côté de ce Tartare, il n’avait aucune chance d’échapper à une exécution directement commandée par un Obersturmführer vindicatif. On connaît la suite et Martin, l’enfant du miracle conçu in extremis, né pour ainsi dire afin de prolonger l’honneur paternel, s’évertue à lutter contre les archétypes macabres qui entourent son père, contre l’engloutissement de cet homme «enterré très loin», vague «squelette [d’un] musée d’hygiène» (p. 13) dans la tête tourmentée d’un fils qui en plus d’être à moitié orphelin, doit maintenant se soustraire à la tentation du ressentiment lorsqu’il observe les pères des autres camarades de son âge (cf. p. 13). Ponctuellement, au fil des pages, la réflexion sur le rôle du père surgit, parfois même intempestivement, toujours douloureusement du reste, et tandis que Martin s’afflige ne de pouvoir tout à fait confondre son père avec les prévenances d’Albert, devenu un membre de la famille par amitié approfondie, Henri, de son côté, souffre de son beau-père Léon et d’une mère qui ne possède pas la continence de Nella, ni, d’ailleurs, les mêmes moyens financiers. Tels sont «les enfants des morts», des fragments d’innocence embarqués sur une nef des fous, martyrs d’un conflit qui s’étend bien au-delà de sa chronologie officielle, misérables rejetons marqués à perpétuité par l’empreinte ontologique de la guerre, spectateurs et acteurs des familles commotionnées à vie, des familles assez maladroitement recomposées par l’urgence du sexe ou par la superstition des mœurs (la crainte de ne pas se réaliser complètement en dehors de la cellule familiale classique).
Au registre des bouleversements familiaux, en outre, il faut mentionner aussi une particularité sémantique. Dans le vocabulaire de Martin (qui est finalement le vocabulaire de tous les enfants des pères tués au combat), il existe trois façons de qualifier un «oncle» : d’abord il y a l’oncle véritable avec lequel on partage son sang et dont la présence domestique ne suscite pas la controverse, puis il y a l’oncle qui s’unit aux mères, et, enfin, il y a l’oncle intermédiaire qui ne s’unit pas aux mères (cf. p. 28). La deuxième catégorie d’oncles identifie les hommes de passage, souvent irresponsables et brutaux, ceux en l’occurrence qui perturbent les repères d’Henri et ceux qui dérangent Martin lorsqu’il soupçonne sa mère de vadrouiller (cf. pp. 15-6). La troisième catégorie désigne les hommes plutôt exemplaires, dotés d’un sens du devoir et du respect, à l’image d’Albert qui affronte les ambiguïtés sentimentales avec Nella tout en ne trahissant jamais la mémoire de son ami Raymond. En cela, aux yeux de Martin, Albert incarne l’oncle à part entière, le gabarit moral qui l’aide à traverser de nombreuses méfiances lorsqu’il se demande si sa mère est immorale (cf. p. 299). Ce que Martin redoute, ce sont les hommes qui viennent à la maison, surtout «le gros bonhomme […] qui [parle] tout le temps de son père», ce replet aux «mains molles» chargées de «délicieuses friandises» pour l’amadouer (p. 85). Quoiqu’il n’ait aucune idée sur ce qui se trame autour de l’héritage poétique de son père, il n’en est pas moins très intuitif, disciple des fulgurances qui peuvent éclairer un enfant de onze ans. Le scepticisme élémentaire de Martin suffit en fin de compte à condamner tous les vautours qui planent au-dessus du cadavre de Ray. Il devine en somme que si son père n’est plus là, c’est en grande partie parce que ces hommes qui s’intéressent à lui, eux, le sont. L’arithmétique enfantine de l’intuition perçoit le double-fond de ces hypocrites et il est même possible que Martin, à force d’écouter attentivement Albert à propos de cette «guerre de merde», en soit arrivé à la conclusion que la capitulation du 8 mai 1945 n’a été qu’un terminus factice. Les multiples serpents du Grossdeutsches Reich n’ont pas tous été rattrapés dans la mesure où certains, plus prompts que d’autres à la reptation, se sont empressés de louvoyer tant et plus afin de s’acheter des rédemptions empruntées.
