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11/01/2021
La France et les États-Unis à l’épreuve du Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler (Essai d’analyse morphologique du XXIe siècle occidental), par Christophe Scotto d’Apollonia
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Christophe Scotto d'Apollonia est avocat dans le domaine de la propriété intellectuelle. Il lancera dans les prochains mois la revue Points & Contrepoints (revue périodique de poésie en prose et en vers et de critique littéraire).
Nous proposons ci-après un essai sur la philosophie de l’histoire d’Oswald Spengler, ainsi que sur sa méthodologie dans le décryptage de l’actualité sociopolitique et géopolitique. L’essai étant assez long, nous en publions seulement le premier quart. Le lecteur intéressé découvrira l’essai entier dans le document PDF ci-joint.
Le Déclin de l'Occident (Esquisse d'une morphologie de l'histoire universelle) (1) est l’œuvre principale et capitale de la philosophie de l’histoire depuis un siècle. Publié en deux parties, la première en 1918, la seconde en 1922, rapidement traduit dans toutes les langues, à l’exception notable du français (2), cet esen deuxsai d’Oswald Spengler (1880-1936), qui s’inscrivait plus ou moins malgré lui dans le mouvement intellectuel de la Révolution conservatrice allemande (1918-1932), a fasciné et déterminé parmi les plus grands esprits; et seul le triomphe du gauchisme culturel a pu ces dernières décennies jeter sur lui l’ombre idéologique funeste de son mancenillier cérébral.
Ses nombreux disciples se découvrent dans les domaines les plus divers. Après lecture du Déclin de l’Occident, leur œuvre en semble marquée au fer rouge. Citons Ernst Jünger, André Malraux, Pierre Drieu la Rochelle, Howard Phillips Lovecraft, Issac Asimov, Claude Lévi-Strauss, Arnold Toynbee, Julien Gracq, Cioran, Ernst Nolte, Samuel Huntington, Alain de Benoist, Philippe Muray. En France, l’essai méconnu de Drieu la Rochelle (3) intitulé Notes pour comprendre le siècle (1941) nous paraît l’écrit français le plus spenglérien jamais paru. Certaines pages de Tristes Tropiques (1955) semblent calquées sur Le Déclin de l’Occident. Samuel Huntington doit à Spengler tous ses concepts historiques, dont celui de choc des civilisations, et le livre éponyme (1996) lui est un véritable hommage, bien qu’Huntington ne soit qu’un sous-Spengler assez timide – à l’instar de Toynbee, et que dire de Nolte ! La Nouvelle Droite, et en particulier Alain de Benoist, dès les années 1970, s’est explicitement réclamée d’Oswald Spengler, et n’a jamais failli à son admiration depuis, jusque dans les numéros les plus récents de la revue Éléments. Les deux plus fameux essais de Philippe Muray : Le XIXe siècle à travers les âges (1984) et Après l’Histoire (1999-2000), sont imbibés de la pensée spenglérienne. Et comment comprendre des œuvres romanesques aussi fascinantes qu’Héliopolis (1949) d’Ernst Jünger, Aux Montagnes de la Démence (1931) de Lovecraft, le Cycle de Fondation (1942-1993) d’Isaac Asimov, et les essais sur l’Art et l’Histoire de Gracq, Cioran et Malraux, publiés entre 1950 et 1980, sans s’être au préalable imprégné de Spengler ?
La méthode analytique que propose Le Déclin de l’Occident est proprement inouïe. Pourtant, Oswald Spengler ne prétendait pas à l’originalité absolue. Il déclare dès les premières pages de son essai, précisément dans l’Introduction, qu’il ne fait que poursuivre, étendre et approfondir une méthode d’analyse historique initiée instinctivement, presque inconsciemment, par Goethe dans ses écrits poétiques et dramatiques, en particulier dans les deux Faust (1808 & 1832), puis théorisée et affinée par Friedrich Nietzsche dans Par-delà Bien et Mal (1886) et Généalogie de la morale (1887). Fausse modestie ? Hommage sincère d’un thuriféraire ?
