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08/11/2021

Martin Heidegger par lui-même, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.

klklklk.jpgMartin Heidegger dans la Zone.

Notes de lecture sur :
- Martin Heidegger, Réflexions II -VI / Cahiers noirs (1931-1938, 535 pages), présentées et traduites par François Fédier, postface de Peter Trawny.
- Martin Heidegger, Réflexions VII -XI / Cahiers noirs (1938-1939, 458 pages), présentées et traduites par Pascal David, postface de Peter Trawny.
- Martin Heidegger, Réflexions XII - XV / Cahiers noirs (1939-1941, 310 pages), présentées et traduites par Guillaume Badoual, postface de Peter Trawny, éditions Gallimard, coll. NRF-Bibliothèque de philosophie, collection Œuvres de Martin Heidegger, Paris, 2018-2021).


«Verrais-tu avec plus d'orgueil arriver dans tes murs ces guerriers rassemblés de contrées diverses, tous redoutables à la lance ? [...] Mais que dis-je ? Les antiques vertus sommeilleraient dans la nuit des temps et les hommes en perdraient la trace si la rapide éloquence de nos vers, fruits de la sagesse, ne fixaient sur elles les regards de la renommée.»
Pindare (518-438 avant J.-C.), Isthmiques, VII, Au thébain Strepsiade, vainqueur au pancrace (fragment, traduction R. Tourlet, éditions Madame veuve Agasse, 1818, page 109). Ancienne traduction française d'un fragment cité en grec par Heidegger au début des Réflexions XIII (mais traduit en 2021 de la manière suivante «Mais, antique, bel et bien sommeille la lueur toute offrande de la stricte grâce» qui ne laisse pas d'être certes sans doute heideggerienne mais n'en reste pas moins curieuse. Je préfère l'ancienne traduction française, nettement plus compréhensible).

«L'histoire est en second lieu le bien de l'homme qui veut conserver et vénérer le passé, de celui qui jette un regard fidèle et aimant vers ses origines, vers le monde où il a grandi; par cette piété il s'acquitte en quelque sorte de sa dette de reconnaissance envers le passé. [...] Et parfois, au-delà des espaces ténébreux et confus des siècles, il salue l'âme de son peuple en qui il reconnaît sa propre âme.»
Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles (1873-1876), II, §3, traduction Geneviève Bianquis (éditions Aubier, 1964, page 239).

«Le secret de ce qui est allemand — que ne soit pas porté atteinte au souvenir de ceux qui sont tombés à la guerre; chacun doit savoir, y compris celui qui en discourt après coup, que le porteur de glaive était plus essentiel que pourrait jamais l'être celui qui porte la plume. [...] Devenir ceux qui, à l'avenir, sauront être chez eux [...] est la destination gardée en réserve, des Allemands qui le sont en secret. Ils se tiennent en dehors de tous les espaces politico-historiques et religieux jusqu'ici en vigueur [...]. Je «n'ai» aucune philosophie, je tente au contraire toujours et seulement de penser quelque chose d'essentiel [...]. La guerre est-elle un ébranlement de l'essence même de l'humanité occidentale ? Cette deuxième guerre mondiale l'est tout aussi peu que la première dont elle est indissociable. Mais la deuxième guerre mondiale va amener un nouvel ordre de la «Terre», c'est-à-dire de l'espace humain organisé techniquement. […] L'ordre nouveau est la victoire décisive de la «puissance» en tant que pleine essence de l'être, et, comme tel, il est le début du déploiement de cette pleine essence dans la forme de son extrême achèvement.»
(Martin Heidegger, Réflexions XII & XIV / Cahier noirs 1939-1941 (op. cit. supra, pp. 47-9 & 214-5).

IMG_1538.JPGVoici achevée la traduction française des tomes 94, 95 et 96 de l'édition allemande intégrale, comprenant la totalité des Réflexions (qu'on eût pu traduire aussi par «considérations» ou par «idées» : j'aurais pour ma part favorisé sans hésiter le terme «considérations» à cause de son évidente teneur nietzschéenne pour le lecteur français de Nietzsche) inscrites sur les 14 premiers Cahiers noirs de Heidegger, rédigés d'octobre 1931 à la fin de l'année 1941 : la collection débute au Cahier noir II car le premier est, nous assure-t-on, perdu.
