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12/02/2017

Friedrich Nietzsche par lui-même, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.

«Je ne me sentais plus vivant; je me retrouve,
Je marche, je revois le but sacré, j'éprouve
Le vertige divin, joyeux, épouvanté,
Des doutes convergeant tous vers la vérité;
Pourtant je hais le dogme, un dogme c'est un cloître.
Je sens le sombre amour des précipices croître
Dans mon sauvage cœur, saignant, blessé, banni
Calme, et de plus en plus épars dans l'infini.»
Victor Hugo, La Légende des siècles, §LV Les Grandes lois (circa 1875) (édition Garnier frères, Classiques Garnier, 1974), p. 736.

«Le destin de mes idées suivra une très lente et longue voie – je crois même, pour m'exprimer de manière quelque peu blasphématoire, que ma vie ne commencera qu'après ma mort, et que, durant ma vie, je resterai mort. Et c'est ce qui est dans l'ordre naturel des choses !»
Nietzsche, lettre n°188 (de Gênes, le 19 janvier 1882) à Ida Overbeck (à Bâle), op. cit., p. 162.

«Voilà, cher et vieux compagnon, mon alter ego qui arrive, et tu peux à ta guise t'entretenir avec moi, te disputer avec moi, gronder, être heureux et regarder au-delà de tous les nuages. Ce serait dommage que ce ne fût pas exactement un livre pour toi – je ne saurais, dans le cas contraire, comment sur cette terre procurer de la joie à quelqu'un. Tu y trouveras tous mes ingrédients; laisse de côté ce qui te blesse et prend en bloc tout ce qui te donne du courage. Je ne sais pas, par ailleurs, comment te remercier de ta riche et noble lettre – je dois consacrer chaque quart d'heure que m'accordent ma tête et mes yeux, au service d'une grande tâche et rêve toujours dans mon âme de rendre ainsi le mieux possible service à mes amis.»
Nietzsche, lettre n°120 (de Sils-Maria, le 4 juillet 1881) à Erwin Rohde (à Tübingen), ibid., p. 103.


31908319756_7b6fa12ae1_o.jpgNotes de lecture sur Friedrich Nietzsche, Correspondance tome IV (janvier 1880-décembre 1884) , texte établi par G. Colli et M. Montinari, traduction et notes sous la responsabilité de Jean Lacoste (éditions Gallimard, NRF, 2015).