L’influence nietzschéenne est une évidence. Plus profondément, l’œuvre de Spengler s’inscrit dans le vaste mouvement germanique contre les Lumières, d’abord entaillées par le Romantisme de la Sturm und Drang, ensuite balafrées par Hegel et Kierkegaard, enfin dépassées et immolées par Nietzsche et Freud, et dont la Révolution conservatrice allemande de l’Entre-deux-guerres se voulut le premier avatar métapolitique. Voici un siècle que la Philosophie des Lumières est une sénescence surannée, une putréfaction intellectuelle, que les Lumières se sont éteintes dans les âmes européennes dont elles ne devraient plus servir que de fumier aux intelligences. Voici pourtant un siècle que les idéaux sociopolitiques et géopolitiques occidentaux en restent tributaires (le gauchisme culturel dans un capitalisme néolibéral); ceci explique le dédain universitaire envers l’œuvre de Spengler.
Toujours est-il que cet essai dense d’un millier de pages imprimées en petits caractères est, plus qu’une révolution intellectuelle, une véritable révélation humaine. C’est en réalité l’essai historique le plus roboratif jamais rédigé. Ses lignes traumatisent à jamais notre vision de l’Histoire… et de l’actualité.
La recension détaillée d’un tel ouvrage mériterait une étude approfondie qui étendrait cet article jusqu’à user la patience du lecteur. Elle a, de fait, plusieurs fois été rédigée. Nous nous contenterons de renvoyer le lecteur curieux au numéro 59-60 (mars 2011) de la revue Nouvelle École ainsi qu’aux nombreux articles publiés sur la Toile, qui en proposent d’excellents résumés pédagogiques.
Notre volonté ici est plutôt de montrer au néophyte la vigueur et l’actualité brûlante de cette œuvre, de susciter en lui le désir impérieux de la dévorer, en l’appliquant directement à la situation sociopolitique et géopolitique contemporaine. Quant aux initiés, nous leur offrons le bonheur d’exercer leur intelligence en confirmant ou infirmant notre analyse.
Dans cet objectif, nous nous contenterons d’offrir, avant de la mettre en pratique, un bref résumé de la méthode analytique spenglérienne, ainsi que des nuances que nous y apportons (I).
La mise en œuvre consistera à comparer la civilisation occidentale (européenne et nord-américaine) à celle de l’Antiquité gréco-romaine (Grèce, Étrurie, Rome), afin de déterminer le stade historique actuel de la France et des États-Unis, et prédire par là même l’avenir de la France à travers ses seuls scénarios possibles (II).
I – LA MÉTHODE ANALYTIQUE SPENGLÉRIENNE DE L’HOMOLOGIE HISTORIQUE
a) Les phases morphologiques des civilisations
L’analyse d’Oswald Spengler se fonde sur l’observation que chaque culture constitue une Vision du Monde (Weltanschauung ou Psyché) originale, unique et exclusive, circonscrite par des totems et des tabous, exprimée par des symboles précis, partagée par une population donnée, dans un lieu défini, et que cette vision se développe toujours, à travers les siècles, selon un schème spécifique.
Cette Vision du Monde, ou Psyché culturelle, va déterminer en son aire les rapports sociaux, économiques, politiques, artistiques, philosophiques, théologiques, amicaux, amoureux qu’elle a frappés de son sceau psychique. Autrement dit, notre esprit se construit autour de l’héritage spirituel, intellectuel, impressif et génétique de nos ancêtres, que nous transmettent notre famille, notre classe sociale, notre éducation premières, dont nous sommes imprégnés, imbibés même, dans l’enfance et l’adolescence, qui s’impose ainsi, instinctivement et inconsciemment, à l’individu adulte, formant son psychisme; et dont personne, sauf de rares intelligences, ne saurait s’abstraire.
L’objectif des individus les plus éminents (clercs et aristocrates, devenus intellectuels et politiciens) sera alors de poursuivre la logique de cette vision en l’approfondissant et en la confrontant au Réel. Cette confrontation engendre un mouvement dialectique (donc tragique) entre le Réel (Nature, Cosmos, Cultures étrangères) et la Psyché culturelle.
Ces considérations mènent Oswald Spengler à préciser qu’une civilisation n’est pas tant une unité ethnique, linguistique, géographique ou religieuse qu’une communauté de destin.