On sait que les tomes 94 à 102 de l'édition allemande intégrale comprendront l'intégralité des 34 Cahiers noirs conservés : leur rédaction couvre au total quarante années de vie intellectuelle, du début des années 1930 aux années 1970. Heidegger avait interdit qu'on éditât ces cahiers avant la publication de ses œuvres complètes, distinguant soigneusement les deux ensembles. Ses héritiers ont décidé de passer outre cette interdiction, un peu comme, sous la haute autorité d'Henri Gouhier, ceux de Bergson passèrent outre la sienne d'éditer ses cours de lycée et certains autres articles, pour les mêmes raisons fondamentales (1) : Bergson comme Heidegger appartiennent en effet, dorénavant, à l'histoire de la philosophie française et à l'histoire de la philosophie allemande, davantage qu'à eux-mêmes. Leur volonté posthume individuelle doit donc céder le pas à l'intérêt de la culture et à la complétude du génie national. Dans le cas des Cahiers noirs de Heidegger, notons cependant que la transgression est tout de même augmentée d'un cran puisqu'il s'agit d'un journal confidentiel, nullement de cours prononcés ni d'articles rédigés en vue de publication ou publiés ni de mémoires universitaires potentiellement destinés à lecture par des tiers sinon à publication, comme dans le cas des Mélanges et des Cours de Bergson. La sévérité intellectuelle de Heidegger à l'égard des écrivains et penseurs contemporains, sa sévérité à l'égard de la nature artificielle et populiste du régime national-socialiste (qu'il estime avoir trahi sa visée révolutionnaire originelle) expliquent très probablement pourquoi Heidegger voulait laisser reposer ses notes en paix tant qu'il était vivant et que ses œuvres à vocation publique n'étaient pas encore intégralement publiées : il fallait laisser du temps au temps pour décanter l'effet que la lecture de certaines notes pouvaient produire. Ernst Jünger par exemple, n'est pas épargné en 1939-1941 par une critique sévère mais privée qui n'était pas destinée à devenir publique du vivant de Heidegger. Par égard pour Jünger, certainement, car lorsque Heidegger jugeait l'adversaire comme intellectuellement méprisable — ce fut par exemple la cas concernant Oswald Spengler (2) —, il ne se faisait pas faute de le critiquer publiquement lors de ses cours universitaires.
Un mot sur le titre Réflexions, suivi du sous-titre Cahiers noirs, dans l'édition allemande comme dans la traduction française. Réflexions est, en réalité, un simple sous-titre éponyme abusivement élevé au rang de titre. En effet, les Cahiers noirs rassemblent des «Réflexions» (14 cahiers), des «Notes» (9 cahiers), «Quatre cahiers» (2 cahiers), des «Vigiliae» (2 cahiers), un «Notturno» (1 cahier), des «Signes» (2 cahiers), un «Provisoirement» (4 cahiers), des «Paroles fondamentales» (1 cahier), enfin un hellénisant «Megiston» (1 cahier). L'éditeur allemand aurait dû simplement conserver comme unique titre Cahiers noirs qui recouvre habituellement l'ensemble au lieu de titrer le tout du nom d'une de ses parties. La note de Heidegger «datant probablement des années 1970» (sic, II-VI, page 532) et qu'il a recopiée au début du Cahier noir II, confirme ma remarque puisque Heidegger y désigne à nouveau cet ensemble par son véritable titre, Cahiers noirs. Le véritable titre est donc le sous-titre adopté en petites lettres sur la couverture, pas ce titre redondant, transparent, neutre et totalement inutile (voire source d'inexactitudes puisque ce titre est déjà celui d'une partie du tout) dont la traduction française aurait pu faire l'économie. Heureusement, les éditions Gallimard compensent cela en imprimant un bandeau rouge mentionnant le véritable titre original en gros caractères, au moins dans le cas du troisième volume récemment paru en cette année 2021 et consacré aux Cahiers noirs 1939-1941 (Réflexions XII-XV).