Parmi ces repentis apocryphes, parmi ce répertoire de «meurtriers devenus des arrivistes appointés [qui prononcent] des conférences sur la poésie» (p. 314), on recense le nom de Schurbigel. Ce faux jeton gravite autour de Nella dans le seul but de lui soutirer des inédits de Raymond ou des éléments de biographie qui pourraient faire sensation lors d’un colloque. Ce Schurbigel prétend avoir découvert le travail de Raymond Bach en 1935, un an après avoir rédigé une thèse intitulée Notre Führer dans la poésie lyrique moderne. Opportuniste et courtisan, il débute la plupart de ses communications par quelques mots d’apologie sur l’œuvre de Raymond Bach, au mépris de tout rapport d’amitié réel avec le poète disparu puisque ce dernier le détestait (cf. p. 77). Mais en agissant de la sorte, le mielleux Schurbigel se bâtit une réputation d’incorruptible, pardonnant à ses détracteurs et s’abstenant de faire l’éloge de ses amis (cf. pp. 32-6). Cette attitude est pour le moins typique de ces intellectuels qui ne sont jamais en retard pour procéder à tous les ajustements nécessaires qui pourraient les catapulter à de plus hautes fonctions. Ce sont des êtres mous, voire des êtres liquides, et ils tirent parti de leur mollesse pour tromper leurs concurrents plus dynamiques (car la perfidie, au sein de tous les milieux culturels, paye davantage qu’une ligne d’action franche du collier). Quant à la liquidité de leur constitution, ils en font un passeport universel pour s’intégrer dans toutes les failles, dans tous les interstices d’une société qui ne cesse d’aménager le territoire secret de son imposture et de sa corruption. Au moindre petit écartement de cuisses de ce putanat crypto-nazi qui s’acquitte de ses antécédents avec d’énormes quantités de fausse monnaie, Schurbigel et tous ses affidés, en intrigants et en carriéristes attitrés, se précipitent vers la vulve de l’Allemagne syphilitique pour se soulager misérablement et pour féconder une nouvelle matrice du vice. Déçus par le naufrage de leur prophète à moustache, souffrant du «ressentiment [des] vainqueurs empêchés» (p. 278), ils veulent feindre d’oublier la guerre en soutenant la paix et la régénération de la terre allemande, mais ils continuent d’exécuter en cachette le programme idéologique du nazisme.
Il faut se représenter à cet égard une Allemagne souterraine aux contours imprécis, une Allemagne qui abrite au fond de ses entrailles une population d’usuriers du national-socialisme. Et Heinrich Böll, en braquant le projecteur de la littérature sur le biotope infécond des intellectuels calculateurs, réussit le tour de force de saisir le paradigme de la fourberie, de l’idiotie et de la lâcheté. Par ce biais d’une efficacité redoutable, il restitue la fameuse banalité du mal théorisée par Hannah Arendt (3), c’est-à-dire l’immense degré de superficialité qui laisse le Mal prospérer sans renâcler et qui culmine dans la figure atomisée du fonctionnaire obéissant, prêt à légitimer tous les clichés d’une bureaucratie et tous les ordres les plus inhumains du moment que cela lui permet de conserver son emploi. Aussi, ce qui se dégage de ce coup de projecteur sur les commis accrédités de la poésie, subsides potentiels de l’État et assurément fonctionnaires des institutions du népotisme, c’est le désastre récurrent des élites, l’abominable commerce des intellectuels cooptés qui s’emparent d’un sujet à la mode (un «poète tombé sur le front russe, adversaire du système» – p. 208) et le transforment en gisement rentable. Sur les décombres du courage et de l’héroïsme, ils s’amusent à confectionner des emblèmes lucratifs, et, à les entendre, on croirait quasiment que ce sont eux qui étaient sous la menace des balles ennemies et qui résistaient en même temps aux directives barbares du nazisme. Ce phénomène d’appropriation