Deux individus issus de cultures différentes peuvent donc user de la même langue et des mêmes concepts abstraits (Justice, Liberté, Égalité, Fraternité, Dieu, Laïcité, Patrie, etc.) sans que les définitions desdits concepts se rejoignent, puisqu’elles ne recouvrent pas la même perception du Réel. Ces deux individus occasionnent ainsi, à leur insu, un dialogue de sourds susceptible d’engendrer les pires méprises et, sous l’accusation d’hypocrisie, des haines inexpiables – ceci précisé qu’une langue, à moins d’être un sabir, est toujours formatée à l’aune d’une culture donnée. Les psychismes culturels s’avèrent, en conséquence, radicalement hermétiques entre eux, à l’exception d’individus d’une intelligence et d’une érudition exceptionnelles.
Spengler compare dès lors les stades historiques d’une culture donnée, par nature tragiques et dialectiques, à un développement organique, ce qui explique le choix des métaphores morphologiques fauniques et floristiques pour désigner lesdits stades (4) :
- L’enfance et l’adolescence ou phase printanière : la Psyché culturelle se caractérise alors par une mystique onirique ancrée dans un paysage rural maternel et s’exprime en symboles poétiques.
- L’âge adulte ou phase estivale : la Psyché se caractérise par une âme encore pleine du souvenir de l’enfance, et s’exprime à travers des symboles rationalisés.
- L’âge mûr ou phase automnale : la Psyché se caractérise par un rationalisme et une irréligion prégnants en raison du déracinement citadin, entraînant un oubli de l’esprit de jouvence originel, mais les esprits, plus préoccupés du Monde que du Ciel, de la Nature que du Cosmos, sont encore plein de vigueur, et s’expriment par concepts et abstractions.
- La vieillesse ou phase hivernale : la Psyché se caractérise par une frilosité devant la cruauté de la Nature et devant d’autres jeunesses, ne s’exprime plus que dans un Droit mesquin et des ambitions sociopolitiques matérialistes;
- Pétrification cadavérique : la Psyché devient incapable de création nouvelle, et soit se contente de l’imitation itérative des créations anciennes (période post-historique), soit plonge dans l’amnésie culturelle (prélude à une acculturation).
Dans la culture française, par exemple, la jouvence printanière correspond à la seconde moitié du millénaire médiéval (1095-1494) (5), la jeunesse estivale à la Renaissance et au Baroque (1494-1653) (6), l’âge mûr automnal à Versailles et aux Lumières (1653-1815) (7), la sénescence hivernale à la Révolution industrielle et à la décolonisation (1815-1969) (8), la décomposition cadavérique s’instaurant à compter des années 1970.
Toutes les cultures commencent par une époque mystique des cathédrales et des croisades sise au sein de paysages agrestes, se composent exclusivement de paysans, d’aristocrates et de clercs, répartis en trois ordres, ordres divisés en classes sociales hermétiques et très racées (par endogamie génétique); toutes s’achèvent dans des mégapoles petites-bourgeoises coupées de la campagne originelle où se brassent toutes les ethnies et toutes les classes sociales jusqu’à ne plus se distinguer dans un informe métissage; entre les deux époques, de huit à treize siècles peuvent s’écouler, ce que, par facilité théorique, Spengler va ramener à une période millénaire, soit un décompte morphologique sur dix siècle – de même qu’un être humain, de nos jours, a, dans les pays industrialisés, une espérance de vie moyenne de quatre-vingts ans, alors que certains individus s’éteindront de mort naturelle à soixante ans et d’autres centenaires. Il s’en induit que les phases historiques modelées par la morphologie ne durent pas toutes le même nombre de décennies ou de siècles. Par exemple, si la jeunesse estivale est censée durer en moyenne deux siècles dans chaque civilisation millénaire, cela signifie qu’elle dure au minimum un peu plus d’un siècle et au maximum trois siècles soit entre cent vingt années et trois cents années, en raison de contingences imprévisibles : guerres civiles, invasions, épidémies, génocides, isolat culturel, acculturation forcée, épuisement des esprits en raison d’épreuves tragiques, génie exceptionnel avortant par son œuvre (politique ou artistique) la postérité potentielle; mais dans tous les cas, cette phase historique aura lieu à tel stade morphologique.
