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10/08/2020
Apocalypses biologiques, 6 et 7 : La Chose d'un autre monde de J. W. Campbell Jr. et The Thing de John Carpenter, par Francis Moury
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Cette nouvelle (1) de John Wood Campbell Jr. (1910-1971), auteur et rédacteur en chef du célèbre magazine américain Astounding Science Fiction de 1937 jusqu'à sa mort, fut publiée en août 1938 puis adaptée, de manière assez différente, en 1951 et en 1982 par deux films devenus des classiques du cinéma fantastique et dont voici les critiques.
The Thing from Another World [La Chose d’un autre monde] (États-Unis, 1951) de Christian Nyby
Argument du scénario
Arctique, Alaska, première semaine de novembre 1951 : une créature à la structure végétale, venue d’un autre monde, est découverte dans la glace et accidentellement ramenée à la vie sur une base scientifique militaire américaine isolée, uniquement accessible en avion. La «Chose» fascine certes le docteur Carrington mais elle attaque bientôt les hommes et même les chiens de traîneau, afin de se nourrir du plasma de leur sang. Carrington comprend qu'elle pourrait sans difficulté supplanter l'homme sur Terre, en raison de sa prodigieuse capacité d'adaptation et de reproduction, de son absence de conscience morale. Il tente de la protéger, la tenant pour supérieure à la race humaine. L'officier venu en renfort avec quelques soldats (ainsi qu'un journaliste inutile et ahuri) organise tant bien que mal la défense de la base, s'opposant à Carrington de plus en plus vigoureusement. Cette défense devient bientôt, au fil des heures, en raison de la puissance de l'agresseur, une terrifiante lutte pour la survie.
Coproduit et supervisé par le grand producteur et cinéaste Howard Hawks, réalisé et donc signé par son excellent monteur Christian Nyby, adapté de la nouvelle Who Goes There ? de John W. Campbell Jr. par Hawks, Charles Lederer (seul scénariste crédité au générique d'ouverture) et aussi Ben Hecht selon certaines sources, La Chose d'un autre monde n'en conserve que la base et quelques paragraphes. Il s’en écarte sur certains points, notamment un tout à fait capital qui sera réintroduit par le cinéaste John Carpenter et le scénariste Bill Lancaster dans leur nouvelle adaptation The Thing (États-Unis, 1982) : la capacité de la Chose à prendre n’importe quelle forme, y compris une forme humaine.
La raison de la présence américaine est précisée dans la nouvelle : des expériences à réaliser sur le magnétisme en température inférieure à 0°. Aucune des deux versions cinéma ne précise ce point, qu'il s'agisse de la version censée se dérouler en Arctique (1951) ou de celle censée se dérouler en Antarctique (1982).
Les scènes spectaculaires de cette version 1951 sont sobres mais efficaces, souvent remarquablement montées. La découverte des traces dans la neige et leur ampleur matérialisée par le rapprochement géométrique des hommes; l'explosion d'une bombe thermique, le combat nocturne entre les chiens et la créature, sa main arrachée reprenant vie sous les microscopes; la reproduction des créatures nourries au plasma humain par Carrington : autant de séquences qui demeurent encore aujourd'hui impressionnantes.
Le suspense utilise les signaux radios (leur perte lors du voyage aérien d'Anchorage vers le site totalement isolé où Carrington effectue ses recherches est un premier élément d'inquiétude palpable) et les radiations atomiques (amplifiées au compteur Geiger lorsque la Chose approche). Sans doute faut-il y voir l'influence de l'âge atomique à partir de 1945 mais aussi celle de John W. Campbell Jr. qui s'intéressait à la technique des signaux radio électroniques et publia d'assez nombreux articles scientifiques les concernant. Les techniques de chasse et certains équipements militaires de la Seconde guerre mondiale sont aussi intégrés au récit, à commencer par les armes légères réglementaires américaines (pistolet Colt 45ACP 1911 en service de 1911 à 1986, carabine USM1 et USM2 respectivement en service de 1942 et 1944 à 1973) : gage de réalisme renforçant, comme toujours, la peur. Certains plans évoquent directement le film de guerre, qu'il soit aérien (Hawks était un pilote émérite) ou terrestre : genre qui fut un de ceux que Hawks, comme on le sait, servit le mieux.