des mérites n’est du reste pas une rareté dans le contexte universitaire ou tout autre secteur apparenté. S’il y a bien une constante à l’Université ou dans les ministères de la culture, c’est leur tendance maladive à titulariser des professeurs ou des experts qui n’ont pas les épaules pour enseigner ou utiliser les contenus de leurs spécialités putatives, d’où le fait que l’on puisse voir des Schurbigel palabrer sur des Raymond Bach, en l’occurrence des nains accomplis qui s’enorgueillissent de capitaliser sur les tombeaux des géants (cf. p. 111). Cette dramatique situation factuelle, amplifiée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et illustrée par l’insidieuse personnalité des intellectuels assis dans les canapés de la République, tous plus ou moins performants au regard de la perversion en acte, trahit le pourrissement généralisé de la pensée et explique peut-être de nos jours le reflux de toute littérature officielle ou de toute philosophie certifiée conforme en Occident, car il est inenvisageable de faire confiance à des institutions dont les pratiques relèvent des plus impressionnantes dérives totalitaires travesties. La description par Heinrich Böll des exploitants de la guerre et de toute espèce de catastrophe est de ce point de vue éloquente : «Ils entonnaient des hymnes tièdes sur un cœur chaud encore et, dans des laboratoires secrets, débarrassaient de leurs excréments les viscères brûlés de l’holocauste; après quoi ils en bazardaient secrètement le foie. Équarrisseurs déguisés, ils fabriquaient avec la bête morte non point du savon, mais de la culture; écorcheurs et devins, ils fouinaient dans les boîtes à ordures et chantaient leurs trouvailles sous forme de cantilènes. Quand ils se rencontraient, ils se souriaient comme des augures et Schurbigel, pêcheur en eau trouble à horizon humain, coiffeur à supra-dimensions, était leur pontife» (p. 208).
Nul ne s’étonnera d’apprendre que le minuscule lieutenant Gaeseler fait désormais partie de ce cercle de privilégiés soi-disant lettrés et qu’il a pour projet d’établir «une anthologie des poètes lyriques» (p. 38). Ce profil du docte nazi n’est pas sans faire écho à la formation de Joseph Goebbels qui pouvait se réclamer d’une thèse de littérature. Alors qu’on estime habituellement que les études raffinées ou les questions d’esthétique produisent des âmes vertueuses, il semble ici qu’on ait un préoccupant désaveu des humanités, la preuve que l’art et ses discours, dès qu’ils sont embrigadés à l’intérieur d’un faisceau politique, se dénaturent en tant qu’ils deviennent des marchepieds au service de quelques mégalomanes ou de quelques criminels de cabinet en recherche d’alibis. Dans le cas de Gaeseler, nous n’avons pas un homme qui vit pour la poésie, mais un rond-de-cuir qui vit de la poésie et qui instrumentalise l’œuvre de Raymond Bach à dessein d’en constituer une caution culturelle. Ce n’est que par intérêt que ce nazi masqué tresse des couronnes posthumes à Raymond Bach de sorte à montrer que lui et ses acolytes peuvent être éclectiques (cf. p. 261). L’objectif est de brouiller les pistes, de ménager la chèvre et le chou, de poursuivre le travail de sape de l’endoctrinement tout en exerçant un genre d’autocritique de leur fonds de commerce, au cas où, cela va de soi, la dénazification du pays prendrait une tournure irréversible. Que ce soit Gaeseler ou ses associés, tous ces mécontents qui jouent la comédie du ravissement parient sur le retour messianique de l’ère national-socialiste, sachant que les écoles atténuent parfois les crimes nazis et présentent les Russes comme la terreur ultime (cf. p. 323). Par conséquent l’intégration sociale de Schurbigel, de Gaeseler et de n’importe quel autre vétéran du nazisme à des postes sélectifs traduit une instabilité pathologique des valeurs.