Quelle nécessité de s’achever pour une culture ? C’est l’objection principale formulée contre Spengler par ses contempteurs. Cette nécessité semble pourtant évidente. Un artiste, parvenu à la perfection de son art, s’étiole ou se tait. Chaque écrivain cherche à rédiger une œuvre, symbiose de la perfection stylistique et de la profondeur philosophique, de celle-ci incarnée par celle-là, œuvre à la recherche de laquelle il épuise son existence entière, sans toujours y parvenir. Les écrivains et poètes dont l’âme atteint ce sommet deviennent soudain silencieux, ou bien passent le reste de leur vie se plagier. Dans ce dernier cas, ils accoucheront peut-être de beaux livres; cependant, même mieux maîtrisés sur le plan stylistique, ils n’obtiendront jamais la fraîcheur solaire de l’œuvre à son zénith. Ainsi de Jean Racine, qui à la onzième tragédie, Phèdre (1677), après treize années de tragédies successives, atteignit sa perfection, et se tut. Il ne reprit la plume qu’à la demande expresse et insistante de la reine morganatique, et ses deux tragédies suivantes, Esther (1689) et Athalie (1691), si elles se révèlent encore meilleures par le style, la maîtrise du sujet et la profondeur, ne possèdent plus cette fièvre qui fascine dans les vers des années 1660-70 : elles sont d’une superbe cristallisée. Racine s’est simplement plagié.
Il en va de même des cultures : chacune cherche à porter à la perfection une Psyché culturelle qu’elle veut imposer à la Nature, à la société, à Dieu, aux concepts, à l’étranger; tous ses arts : politique, militaire, esthétique, y tendent fébrilement. Lorsqu’elle y est parvenu, elle s’étiole, puis se plagie (pétrification) ou se tait (acculturation). Et les générations successives ne font que reprendre le travail des générations précédentes où celles-ci l’ont abandonné, travail dont hérite leur psychisme culturel. L’Art français a trouvé une sorte de perfection à la fin du XIXe siècle et dans le premier tiers du XXe; il n’a plus rien à dire depuis, et les quelques génies littéraires qui subsistent, malgré leur fièvre personnelle, ne parviennent pas à sortir du roman proustien ou célinien. On observe le même mouvement dans la mode : alors qu’un profane observe à l’œil nu les dissemblances flagrantes entre les modes des décennies successives 1920 et 1930, ou bien 1970 et 1980, les décennies 2000, 2010, 2020 ne se distinguent plus que par des nuances, et il serait aisé de faire passer la plupart des vêtements de l’an 2000 pour une mode vestimentaire 2020, alors qu’il était ridicule de porter un habit 1920 en 1930, ou 1975 en 1985. Sur le plan politique, l’Ancien Droit à travers le régime monarchique incarnait l’âme française; son anéantissement par la Révolution de 1789, qui crut à la mode rationaliste pouvoir tout engendrer ex nihilo, faillit sonner le glas d’une culture qui chercha ensuite fébrilement à retrouver une forme organique à travers des soubresauts révolutionnaires et putschistes réguliers de 1789 à 1958; la Constitution gaullienne (1958-1962) lui a accordé cette grâce; et depuis, les réformateurs constitutionnels appelant à une VIe République ne proposent sous ce nom qu’une resucée de la IVe (1946-1958). Quant à l’art militaire, il a trouvé son héros avec Napoléon (1799-1815), et il a fallu une succession de catastrophes jusqu’à Diên Biên Phu (1954) pour que les militaires français abandonnent leur fascination morbide pour l’empereur déchu.
C’est en ce sens que les cultures sont un psychisme communautaire développé selon une logique morphologiques par une élite imbibée de ce psychisme.