L’histoire d’amour entre l'officier et la secrétaire du savant, les rapports ironiques ou amicaux entre les membres masculins de la base, traités d'une manière typiquement hawksienne, participent assez subtilement, eux aussi, d’une authentique dynamique de la terreur. Le casting en témoigne physiquement, d’une manière non moins hawksienne : Kenneth Tobey et les autres membres de la base se retrouvent finalement menacés par la folie d'un savant joué par le remarquable acteur Robert Cornthwaite dans le rôle d'un fanatique âgé, épuisé, fatigué mais dangereux. Cette agression d'abord relativement occulte puis ouverte de la vieillesse à l’encontre de la jeunesse est peut-être l'élément fondamentalement angoissant du film : comme une revanche perverse de Thanatos sur Éros. Même l’impuissance masochiste mimée par Kenneth Tobey afin de séduire la mignonne Margaret Sheridan annonce, sous couvert d'une scène de comédie légèrement érotique, une action de plus en plus dangereuse qui lui laisse effectivement de moins en moins de latitude et de choix : l’ironie assez sombre de la mise en scène transforme rétrospectivement la portée de cette scène.
Fonctionnel et poétique, au carrefour de la science-fiction et du fantastique, – si cette plante vampire ne venait pas d’un autre monde mais du nôtre, le scénario ressortirait alors davantage du genre fantastique que de sa catégorie science-fiction : le cas est illustré dans Le Baron vampire [Blood Suckers / La Isla de la muerte] (*) (R.F.A. / Espagne / États-Unis, 1967) de Mel Welles avec Cameron Mitchell et Kai Fisher – et d’une rigueur modeste produisant une efficacité pourtant exemplaire, La Chose d’un autre monde demeure, encore aujourd’hui, inquiétant.
(*) Il ne faut évidemment pas confondre, à l'article défini près, ce titre français d'exploitation avec Baron vampire [Gli orrori del castello di Norimberga / The Torture Chamber of Baron Blood] (Italie / RFA / États-Unis, 1972) de Mario Bava avec Joseph Cotten et Elke Sommer. Les titres homonymes sont une plaie constante et un piège redoutable de l'histoire du cinéma mondial, qu'ils soient originaux, traduits ou inventés par les distributeurs des divers pays.
The Thing (États-Unis, 1982) de John Carpenter
Argument du scénario
Antarctique, début de l'hiver 1982 : les membres de équipe américaine scientifique «U.S.N.S.I. Station 4», découvrent, à la faveur d'un affrontement mortel, qu'un monstre extra-terrestre pourchassé par des survivants norvégiens s'est réfugié chez eux. Pire encore, il se réfugie bientôt en eux, à l'intérieur d'eux car il est capable d'imiter toute forme de vie, non seulement la vie cellulaire primitive mais encore les formes les plus évoluées, y compris l'homme. Visible parfois au moment précis où il change d'enveloppe, un test sanguin simple permet bientôt de l'identifier mais sa mise au point n'interviendrait-elle pas trop tard : qui est encore humain sur la Station 4 ?
The Thing de 1982 n'est absolument pas un «remake» du film intitulé The Thing From Another World de 1951 : c'est une nouvelle adaptation de l'histoire originale de John W. Campbell Jr. de 1938, d'ailleurs plus fidèle à son esprit et ne conservant que certains éléments basiques de la version cinéma de 1951. Elle modifie en effet d'emblée un certain nombre de données : l'action 1982 ne s'y déroule pas en Arctique mais en Antarctique; aucune femme ne vit dans la base américaine de 1982 à la différence de celle de 1951 et, surtout, le monstre n'est plus le même du tout. Il est, certes, toujours d'origine extra-terrestre (cet élément ne fait plus partie du suspense car il est d'emblée montré en pré-générique : c'est une des rares faiblesses – voire la seule ? – d'un script qui, sur ce point précis, me semble nettement inférieur à celui de 1951) mais sa manière de procéder est devenue à la fois plus sournoise et, lorsqu'elle est révélée par inadvertance ou par l'artifice volontaire des hommes, plus graphiquement terrifiante.