Faut-il affirmer avec l'éditeur allemand que leur forme est unique dans l'histoire de la philosophie du vingtième siècle, ainsi qu'il l'écrit dans sa Postface à II-VI, page 532 ? On pourrait pourtant aisément la comparer, mutatis mutandis, à celle du Journal métaphysique (1913-1923) de Gabriel Marcel (3) ou bien encore à celle des Fiches (1929-1948) de Ludwig Wittgenstein (4). Faut-il affirmer, en outre, que ces cahiers à la couverture noire (d'où leur nom, purement matériel et qui n'a pas d'autre signification) ne nous apprennent rien sur le Heidegger intime et sa vie privée ? Si on s'en tient à la période 1931-1941 ici présentée, ces Cahiers noirs II-XV comportent pourtant de nombreuses remarques, parfois incidentes ou davantage développées mais toujours concrètes, brossant un tableau bref mais assez vivant de l'Allemagne contemporaine sur les plans intellectuel, moral et politique et sur ce que le penseur Heidegger... en pense dans le secret et l'intimité de ces notes relatant un événement parfois daté. Certaines notes précisent sa position philosophique concernant l'actualité ou à partir de cette actualité : ce sont des considérations inactuelles au sens nietzschéen, donc tout aussi bien inaltérablement actuelles ! C'est, évidemment, encore plus vrai de la période du rectorat d'avril 1933 à avril 1934, chargée de soucis administratifs et pédagogiques. Des traits régulièrement savoureux sont ainsi disséminés au fil de ces presque 1300 pages (compte non tenu des préfaces des traducteurs français, des postfaces de l'éditeur allemand).
IMG_1539(1).JPGConcernant la position politique de Heidegger, ces Cahiers noirs permettent de distinguer avec assez d'évidence une période pré-rectorat donc pré-1933 quantitativement représentée par la section II qui débute en octobre 1931 puis par une partie de la section III qui débute à l'automne 1932 (mais une partie seulement dans la mesure où la section IV semble assurément datée 1934-1935) de la période postérieure. L'éditeur allemand assure (II-VI, page 534) que la rupture fondamentale entre Heidegger et la pensée politique nationale-socialiste interviendrait «pendant l'été 1936 au plus tard» tandis que François Fédier soutient, pour sa part, dès son introduction (page 12) que ces Cahiers noirs manifestent une critique «non-dissimulée» et «page après page» du régime et de ses théories : en réalité, in medio stat virtus : certains points de rupture y sont tout du long inextricablement mêlés à certains points de convergence. Heidegger méprise ainsi régulièrement les thèses racistes biologiques nazies (III, n°195 + VII, n°35 + XI n°47, n°56 + XII, n°26) mais il considère (III, page 125, n°10) que «le Fuhrer a éveillé une nouvelle réalité, laquelle donne à notre pensée la droite voie et le pouvoir d'impact». Il se définit fréquemment, notamment durant les réflexions couchées sur papier durant son rectorat, dans la situation d'un révolutionnaire déçu par l'embourgeoisement qu'il constate autour de lui, à commencer par celui de ses étudiants (III, page 130, n°33 + III, n°83 et n°84, page 160) :
«C'est hélas en tant qu'il est étudiant que l'étudiant actuel n'est pas national-socialiste, mais un philistin consommé [...] Ces simagrées «socialistes» ne sont que le masque sous lequel se cache une dérobade devant la véritable tâche qui nous incombe, et l'aveu que nous sommes incapables de l'affronter. [...] c'est le moment de sonner la fin de la pseudo-révolution à l'Université. [...] Que reste-t-il ? Former une ligne de front – fixer l'objectif de la lutte, repérer les positions de l'ennemi (ne pas se contenter d'y compter uniquement la «réaction»; l'ennemi se trouve même parmi les tenants de ce qui se passe aujourd'hui); il faut développer les forces; maintenir de fond en comble ce qui a déjà été acquis historialement».
Sans oublier celui de ses collègues (III, n°114, page 175). Victor Farias avait déjà noté (5) le fait que Heidegger souhaitait une orientation politique davantage révolutionnaire et que sa démission du rectorat s'expliquait en partie par son insatisfaction sur le plan politique. On en aura confirmation dans ces remarquables notes heideggeriennes, justifiant sa démission du rectorat, prises à l'occasion de la rédaction de son Discours d'adieu du 28 avril 1934 in III, n°112-n°115, pages 173-175. Sa ligne nationaliste demeura constante de 1910 à 1945, jamais reniée par la suite mais au contraire profondément maintenue y compris dans son entretien posthume où il affirmait que les Français, lorsqu'ils veulent penser, doivent parler allemand (et grec et latin, car Heidegger a une formation philologique classique d'un niveau presque équivalent à celle de Nietzsche). Lire par exemple les réflexions n°237 et n° 238 (II, page 116) qui constituent une amère critique d'un nationalisme qui croit revivifier le peuple alors qu'il ne fait que donner des gages à des esprits obtus et frivoles (n°236, ibid.). La réflexion n°16 (XI, page 375) considère même, à propos de Ernst Jünger (ici défini comme «le premier et le seul à considérer les choses pensivement», traduction d'ailleurs peut-être améliorable : «le seul à penser correctement la réalité des choses» me conviendrait tout de même mieux, quitte à malmener la syntaxe allemande), que l'esprit du front (comprendre : celui des combattants de la Première Guerre mondiale) n'est pas encore éprouvé «pour de bon», qu'il n'a pas été «retenu» et que les Allemands de 1939 sont encore inaptes, en raison de l'absence de profondeur de leur être, à se confronter au «mystère» de cette expérience.