Dès lors, Oswald Spengler effectue une distinction désuète entre culture et civilisation : la «culture» désignerait la période de vitalité d’une culture, la «civilisation» celle de sa putréfaction. Nous lui préférerons, dans l’étude ci-après, la distinction plus moderne entre préhistoire et histoire : la culture désignera ainsi tout peuple présentant une Vision du Monde originale; mais la civilisation intronisera son entrée dans l’Histoire, laquelle entrée naît d’un rapport dialectique violent entre les individus, les idées, les ordres et les classes sociales d’une culture donnée. En d’autres termes, la préhistoire se caractérise par une pensée clanique, tribale et hiérarchisée autour d’un chef de clan (élu ou héritier), dans une structure souvent limitée à quelques centaines ou milliers voire dizaines de milliers d’individus : ainsi des Aborigènes d’Australie, des Amérindiens d’Amazonie ou d’Amérique du Nord, des peuples nomades d’Afrique, des Germains païens ou ariens des Grandes Invasions, des Musulmans de Ciscaucasie (Daghestan, Ossétie, Tchétchénie, Circassie), des Mongols hunniques. Ces peuples anhistoriques connaissent certes des luttes de pouvoir entre individus, mais non idéologiques, non dialectiques : il ne s’agit pas pour eux de transformer morphologiquement leur culture, mais de diriger un groupe donné. Les luttes médiévales entre Guelfes et Gibelins pour savoir qui du pape ou de l’empereur doit détenir et incarner le pouvoir spirituel, de même que les contre-révolutions opposées à des révolutions en vue d’instaurer des ordres politiques s’excluant, leur restent inconcevables. Dans la phase préhistorique (dénuée de toute expérience historique) ou post-historique (civilisation pétrifiée) d’une culture, termes que nous confondrons désormais sous celui d’anhistorique, la tribu fonctionne sur un mode de croyances, de totems et de tabous inviolables et indubitables, dont la mise en œuvre est effectuée par le chef sur lequel pèse toute responsabilité, tandis que la moindre incartade, la moindre originalité est sévèrement châtiée. Or, les grands concepts politiques et philosophiques, les grands symboles théologiques et artistiques naissent, à l’inverse, et en toute logique, de la dialectique historique, de la déchirure qu’instaure celle-ci dans les âmes et les corps (sociaux). Sans Histoire, point de grande littérature, point de recherche artistique, nul questionnement philosophique ou social, aucune contradiction politique. Ainsi s’explique, chez ces peuples, l’état permanent de république bananière, en raison d’un corps électoral déterminé par son ethnie et sa religion (ou doctrine conceptuelle), ce à l’inverse de la dialectique interne aux sociétés historiques, où les classes sociales, les ethnies et les trois ordres se fractionnent en fonction de l’idéologie (par exemple, les Romains de -50 entre Pompée et César, ou le prolétariat allemand de 1930 entre le parti communiste (KPD), le parti nazi (NSDAP) et le parti catholique (Zentrum)). Cette analyse s’observe et se confirme en particulier dans la musique : celle des peuples anhistoriques se fonde sur des rythmes heurtés, des battements et clappements, et peu ou prou sur la mélodie, laquelle résulte à l’inverse d’une distorsion rythmique, d’une indépendance de la cadence monotone, donc d’une exigence mathématique, c’est-à-dire dialectique : ainsi de la musique polyphonique et contrepointique occidentale. Il en est de même dans le style littéraire anhistorique : les phrases à la syntaxe simplifiée (sujet-verbe-complément) ne se distinguent plus de l’oralité, ou se hachent sur le mode d’un marteau-piqueur (phrases d’un ou deux mots); tandis que l’écrit littéraire trace en période historique les runes sacrées : il diffère de l’oralité quotidienne, car il est une incantation à caractère mystique, et s’étire alors dans un long souffle : les styles proustien, célinien et aurevillien en constituent l’apogée en langue française.
L’analyse distinctive entre Histoire et Préhistoire, confirmée par toute l’anthropologie des sept dernières décennies, à commencer par Tristes Tropiques (1955), force à consacrer dorénavant le terme de culture aussi bien aux peuples historiques que préhistoriques. La période dialectique millénaire, correspondant à la morphologie de l’Histoire, doit donc y être discernée. À ce titre, le terme de civilisation convient à la perfection. Quant à la période de pétrification post-historique, comme le montre Spengler, elle correspond à la décrépitude progressive de la dialectique historique jusqu’à son anéantissement, signifiant un retour à la pensée tribale, donc anhistorique. Pour user du calembour de Philippe Muray, l’Après-Histoire rejoint la Préhistoire.
b) L’analyse homologique des civilisations
Ainsi les civilisations, et non les cultures, connaissent-elles un mouvement morphologique irrépressible que nous nommons plus communément Histoire. La question est alors de savoir pourquoi les civilisations ne connaissent pas une histoire événementielle strictement identique.