De plus, la surpopulation de la racaille nazie au sein des établissements culturels en dit long sur la perméabilité de ces milieux, sur la manière dont on s’arrange pour que les grandeurs institutionnelles relatives fassent oublier les décadences réelles absolues. Il apparaît donc que l’après-guerre, en Allemagne, fut pour certains hommes louches une vaste entreprise de blanchiment de la moisissure psychique, les pires zélateurs du Troisième Reich ayant trouvé le moyen de se relancer diligemment après qu’ils ont perdu leur guide suprême. Ce n’est là que le continuum de l’imposture malgré le changement de décor politique, révélant une chose essentielle : l’imposture sommitale du nazisme, loin d’être affaiblie, a su concorder avec le modèle économique de l’Europe libérée, comme si, en définitive, la différence entre le fascisme hitlérien et le capitalisme mondial embryonnaire n’était qu’une pure illusion d’optique, les deux levains ne faisant que lever la même pâte de civilisation vénale. Autrement dit, supposons-le, il n’y avait pas de meilleurs candidats que les partisans du chancelier Hitler pour retrouver la prospérité à la suite du national-socialisme. Ces gens-là étaient mûrs pour s’engouffrer dans toutes les combines et toutes les prétendues bonnes intentions du monde d’après, comme ils avaient su se fondre agilement dans les renversements soudains de l’Allemagne dès 1933. On le sait mais il est indispensable de le ressasser : l’imposteur s’adapte à tout et à n’importe quoi, surtout dans les officines de la culture où se réfugie toute la putassière oisiveté d’une nation, et, d’ailleurs, nous le voyons en signes majuscules actuellement, avec ces intellectuels, écrivains et autres journalistes qui ont l’air de s’être considérablement renforcés pendant la pandémie du coronavirus, là où des morceaux entiers de la société sont devenus exsangues ou ont carrément périclité, faute de posséder le coefficient suffisant de charlatanisme, de mystification et de scélératesse pour persévérer dans un environnement social où l’injustice a nettement fructifié. Ainsi les gens de lettres brossés par Heinrich Böll font cruellement songer à nos propres troupeaux de dépravation et d’incompétence littéraires à la française, suggérant que le malheur des hommes procède moins de ses guerres que de l’incapacité à éliminer de la société ceux qui survivent de façon suspecte à toutes les guerres et qui en sortent chaque fois plus opulents. En outre, par analogie avec l’association de malfaiteurs qui circulent dans l’orbite de Schurbigel, on peut citer la figure équivoque d’Alfred Andersch, écrivain allemand de l’après-guerre auquel W. G. Sebald a réservé un traitement sévère, interrogeant les zones d’ombre de cet homme dont la trahison semble avoir été le mode de vie préférentiel (4).
On imagine alors aisément quelle a pu être la réaction intime de Nella quand elle a fortuitement croisé la route de Gaeseler, d’autant que cette honnête femme connaissait par Albert le nom de l’assassin oblique de son mari. Elle est révulsée par ce «petit bousilleur» au «regard fureteur» (p. 38), affublé de toute la panoplie physiologique de l’usurpateur professionnel, «joli et intelligent» (p. 38) au sens où son physique l’introduit facilement et où son intelligence n’a de prise que sur les mécanismes lubrifiés de la cooptation. En cela précisément, Werner Gaeseler est le reflet de l’homme intrinsèquement mauvais qui sauve les apparences et qui gravit les échelons dans un monde aussi mauvais que lui, rappelant par exemple le tempérament de l’acquéreur décrié par Gogol dans Les âmes mortes, à savoir ce trait de mentalité qui trafique de toutes les valeurs et qui se met en capacité de tout acheter et de tout vendre, y compris lorsqu’il s’agit de se procurer des morts et d’en exploiter le curriculum mortis. Il n’est question que de cela dès l’instant où Gaeseler négocie l’exégèse de Raymond Bach – il veut s’enrichir confortablement sur le dos d’un macchabée. C’est pourquoi Nella souhaite en première intention se venger de cet ignoble boutiquier. Elle veut qu’il ait une «fin mélodramatique» (p. 39) parce que «la guerre favorise toujours la dramaturgie», parce que «l’événement monstrueux [qui] se dresse derrière elle, la mort, […] tire l’action à elle, la tend comme une peau de tambour vibrant au plus léger toucher du doigt» (p. 45). Soulevée par sa «liturgie vengeresse» (p. 50), Nella bascule dans le délire passionnel qui excède la justice exacte d’un tribunal ordinaire, probablement parce qu’il n’est guère conseillé d’attendre quoi que ce soit du droit positif au cœur d’une Allemagne encore infestée de félons. Elle se formule donc cette promesse aussitôt qu’elle acquiert la conviction d’avoir identifié Gaeseler : «Je te tuerai, je te mettrai en pièces, je te scierai en petits bouts, avec mon arme qui est terrible, avec mon sourire qui ne me coûte rien […]» (p. 53). Ni pardon, ni amnésie ne sont manifestement tolérables pour Nella devant le gigantisme de la malfaisance nazie et elle est ainsi prête à dûment appliquer les principes exacerbés d’une lex talionis de son cru.