À partir de 1939, Heidegger critique Ernst Jünger (concernant aussi bien La Guerre comme expérience intérieure que La Mobilisation totale et que Sur les falaises de marbre) d'une manière notable car relativement sévère.
«Une époque qui se fait une nécessité de gravir les «Falaises de marbre» n'est pas encore libre pour le questionnement essentiel; et une jeunesse qui trouve que son «sentiment de la vie» est exprimé «sur les falaises de marbre» n'est pas encore mûre pour penser». Sur ces trois œuvres de Jünger, lire notamment Heidegger, op. cit. supra, XII, 12 + XIV, pages 201 et 213 : la citation précédente provient de XIV, page 213. Critique reprise et affirmée en 1941 en XV, pp. 295-6 : «L'unique «homme de lettres», et sous tous les aspects le premier d'entre eux aujourd'hui en Allemagne, est Ernst Jünger. Homo literatus. Là où règne aujourd'hui, en masse, l'absence de toute pensée, ce n'est même plus un tour de force, pour qui se munit d'une demi-pensée — en soi plus dévastatrice que «pas de pensée du tout» — , que de parvenir à un succès «littéraire» et de trouver des «lecteurs». Cet état de fait produit en retour son effet sur l'écrivain. Car, par voie de conséquence, sa production propre devient progressivement plus vide de pensée, et plus vaniteuse, en proportion. Les frères «Jünger» (sic pour les guillemets entourant le nom de famille de Ernst et Friedrich) sont un bon exemple de la soumission servile à la superficialité. Et cependant — (fragment interrompu à cet endroit)».
Critique qui eût probablement été adoucie à la suite du tiret final, demeuré sans suite ? Ce sont les prochains cahiers qui nous donneront éventuellement la réponse à cette question.
S'y ajoutent en 1940 et 1941 de très savoureuses analyses de la perversion de l'âme nationale russe par le bolchevisme communiste de Lénine. D'une manière générale, durant la période 1939-1941, Heidegger apparaît déçu par l'évolution du régime national-socialiste qu'il considère comme un des avatars de l'évolution calculatrice (celle des temps modernes, à partir du seizième siècle jusqu'au vingtième siècle inclus) ayant mené tout aussi bien au communisme qu'à la démocratie libérale. Il espérait une authentique révolution qu'il juge, à cette époque, presque trahie.
Sur le plan de l'histoire de la philosophie, l'ensemble est d'une attendue mais très grande richesse : on assiste à la naissance en temps réel du dialogue heideggérien avec les grands philosophes et les grands écrivains qui ne cessent d'alimenter sa méditation et, aussi bien, ses cours contemporains d'histoire de la philosophie. C'est ainsi le cas avec G.W.F. Hegel (VIII, n°50, page 179) et Friedrich Hölderlin, deux des sources majeures de la pensée de Heidegger. Très intéressantes aussi sont les précisions sur Descartes (VIII, n°48, page 177), pas seulement sur le plan métaphysique car il faut se souvenir qu'en 1927, Être et temps l'avait pris pour cible première et qu'en 1937, la France rendait officiellement hommage au tricentenaire du Discours de la méthode (1937). Heidegger se plaint qu'on n'ait pas compris le sens de son attaque et réitère son admiration pour Descartes. Il ajoute cette remarque, risquée dans le contexte effervescent de 1938-1939, si elle avait été publiée : «C'est pourquoi cette attaque (encore qu'elle n'ait pas manqué d'être exploitée de manière tout aussi virulente par des Juifs que par des nationaux-socialistes, sans pour autant avoir été comprise quant au cœur du propos) n'a rien de commun avec la mesquinerie bête et méchante qui trouve à redire à Descartes, telle qu'elle prolifère de nos jours à partir de points de vue «politiquement populistes», venant de professeurs encore en attente de leur titularisation pour enseigner «la philosophie», et qui en font trop» (cf. en outre VIII, n°53, page 181).