La réponse est simple, et biologique. Les civilisations se composent d’individus, certes déterminés par le sceau psychique civilisationnel, mais aussi par une composante génétique singulière; ces individus vont se retrouver alliés ou confrontés à des individus eux aussi singuliers; cela va les mener à mettre en œuvres des contingences (faits sociaux, militaires et politiques) aléatoires, qui prendront un tour inédit au regard des autres civilisations du même âge morphologique.
C’est ici qu’apparaît la nécessité scientifique de la comparaison homologique. L’homologie consiste à mettre en parallèle deux époques issues de deux civilisations différentes, ou bien deux cultures appartenant à la même civilisation, en tenant compte de leur âge morphologique.
Voici un exemple d’analyse homologique à propos de deux cultures appartenant à la même civilisation au même âge morphologique, à savoir les royaumes de France et d’Angleterre au milieu du XVIIe siècle : tous deux connaissent au même moment des guerres civiles engendrées par une bourgeoisie naissante, une aristocratie déclinante, contre un pouvoir étatique royal centralisateur en pleine expansion bureaucratique : ce sera en Angleterre la Grande Rébellion ou Guerre civile anglaise (1642-1649), en France la Fronde bourgeoise suivie de la Fronde des Princes (1648-1653); sauf qu’en Angleterre, à l’inverse de la France, les Frondeurs triomphèrent, et y imposèrent progressivement, dès 1660 (après la parenthèse républicaine des Cromwell (1649-1660)) et surtout à compter de 1688-89, la Monarchie constitutionnelle; tandis qu’en France, les Royalistes vainqueurs érigèrent la Monarchie absolue (1653-1789); et avec ces deux types de régime opposés, Anglais et Français poursuivirent pourtant une morphologie historique identique, jusqu’à aboutir au même moment à la Révolution industrielle (aux alentours de 1770) et aux exigences démocratiques (conquête du suffrage universelle masculin en Angleterre (1819-1918) et en France (1793-1848).
Se découvre ainsi la vacuité des analyses analogiques propre à la science universitaire depuis deux siècles. L’analogie consiste en effet à mettre en parallèle puis à déclarer identiques deux événements politiques en raison d’une simple similitude des contingences (individuelles, politiques, sociologiques, économiques).
Voici un exemple d’analyse analogique : la comparaison entre la Révolution anglaise décapitatrice de Charles Ier (1649) et la Révolution française décapitatrice de Louis XVI (1793). Il va de soi, comme nous l’avons vu précédemment, qu’une telle comparaison est foncièrement erronée tant sur les causes socioculturelles que sur l’interprétation symbolique par les acteurs de l’époque. La conséquence funeste d’une telle analyse analogique sera de rendre incompréhensible les conséquences de chacune des deux révolutions : en Angleterre, la monarchie constitutionnelle contrôlée par une oligarchie aristocratique (héritée ou élective), en France, la république démocratique populacière. C’est pourtant l’analogie qui est enseignée aujourd’hui dans les facultés d’histoire en France, ce qui explique la médiocrité indicible des études universitaires actuelles, et la prégnance des idées rationalistes et progressistes.
Une difficulté tient, il est vrai, en ce que les divers pays d’une même civilisation n’atteignent pas toujours à la même époque le stade morphologique correspondant. Il y a en effet des pays d’avant-garde, souvent celui ou ceux d’où est partie l’impulsion civilisationnelle, et des pays d’arrière-garde, parce qu’assimilés sur le tard ou nés à un stade civilisationnel avancé. Ainsi de la France vis-à-vis des États-Unis.
Il semble évident que la Guerre de Sécession (1861-1865), par le massacre culturel de l’aristocratie sudiste, encore francophone en Louisiane, correspond à la Révolution française (1789-1799), alors que la Guerre d’Indépendance états-unienne (1775-1783), pourtant contemporaine de celle-ci, se situe dans la suite et comme la conséquence inéluctable de la Fronde anglaise (1642-1649), puisque les Treize colonies d’Amérique étaient peuplées des éléments les plus frondeurs d’Angleterre (Puritains dominés par une bourgeoisie industrieuse), placés durant un siècle et demi (1607-1775) en situation d’isolat culturel. De fait, la Fronde est un mouvement éminemment réactionnaire et libertaire, alors que la Révolution française est progressiste et totalitaire : les conséquences des régimes instaurés seront donc à la hauteur de cette distinction; seule l’analogie des époques (la décennie 1780) fait que les deux se réfèrent à la philosophie des Lumières, encore que les jeunes États-Unis se réclament du magistrat-aristocrate Montesquieu, admirateur de la Fronde anglaise triomphante, tandis que la France républicaine s’inspire du suborneur et aventurier Rousseau, apologiste d’un Contrat social totalitaire.