On l'a souvent écrit : The Thing est probablement le film le plus pessimiste de Carpenter mais c'est aussi celui qu'il avoue préférer parmi ceux qu'il a signés. De ses deux variations tournées à partir de classiques antérieurs du cinéma fantastique, c'est le meilleur des deux, car sa version 1995 de Le Village des damnés – l'original anglais signé Wolf Rilla d'après le roman de John Wyndham date, comme on le sait, de 1960 – est moins inspirée bien que plastiquement tout aussi novatrice puisque, tout comme en 1982, Carpenter ajoute, avec l'aide d'Universal, un budget conséquent, un écran très large et la couleur à des histoires autrefois filmées en écran standard ou moins large et en N&B; il ajoute aussi un considérable travail sur le son que les versions originales antérieures ne pouvaient évidemment pas prévoir ni égaler, faute de disposer des techniques Dolby Stéréo multicanaux. Signalons à ce sujet une originale et angoissante musique d'Ennio Morricone, qui prolonge tout à fait le style musical de Carpenter compositeur lorsqu'il illustrait ses propres films : on peut parler d'osmose musicale entre les deux compositeurs, sur ce titre. En dépit de son ampleur graphique, The Thing fut pourtant mal reçu par la critique américaine qui le jugea excessif, déplaisant, trop violent. Le temps lui a, depuis, rendu justice et l'a érigé en classique, à l'égal de celui de Nyby supervisé par Hawks auquel le générique d'ouverture rend hommage à l'apparition du titre.
«Je sais que je suis humain. Je sais que certains d'entre vous sont humains mais il y a parmi nous une imitation qui veut nous tuer...» : le début de ce célèbre discours nocturne de McReady, le solitaire pilote d'hélicoptère de la base, manifeste l'aspect réflexif de l'atroce découverte tandis qu'un biologiste solitaire et de plus en plus halluciné, simule avec effroi l'expansion virale de la Chose et calcule à l'ordinateur combien de temps elle mettra (compte tenu d'une évaluation démographique de 1982) pour pénétrer l'ensemble de la population humaine, une fois qu'elle aurait quitté l'Antarctique pour se répandre sur le restant de la Terre : 27 000 heures = 1 125 jours = 3 ans et 1 mois environ .
Entre lumière verte des écrans d'ordinateur et lumière jaune des lance-flammes militaires réglementaires, la nuit s'installe progressivement. Comme dans le film de 1951, certes, mais davantage en extérieurs qu'en intérieurs : l'action d'abord diurne devient essentiellement nocturne à mesure que la terreur s'installe et que l'action progresse.
Assurément, l'idée d'une créature extra-terrestre prenant possession de l'enveloppe humaine est un vieux thème de la littérature et du cinéma de science-fiction : voir It Came From Outer Space [Le Météore de la nuit] (États-Unis, 1953) de Jack Arnold d'après une histoire de Ray Bradbury. Et on peut remarquer, sur le plan de l'histoire du cinéma, que l'alliage du thème de l'invasion interne et de celui de la créature végétale accouche, dès 1955, du génial Invasion of the Body Snatchers [L'Invasion des profanateurs de sépultures] (États-Unis, 1955) de Don Siegel, qui sera refait deux fois par Hollywood en deux variations intéressantes : Invasion of the Body Snatchers [L'Invasion des profanateurs] (États-Unis, 1978) de Philip Kaufmann, Body Snatchers (États-Unis, 1993) d'Abel Ferrara. Que la vie végétale supplante la vie animale demeure le fondement de la terreur illustrée dans ces trois titres : concernant leur origine naturaliste, mythique, philosophique, sans doute faudrait-il relire les pages décisives de Roger Caillois sur les implications multi-disciplinaires du mimétisme (2).