IMG_1540.JPGLes philosophes modernes (Nietzsche) et contemporains (Karl Jaspers, Oswald Spengler) sont constamment étudiés, soit nommément, soit par allusions qu'un terme ou une expression permet de reconnaître : «morphologie des cultures» in VI, n°29, page 436 désigne évidemment Oswald Spengler (6). Là encore, certaines remarques risquées sont jetées sur le papier, par exemple celle-ci in VI, n°41, page 448 : «Il faut peut-être que cette œuvre, après avoir été libérée du vacarme, passe par un temps d'oubli, pour ensuite connaître un renouveau. Que Wagner et [Houston Stewart] Chamberlain à présent l'emportent haut la main sur Nietzsche ne saurait surprendre, et doit être interprété comme l'amorce d'une sauvegarde dont son œuvre va bénéficier pour être mise à l'abri de la propagande officielle.»
Concernant les traductions de certains termes métaphysiques heideggériens (notamment celle de «Dasein») je renvoie à ma remarque critique parue dans la seconde partie de mon article antérieur Heidegger ex-cathedra 5 : Occident (7).
Elle s'applique à ces trois volumes munis des traditionnelles notes additionnelles des traducteurs. Leurs remarques sont certes souvent utiles mais certains néologismes plus ou moins poétiques apparaissent plus ou moins bien justifiés : par exemple, in II, page 29, note 1 : au lieu de traduire «wesen» par l'usuel «essence», François Fédier introduit «fervescence» : inutile rupture d'une tradition philologique bien établie en traduction philosophique de l'allemand; in VII, page 13, note 1, Pascal David précise à nouveau la distinction, selon lui nécessaire, entre la graphie archaïsante «estre» (das Seyn) et la graphie moderne «être» (Sein) mais il fournit dans la même note au lecteur le moyen d'y échapper (en traduisant das Seyn par «être par lui-même» et Sein par «être de l'étant») : ce dernier tranchera (ou remplacera par ce qui convient le mieux en fonction de ses usages mentaux et de sa culture : on peut survoler ces innovations et reconstituer aisément les phrases litigieuses lorsqu'elles se présentent, à condition de disposer d'une réserve mentale d'équivalences adoptées une fois pour toutes); in II, n°100, note 1, page 50, six propositions de traduction sont confrontées pour une simple phrase !
La plupart des notes philologiques sont pourtant, en dépit de certaines aberrations, riches, éclairantes, positives : par exemple celle in XI, n°10, note 1, page 371. Reste que, de mon côté, je persiste à refuser l'absolument ridicule «être-le-là» censé rendre en français le terme «Dasein» que je préfère traduire mentalement par l'ancien «réalité humaine» (réalité humaine ouverte à la manifestation de l'être, sous-entendu) qu'employait Henri Corbin dans ses traductions classiques qui révélèrent Heidegger en France. De même, la note 1 de III, n°46, si philologiquement éclairante soit-elle, n'arrive absolument pas à me convaincre de l'intérêt de modifier «national-socialisme» en un assez amusant «socialisme national» tel qu'on le trouve, par exemple, en III, n°25, page 128 ! On se doute bien, au demeurant (à condition toutefois de disposer bien évidemment d'un minimum de savoir concernant l'histoire des idées politiques) que le national-socialisme hitlérien ne peut ni ne doit être confondu avec le socialisme internationaliste, encore moins avec le communisme marxiste internationaliste.
Sur le plan matériel, assez peu de coquilles relevées sur les 1300 pages de ces trois volumes. Signalons par exemple in XII, n°32 : «...portée [à] son stade...» et in XII, n°49, la gênante répétition : «...occupé à constamment à produire...». La syntaxe de la phrase qui conclue l'introduction du traducteur Guillaume Badoual à XII-XV me semble incorrecte : «Que cet effort soit toujours récompensé , c'est ce dont on espère que cette traduction, avec ses choix mais aussi ses insuffisances et ses limites, permettra de vérifier, en faisant accéder à ces Réflexions.» J'aurais écrit : «... c'est ce qu'on espère que cette traduction [...] permettra de vérifier». À mettre sur le compte de la fatigue, si cet avant-propos a été, comme je le pense, écrit après avoir achevé ce lourd travail : lourd car Heidegger écrit parfois des phrases dont la traduction française peut occuper une quinzaine de lignes et Badoual les suit méticuleusement, précisément. Un point commun du style de Heidegger avec celui de Proust : il aime lui-aussi développer amoureusement une proposition tout en en caressant intellectuellement les tenants et les aboutissants.