Mais tandis qu’elle se dirige vers un congrès de poésie dans la voiture de Gaeseler, tandis qu’elle essaie de tenir une conversation avec ce pénitent fallacieux, elle s’aperçoit que sa haine s’estompe au profit de l’ennui (cf. pp. 267-280). L’homme qui est assis à côté d’elle n’est qu’un médiocre opportuniste, une incarnation de la plus consternante banalité, un vestige du Troisième Reich qui avoue son écœurante nostalgie de l’officier général Erwin Rommel. Faut-il par conséquent se donner la peine d’anéantir un tel homme ? La désolante épiphanie de sa médiocrité n’est-elle pas déjà un lourd tribut à payer ? Mieux : un prévaricateur de cette modeste envergure mérite-t-il qu’on se risque au meurtre et que l’on aille en prison pendant que lui serait peut-être absous de ses forfaits ? On ne tue à la rigueur que les chefs, mais les vassaux de la médiocrité doivent être corrigés en recourant à des méthodes plus adéquates. Aussi l’entourage de Nella se charge-t-il d’intimider Gaeseler (cf. p. 364). La proportion de pusillanimité de Gaeseler laisse présager qu’une fois terrorisé, il se tiendra dans les limites imposées par la décence commune. Un imposteur de son acabit se dégonfle aussitôt qu’on le bouscule. En revanche, si Heinrich Böll insinue qu’il est possible d’agir localement sur tel ou tel point fixe de l’imposture, il sous-entend également que la réticulation de cette impureté est davantage problématique. Ce n’est pas un seul homme qu’il faut mettre hors d’état de nuire de temps en temps. Pour avoir une chance d’inverser la tendance d’une filouterie aussi démesurée, il convient quasiment d’en appeler à l’épuration radicale des centres névralgiques de l’imposture. Le roman de Böll recommande de se méfier singulièrement des ambassadeurs culturels de toutes les obédiences. Mais quel est le levier qui accélère bien souvent les réputations de ces jobards tout en marginalisant délibérément d’autres individus ? La presse évidemment. La presse car elle est aujourd’hui plus qu’hier la caisse de résonance la plus puissante et la plus fidèle des impostures. Que faisait la presse quand Schurbigel et Gaeseler organisaient leurs infâmes raouts poétiques ? Elle relayait (selon toute vraisemblance). Que fait la presse quand la pègre des prix littéraires en France récompense les plus serviles chieurs d’encre analphabètes ? Elle relaie. Tant que la presse n’aura pas été assainie, tant qu’il y aura un journalisme complice, non seulement nous n’en aurons pas fini avec les remugles dangereux du passé, mais, pire encore, de nouvelles formes plus rusées du national-socialisme pourront émerger. Les enfants des morts immortalisés par Heinrich Böll commandent a minima une révolte contre cette presse que Karl Kraus nommait le goitre du monde. Tôt ou tard ce scandale se règlera dans le sang d’une liposuccion à vif qui annihilera ce goitre.

Notes
(1) W. G. Sebald, Campo Santo (Constructions du deuil, Günter Grass et Wolfgang Hildesheimer).
(2) Éditions du Seuil, coll. Points / Les Grands Romans (2010). Traduction de Blanche Gidon.
(3) Cf. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem.
(4) Cf. W. G. Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle.