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18/07/2020

Le cœur est un chasseur solitaire de Carson McCullers, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Christopher Tomond (The Guardian).

Carson.jpg«[…] la terrible réalité de notre isolement, de cette impénétrable et transparente, insaisissable et perpétuelle solitude; de cette solitude indestructible qui entoure, enveloppe, revêt toute âme humaine du berceau jusqu’à la tombe et peut-être au-delà.»
Joseph Conrad, Un paria des îles.

La ségrégation élargie

Deux ans après la mort précoce du géant Thomas Wolfe, l’Amérique de Roosevelt découvre en 1940 un autre aspect de la précocité romanesque avec Le cœur est un chasseur solitaire (1) de Carson McCullers, portrait topographiquement versicolore d’une «ville du Sud aux étés longs» et «aux rares mois froids» (p. 16) mais où le sentiment d’un bi-chromatisme social prend rapidement le dessus. La thématique de la ségrégation est en effet indissociable de ce roman, comme elle l’est de toute façon pour la plupart des livres sudistes. Cela dit, une fois dépassée l’impression facile d’une première lecture, il semble que cette ségrégation se redéfinisse à l’instar d’une particularité nationale, d’une discrimination entre un pays normal et un pays pathologique, Carson McCullers ayant choisi de raconter une version prétendument lépreuse de son pays, c’est-à-dire les annales d’une de ces villes anonymes où les indigènes portent sur eux «l’expression désespérée de la faim et de la solitude» (p. 17). Or ce portrait d’une Amérique marginalisée n’en est que plus touchant aussitôt qu’on s’aventure à le prendre comme un autoportrait rétrospectif de la romancière, laquelle a subi de nombreuses faillites de la santé, jusqu’à mourir en 1967 à l’âge de cinquante ans. On peut en outre justifier la thèse d’une ségrégation plus vaste que son habituelle sémantique dès le tout début du roman, lorsque deux sourds-muets – Spiros Antonapoulos et John Singer – montent sur la scène littéraire et nous initient aux problèmes de la différence, du handicap et de la désocialisation, terrible trident qui requalifie le nègre par-delà les seules fureurs du racisme étant donné qu’à partir d’un certain seuil d’isolement on est toujours le nègre d’une élite bien intégrée, dût-on appartenir au camp des Blancs. Par conséquent Le cœur est un chasseur solitaire amplifie le sujet de la question noire en interrogeant une forme encore plus sournoise d’excommunication de l’Évangile américain, à savoir l’indifférence absolue, le mépris, l’avilissement possiblement organisé d’une population qui pourrait correspondre aux grands oubliés du New Deal. Au fond tous les personnages de ce chef-d’œuvre gisent dans le même moule ontologique, celui des invisibles que la littérature doit sauver, celui des outsiders condamnés par un faisceau de déterminismes qui devraient faire honte à ceux qui les cautionnent en se rassasiant d’une inertie bourgeoise.
Parmi tous ces réprouvés de la norme occidentale, incompatibles à l’hypocrisie et inassimilables à la monstruosité des psychologies carriéristes, John Singer s’illustre par son silence vocal et son intelligence discrète. Sa solitude acoustique est un appui considérable pour les cœurs esseulés qui viennent se confier à lui (cf. pp. 118-123). Il incarne un oracle taiseux qui agit en point de suture au sein de cette société blessée, toutes les pensées «[convergeant] vers lui comme les rayons d’une roue au moyeu» (p. 267). Il est l’oreille surnaturelle qui peut entendre les histoires des uns et des autres, une contre-oreille de Denys qui rassure et qui délivre, qui entend plus intensément, de la même manière qu’il a entendu Spiros pendant une décennie avant que celui-ci ne soit interné dans un asile, moins à cause d’une folie pure qu’en raison d’un excès de vitalité qu’un monde psychiquement anéanti ne pouvait tolérer. Du reste, on l’aura compris, la valorisation d’un personnage sourd-muet n’est pas un effet de manche ou un condiment émotionnel accommodant. La puissance narrative qui se joue à travers John Singer est telle que cet homme symbolise le maximum de réalité à l’intérieur d’un minimum de volume – son tempérament éclipsé fonctionne à rebours de sa capacité d’influence. De sorte que John Singer nous évoque un autre sourd-muet de la littérature sudiste, en l’occurrence Dummy, le mutique décisif et magistral de Shelby Foote dans Tourbillon, le muet légèrement voyeur par l’intermédiaire duquel tout bascule. Au même rang d’importance, donc, John Singer contribue à renverser de nombreux éléments de cette chronique méridionale. C’est un muet qui s’exprime à l’écrit ou par gestes depuis les profondeurs de la vérité, qui accouche progressivement ses interlocuteurs de ce qui les tracasse ou de ce qui leur enflamme le cœur, comme si la vérité ne pouvait apparaître que par petites touches successives, en cercles concentriques de plus en plus resserrés. Et forcément la vérité virtuelle de ce texte mythique se prononce en faveur d’une communauté de la souffrance davantage qu’en faveur d’une opposition triviale entre les Blancs et les Noirs. Derrière la ségrégation socio-politique flagrante se dresse l’emblème d’une corporation des Justes exclus du récit national.
Se dessine ainsi un conflit des légitimités entre les égarés du Sud et les favoris de la société de l’American way of life, les premiers n’étant que les bouc-émissaires des seconds, les soi-disant déviants montrés du doigt par la middle-class society, à ceci près toutefois que l’humanité décrite par Carson McCullers contient un réel degré de moralité par rapport à ceux qui se sont opportunément affirmés selon des lois inégalitaires ou des procédés douteux. La noblesse d’âme qui se dégage de cette ville de trente mille habitants, théâtre tragique de ce roman éternel, se comporte à l’instar d’un véritable produit de contraste pour corriger les discriminations superficielles et séparer plus subtilement le bon grain de l’ivraie, à savoir, d’une part, les puissances humaines volontairement reléguées dans un état d’impuissance et, d’autre part, les cabales de faibles qui ont voulu se venger des forces authentiques de la vie (2). Aussi ne voyons-nous jamais ces revanchards qui ont directement ou indirectement fabriqué le genre d’urbanité révélée par Carson McCullers, mais nous les devinons, nous les décelons par-delà les frontières de cette Cité mise au ban, nous les pressentons comme on anticipe un bruit suspect dans la nuit noire, tout comme nous soupçonnons leur «honte de n’avoir aucune chance d’être [vaincus]» (3). En d’autres termes, si Carson McCullers insiste sur les invisibles de l’Amérique, si elle fait de son livre un coryphée de la solitude en train de braconner la moindre trace de chaleur humaine, elle insiste également sur les invisibles qui prétendent avoir réussi en nous suggérant leur déloyale et spectrale omniprésence. Or c’est peut-être cela qu’il s’agit de traquer au-delà d’une fraternité si difficile à atteindre quand la pauvreté neutralise toute forme de réciprocité, c’est peut-être cela que tous ces cœurs solitaires recherchent inconsciemment : une silhouette de l’injustice, un prélude objectif à leur malheur, une raison valable de se réunir et de conjurer la mécanique perverse des discours officiels. Et outre le rôle fédérateur de John Singer pour accomplir cette formidable perquisition, il est indispensable de signaler celui de Biff Brannon, gérant du Café de New York, un troquet où ce limonadier voit passer tous les anormaux présumés, tous les désaxés que la Terre a pu engendrer, ce qui lui donne l’occasion de «saisir quelque chose de réel» (p. 28) en révoquant la tentation des apparences. Animé par une «chaude sympathie pour les malades et les infirmes» (p. 36), Biff Brannon, par exemple, ne juge pas l’ébriété polymorphe de Jake Blount, à la fois «paysan» et «professeur» (p. 30) durant ses monologues d’ivresse, tour à tour pragmatique et pédant, accoudé au zinc jusqu’à ce qu’il décroche un emploi de mécanicien pour un manège de chevaux de bois (cf. p. 86), allégorie de son tournis endogène et de son quotidien d’ivrogne, chaque pièce de ce carrousel étant comme l’inquiétante jument de Füssli dans Le Cauchemar.
Biff Brannon juge d’autant moins ses clients que sa femme Alice est une figure achevée de la vulgarité, de la mesquinerie et de la rudesse, prompte aux jugements expéditifs (cf. pp. 26-7). Biff Brannon est le type d’homme qui a embauché un Noir dans sa cuisine – Willie – et Biff Brannon est aussi le type d’homme qui peut laisser entrer dans son café le docteur Benedict Mady Copeland, le paternel de Willie, tout en feignant de n’avoir pas entendu cette ignoble remarque adressée au picoleur Blount : «Vous savez que vous n’avez pas le droit d’amener un négro dans un lieu où boivent les Blancs» (p. 37). À de multiples égards, le bistrot des Brannon est une plaque tournante de la ville, un électrochoc qui réveille de la léthargie municipale, une sorte d’endroit où l’on vient se réapprovisionner en joie de vivre afin d’alimenter ses fantasmagories ou son «kaléidoscope de l’ivresse» (p. 91). L’on y croise aussi bien un Blount insurgé, bituré de bonne heure et lecteur de Karl Marx, déçu de la passivité d’une populace médiocre et assoiffé de Grands Soirs alcoolisés, que la petite Mick Kelly, douze ans, fille de modestes propriétaires et mélomane, victime des préjugés de son époque dans la mesure où elle ne conçoit pas qu’un «homme de couleur» puisse être médecin (p. 68). Ce préjugé n’a en outre aucune espèce d’intelligibilité dans l’esprit de Mick – il n’est qu’une réaction, un cadavre idéologique rejeté par un glacier de croyances, le reflet d’une élite suprématiste qui n’habitera jamais dans cette ville mais dont les opinions néfastes ont eu le temps d’essaimer. C’est pourquoi les personnages d’une classe apparemment supérieure ne sont chez McCullers que les égaux des inférieurs supposés : eux aussi appartiennent au cadastre de cette ville abandonnée, imperceptible depuis les métropoles et les vastes centres financiers, de moins en moins attractive, semblable à un micro-continent obsolète qui serait à la dérive sur l’océan des bannissements.
Par un effet de choralité qui crée une brillante polyphonie, Mick se retrouve confrontée à Portia, la sœur de Willie, boniche au domicile des Kelly. L’athéisme vaniteux de Mick n’est pas sans soulever la ferveur de Portia qui recommande à sa maîtresse mineure les pratiques de l’Église presbytérienne ainsi qu’une dose d’humilité (cf. pp. 69-70). Puis l’avertissement succède à la recommandation, même si les mots de Portia ne relèvent pas tant de la menace que du désir d’arracher Mick à ses entêtements incultes lorsqu’elle assène ceci à la jeune fille : «Votre cœur battra assez fort pour vous tuer parce que vous n’aimez pas et que vous n’avez pas la paix» (p. 70). Pour preuve, Mick, en dépit de la grande maison de ses parents peuplée de locataires (parmi lesquels nous recensons John Singer), n’en est pas moins retranchée au fond de sa déréliction, attirée par la rue et par l’errance.


La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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