Les index des noms propres et des matières (établis par Heidegger lui-même) sont, de toute évidence, très lacunaires. L'exemple le plus frappant étant celui de l'index du Cahier III (pages 121 à 215) qui ne comporte en tout et pour tout qu'une seule mention («socialisme, catholicisme et réaction») qu'il eût fallu d'ailleurs décaler d'un cran puisqu'elle concerne non pas le paragraphe n°172 comme indiqué mais bien les paragraphes suivants n°173, 174 et 175. Aucun nom propre ne serait donc digne d'être mentionné parmi la centaine de pages de ce Cahier III ? On y trouve pourtant rien moins que les noms de G.W.F. Hegel (ce qu'il y a de plus fort et de plus grand dans la philosophie s'est rassemblé une dernière fois chez Hegel in III, n°67), Nietzsche et Kierkegaard (la position du catholicisme allemand à leur égard in III, n°184), Hitler (ni son «matérialisme éthique» ni le «fumeux biologisme» qu'on lui surajoute ne suffisent à répondre au dangereux matérialisme économique marxiste in III, n°81), Ernst Haeckel (III, n°161), etc. Bref, cette simple démonstration suffit pour conclure qu'il faudra, dans une nouvelle édition améliorée, non seulement conserver telles quelles les indications de Heidegger mais encore leur ajouter un index général complété et fiable des noms cités et des matières en fin de volume. Il faudra aussi ajouter les renvois aux noms cités dans les notes de l'éditeur et dans celles des traducteurs.
La règle d'indexation du volume comportant les Cahiers noirs II-VI, n'est pas la même que celle des Cahiers noirs VII-XI car, de VII à XI, les index renvoient non plus aux numéros des paragraphes mais aux pages de l'édition allemande, mentionnées entre crochets en marge. «Kant 32 s.» dans l'index de VII signifie donc qu'il faut aller à la page 32 de l'édition allemande (= page 45 de la traduction française) et non plus au paragraphe n°32 de VII. Le paragraphe n°32 (= page 42 de la traduction française) étant consacré, pour sa part, au destin allemand de l'idée de dialectique depuis les Grecs (en passant par l'idéalisme allemand kantien et post-kantien) jusqu'à 1938. Pourquoi cette modification puisque les paragraphes sont intégralement numérotés par Heidegger du Cahier noir II au Cahier noir XIII ? Aucun des deux traducteurs français ne répond à cette question. Psychologiquement, l'effet est pénible car je commençais à m'habituer au système de renvoi et je dois brusquement y renoncer à partir du second volume alors que j'aurais pu continuer à en bénéficier, les paragraphes y étant aussi numérotés. C'est reculer pour mieux sauter puisque la suite des Cahiers ne l'est pas mais enfin on aurait pu sauter plus tard, contraint et forcé, alors que durant VII à XIII, on n'y était nullement contraint. Heureusement, l'éditeur (et le traducteur) reprennent la numérotation des paragraphes des Cahiers XII-XIII dans les références des index : elles ne sont ensuite abandonnées qu'à partir du Cahier XIV où c'est dorénavant le simple n° de la page qui sert de point de renvoi.
L'éditeur allemand Peter Trawny (8) apportait d'ailleurs, concernant les numérotations des paragraphes des Cahiers noirs, deux précisions contradictoires : il affirmait page 535 des Réflexions II-VI que cette numérotation est abandonnée par Heidegger à partir des Réflexions XII mais il affirmait d'autre part, page 457 des Réflexions VII-XI, qu'elle n'est abandonnée qu'à partir des Réflexions XIV. Il affirmait en revanche, à cette même page 457, que les Réflexions XII- XIII sont bien numérotées ! Qui fallait-il donc croire, le Peter Trawny qui signe la Posftace de l'éditeur des Réflexions II-VI ou bien celui qui signe celle des Réflexions VIII-XI ? La réponse est enfin fournie par les Réflexions XII-XV : c'est à partir des Réflexions XIV que la numérotation des paragraphes est abandonnée.