Il faut cependant reconnaître que The Thing traite le sujet en le poussant dans ses ultimes retranchements logiques. Vers la même époque (mais tout de même trois ans plus tard que Carpenter), d'une manière non moins graphiquement originale, The Hidden (États-Unis, 1985) de Jack Sholder traitera un sujet très proche (le thème majeur du cinéma fantastique : celui du double, peut aisément devenir un thème de science-fiction) oscillant entre humour noir, pure terreur, poésie enfantine, entre film policier violent et film de science-fiction inquiétant. Mais on peut préférer à ces oscillations constantes (si bien unifiées fussent-elles par un montage régulièrement virtuose) de Sholder la ferme ligne directrice du Carpenter, beaucoup plus angoissante encore en raison de son unité de fonds et de sa linéarité obsédante de forme. Cette fermeté de la ligne directrice est d'ailleurs, au fond, le meilleur hommage que Carpenter pouvait (et voulait) conjointement rendre à la nouvelle de Campbell Jr. d'une part et au film de Nyby supervisé par Hawks d'autre part.
Signalons enfin qu'il existe un troisième film (une «préquelle» : ce nom barbare désignant une action située avant une autre lui servant de référence dans l'histoire du cinéma) à savoir l'homonyme The Thing (États-Unis / Canada, 2011) de M. van Heijningen Jr. qui raconte ce qui s'est passé dans la base norvégienne avant que les Américains ne l'explorent dans le titre de 1982. Il n'est, hélas, pas à la hauteur du titre de 1951 ni de celui de 1982.
Notes
(1) John W. Campbell Jr., La Bête d'un autre monde (Who Goes There ? [initialement paru en 1938]) fait partie de son recueil de nouvelles réunies en 1948 : Le Ciel est mort (Éditions Denoël, collection Présence du futur, volume n°6, traduction par Alain Glatigny, 1955).
John W. Campbell Jr. est considéré aujourd'hui par les Anglo-saxons non pas certes comme l'auteur mais comme l'éditeur majeur de la littérature de science-fiction américaine du vingtième siècle, au moins concernant la période 1937 à 1970. Poul Anderson, Isaac Asimov et d'autres ont déclaré qu'il avait déterminé le passage du genre à l'âge adulte, en raison de sa double exigence de réalisme technique et de réalisme psychologique. On devait impérativement franchir ces deux fourches caudines si on souhaitait publier un texte dans Astounding Science-Fiction, la célèbre revue qu'il dirigea à partir de 1937 jusqu'à sa mort. Il fut honoré par plusieurs prix et récompenses de son vivant dans son pays d'origine mais demeure peu connu en France. Son titre de gloire, chez nous, est surtout d'avoir écrit cette nouvelle La Bête d'un autre monde intégrée dans Le Ciel est mort. En revanche, dans son pays d'origine, il fut aussi connu, durant les années 1960-1970, pour ses vigoureuses prises de position, parfois provocatrices ou volontairement excessives, dans divers secteurs : politique (il vota George Wallace aux élections de 1968), para-psychologie (parfois d'une rigueur scientifique moins élevée que celle qu'il imposait à ses auteurs en quête de publication durant son âge d'or), questions sociales et sanitaires diverses.
(2) Roger Caillois, Le Mythe et l'homme (Éditions Gallimard, NRF, 1938 + préface de Caillois ajoutée à la réédition en collection Idées-Gallimard de 1972).
Note sur les sources techniques
Film 1951 : DVD-9 français zone 2 PAL – Éditions Montparnasse, collection RKO, édition collector octobre 2006
Film 1982 : BRD américain Universal 2008 + BRD américain collector Shout Factory 2016. NB : Les illustrations des jaquettes de ces deux BRD sont, en 2008 comme en 2016, d'une absurde laideur par-dessus laquelle il faut savoir passer en raison du progrès technique représenté par ces deux éditions. Mieux vaut cependant, si on en a le loisir, les remplacer par une photocopie à la taille du boîtier de l'affiche cinéma originale 1982 noire, blanche et rouge qui demeure une des plus belles de l'histoire du cinéma fantastique.