Le lecteur comprendra ainsi l’intérêt de l’analyse homologique fondée sur la morphologie de l’Histoire : permettre la compréhension des forces sociales, politiques et idéologiques en présence, et ainsi les possibilités sociopolitiques de l’avenir.
L’Histoire par sa cruauté est tragique, et la moindre erreur d’interprétation et d’appréhension entraînera pour la faction de l’analyste trop suivi soit un échec inéluctable, donc un épuisement définitif des forces usées en vain, soit, à terme, une trahison inexpiable des idéaux originels, pour aboutir parfois même au triomphe d’un monstre.
C’est l’ignorance par Charles Maurras de l’analyse morphologique qui a mené, pour l’essentiel, l’Action Française à un échec séculaire dont elle peine à se remettre, et la plus puissante idéologie de la Droite, pourtant incarnée dans la Résistance et le Gaullisme, à ne constituer plus aujourd’hui que des groupuscules impuissants. C’est le même vice qui mène sans cesse la Gauche, dans ses alliances internationales comme dans sa politique immigrationniste, à la catastrophe sociale, économique, politique et morale.
Énonçons-le une fois pour toute : l’analyse homologique des civilisations considérées selon leur morphologie historique, analyse créée par l’esprit titanesque de Goethe puis de Nietzsche, et développée par celui, gigantesque, de Spengler, s’avère la seule méthode scientifique d’analyse historique probante et sans faille… si elle est appliquée avec rigueur et érudition – ce que nous nous efforcerons de faire dans la seconde partie de cette étude, dont voici le sommaire :
II – SITUATION MORPHOLOGIQUE ACTUELLE DE LA CIVILISATION DITE OCCIDENTALE AU REGARD DE LA CIVILISATION DITE GRÉCO-ROMAINE
a) Définition des civilisations dites occidentale, gréco-romaine et orientale
b) Analyse morphologique comparée de la France et des États-Unis au XXIe siècle et de la Rome antique
c) Perspectives sur l’avenir de la France et des États-Unis au XXIe siècle
Notes
(1) Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident (Esquisse d’une morphologie de l’Histoire universelle), traduit de l’allemand par Mohand Tazerout, Gallimard, 1948 et 1976, 2 tomes.
(2) Si la première publication en langue française du Déclin de l’Occident date de 1948, l’excellente traduction de Mohand Tazerout, la seule à ce jour, fut achevée en 1931 (premier volume) et 1933 (second volume). La volonté de Spengler est la seule raison pour laquelle elle ne parut pas à ce moment-là, pourtant si propice à sa lecture. Par patriotisme allemand, dans le cadre assez menaçant de la rivalité franco-germanique à cette époque, Spengler ne voulut pas offrir aux intelligences françaises les armes forgées par son génie.
(3) André Malraux travaillait dans les années 1930 comme conseiller éditorial aux éditions Gallimard; en tant que tel, il eut accès à la traduction dactylographiée de Mohand Tazerout, dont il transmit de longs extraits à son ami intime et futur parrain de son fils, Pierre Drieu la Rochelle, avec lequel il s’entretint ensuite de Spengler. Bien que le nom de Spengler n’apparaisse jamais, à notre connaissance, sous la plume de Drieu, il est évident qu’à compter du milieu des années 1930, ses écrits sont progressivement imprégnés d’une philosophie de l’Histoire d’inspiration spenglérienne.
(4) Rappelons que le sous-titre du Déclin de l’Occident est «morphologie de l’Histoire universelle».
(5) De la première Croisade, qui inaugure la conscience nationale et les prémices de l’art gothique, jusqu’aux premières Guerres d’Italie.
(6) Des Guerres d’Italie jusqu’à la Fronde.
(7) De l’échec de la Fronde jusqu’à la défaite de Waterloo.
(8) De la seconde Restauration jusqu’à la présidence de De Gaulle.