Je regrette d'ailleurs que Heidegger ait abandonné cette numérotation assez nietzschéenne sur la forme car c'était certainement un hommage direct à Nietzsche et nous savons que Heidegger considère Nietzsche (9) comme le dernier grand métaphysicien. Il faut simplement bien avoir conscience qu'il l'admire pour cette raison et pour cette autre raison qu'il clôt l'âge métaphysique, ouvrant ainsi la période de tous les possibles, notamment de la possibilité du retour — à la fois poétique, politique, religieux mais sous des formes nouvelles, inédites, à venir qui prolongeront l'intuition présocratique initiale, notamment héraclitéenne et parménidienne — à l'appréhension pure de l'être, réservée pour ceux qui savent l'apercevoir, en-deçà du bruit de fond provoqué par la civilisation décadente de l'étant.

Notes
(1) Cf. l'avant-propos de Henri Gouhier à Henri Bergson, Cours, tome 1 - Leçons de psychologie et de métaphysique, lycée de Clermont-Ferrand 1887-1888 (éditions PUF, collection Épiméthée, 1990).
(2) Cf. Francis Moury, Heidegger ex-cathedra, 3 : philosophie moderne et contemporaine (2015), archivée ici, reprise en version revue et corrigée in Francis Moury, La Lance d'Athéna tome 1 – Études d'histoire de la philosophie ancienne, moderne et contemporaine, §XXII (éditions Ovadia, Nice, 2021).
(3) Gabriel Marcel, Journal métaphysique (éditions Gallimard, coll. NRF-Bibliothèque des Idées, 1928).
(4) Ludwig Wittgenstein, Fiches (traduction Jean-Pierre Cometti et Élisabeth Rigal, éditions Gallimard, coll. NRF-Bibliothèque de philosophie, 1971 puis nouvelle édition revue en 2008).
(5) Victor Farias, Heidegger et le nazisme (éditions Verdier, 1987).
(6) Oswald Spengler, Le Déclin de l'Occident – Esquisse d'une morphologie de l'histoire universelle (1918-1922 en édition originale allemande puis traduction française de Mohand Tazerout aux éditions Gallimard, coll. NRF-Bibliothèque des Idées, 1948).
(7) Publié et archivée ici, reprise en version revue et corrigée in Francis Moury, La Lance d'Athéna tome 1 – Études d'histoire de la philosophie ancienne, moderne et contemporaine, §XXII (op. cit.).
(8) Les postfaces de Peter Trawny réservent de constantes surprises. Celle des Réflexions XII-XV contient une formule qui mérite le détour : «Car les cours [universitaires de Heidegger], qui sciemment n'évoquent rien de ce que contiennent les écrits consacrés à l'histoire-destinée de l'être (sic), préparent ce qui s'y trouvent dit en une langue qui n'était pas destinée à être communiquée publiquement» (page 303). Il faudrait que Peter Trawny nous explique ce que peuvent être des cours universitaires qui n 'évoquent pas la pensée de leur auteur. J'ai déjà eu mainte fois l'occasion de remarquer, dans ma série Heidegger ex-cathedra, qu'ils préparent bel et bien ce qui s'y trouve dit et qu'ils le communiquent à l'occasion très publiquement.
(9) Cf. Heidegger, Réflexions XII-XV / Cahiers noirs 1939-1941, par exemple in XII n°4, n°6, n°46 qui mettent bien en relief ce double jugement sur Nietzsche, aussi en partie applicable à G.W.F. Hegel, Cf. en outre Francis Moury, Friedrich Nietzsche par lui-même (2017), reprise en version revue in Francis Moury, La Lance d'Athéna tome 1 – Études d'histoire de la philosophie ancienne, moderne et contemporaine, §XIV (op. cit.). De Hegel à Nietzsche puis de Nietzsche à Heidegger, il y a rupture mais aussi, et Nietzsche comme Heidegger l'ont reconnu, inévitable filiation. L'idéalisme allemand de 1800-1830 est au présent pour l'Allemand de l'avenir qu'attend Nietzsche et pour celui qui sait lire Hegel correctement, par conséquent; de même que Nietzsche est une transition mais aussi une préparation à ce même Allemand, celui que Heidegger annonce, celui qu'il veut «en retrait de l'actualité», du bruit de fond incohérent du calcul et de la technique, «en réserve» pour la réception d'une nouvelle ère, enfin purifiée des scories des temps modernes.

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