Ce tome IV de la Correspondance de Nietzsche correspond dans l'histoire de sa philosophie à Aurore (1881), au Gai savoir (1882), à la première et la troisième parties (1883-1884) de Ainsi parlait Zarathoustra, mais aussi à l'idée première (1882) du posthume La Volonté de puissance, rédigé à partir de 1886. Il se situe donc au cœur de la courbe d'activité créatrice qui va de 1879 (date à laquelle Nietzsche prend congé de sa chaire de philologie à l'université de Bâle pour raisons de santé) à 1889 (année où une attaque cérébrale met pratiquement un terme à son activité d'écrivain). Plus anecdotiquement, ce volume IV correspond aussi à la période où Nietzsche, Paul Rée et Lou-Andréas Salomé décidèrent de former une curieuse «trinité» dont la photographie bien connue du petit chariot, témoigne plastiquement d'une étrange manière (1). L'amour déçu de Nietzsche pour la jeune fille augmenta sans doute ses tendances dépressives mais constitua, sans doute aussi, un aiguillon artistique et théorique. Au total, l'influence de Lou fut certainement néfaste à sa fragile santé, provoqua de regrettables tensions familiales, augmenta sa solitude sociale alors que, paradoxalement, sa philosophie était progressivement admirée aussi bien en Allemagne qu'en Amérique du Nord, en France aussi bien qu'en Angleterre. Une date philosophique à noter, en outre, dans l'histoire des techniques : Nietzsche est un des premiers utilisateurs célèbres avérés de la machine à écrire offerte, sur sa demande expresse, par sa sœur et que Paul Rée lui apporte en mains propres à Gênes où il faudra d'ailleurs la réparer dès son arrivée. Son prix est élevé, son fonctionnement aléatoire mais les yeux très fragiles de Nietzsche apprécient beaucoup ce secours matériel à l'écriture au point que son utilisation favorise parfois sa veine poétique, veine si méconnue en France encore aujourd'hui alors qu'elle est, avec sa veine musicale, un des éléments essentiels de son génie si typiquement allemand. Durant cette période, Nietzsche vit dans les montagnes suisses (notamment à Sils-Maria en Engadine), dans les ports italiens (à Gênes et à Venise), dans les villes balnéaires françaises ou siciliennes (à Nice, à Messine) : il se considère citoyen du monde comme tout intellectuel occidental nourri de stoïcisme classique (il lisait avec passion Sénèque et Marc-Aurèle), citoyen européen ensuite, citoyen allemand enfin. La question fondamentale qu'il s'est posée et qui est à la source de toute sa philosophie est un problème qui relève de la philosophie de l'histoire autant que de l'histoire de la philosophie : il l'aborde par le biais de la philologie grecque dans La Naissance de la tragédie, rédigé vers 1870 : quel rapport profond existe-t-il entre la tragédie grecque antique, la philosophie de Schopenhauer et les opéras de Wagner ? Le hasard, au moment où nous écrivons ces lignes, fait bien les choses car nous lisions hier l'un des rares articles intéressants produits par la crise financière grecque (2) qui est aussi une crise politique européenne. Johann Chapoutot y écrit : «Les philosophes, Hegel, puis Nietzsche ou Martin Heidegger, ne jurent que par la Grèce». Certes mais on ne peut s'en tenir à une simple positivité référentielle sans mentionner de quelle période de la Grèce il s'agit. Bien sûr Hegel, Nietzsche et Heidegger se réfèrent constamment à la Grèce, bien sûr ils considèrent la Grèce comme un moment-clé dans l'histoire du monde antique et dans l'histoire de l'esprit antique et, bien entendu aussi, un Allemand de leur époque peut apprécier à sa juste valeur le parallélisme politique existant entre la Grèce antique et l'Allemagne moderne, consistant en une commune structure composée par une confédération de cités libres et concurrentes plutôt que par une grande nation centralisée correspondant à l'empire napoléonien, cet empire issu d'une révolution française qui est un objet constant de fascination et de répulsion aux yeux des penseurs politiques allemands depuis Fichte jusqu'à Marx et Nietzsche. Le fil rouge qui relie Hegel, Nietzsche et Heidegger, relativement à la Grèce, est pourtant philosophiquement avéré, clair, évident, constant : la lumière originelle qui filtre dès l'aube de la pensée grecque, celle qui donne naissance à la dialectique de l'esprit du monde, se trouve selon eux trois d'abord chez les Présocratiques. L'avènement du concept et de la réflexion conceptuelle chez Socrate puis chez Platon, marque pour eux trois une sorte de décadence (3), une perte irrémédiable de vitalité : la réalité originelle du conflit entre un (Parménide) et multiple (Héraclite), entre ordre et chaos, entre être (si on l'identifie à l'un) et néant, entre Apollon et Dionysos diminue d'intensité, perd de sa vigueur lorsqu'elle est relayée non plus par l'aphorisme et l'intuition poétique mais par le concept et l'entendement discursif. Platon lui-même semble l'avoir bien ressenti, d'où son recours au mythe et aussi à l’Éros lorsque la géométrie, la dialectique sophistique et la logique s'avèrent insuffisantes au dévoilement qu'il vise. Aristote a également mis en lumière l'aspect aporétique de la logique et de la raison qui demeurent des moyens insuffisants à la saisie du réel, comparées à la théologie comme à l'expérience. Le rationalisme grec n'arrivera ensuite plus à retrouver, à ressaisir cette étincelle originelle et originaire qui était d'emblée donnée dans toute la puissance de son opposition démoniaque, au sens le plus grec du terme. Le passage au concept de l'entendement est certes, selon Hegel, une nécessité interne mais il est non moins également un moment qui doit être dépassé : ce dépassement, Hegel (4) a tenté de le saisir comme un processus dialectique immanent, Nietzsche et Heidegger (5) le ramenant pour leur part à une contingence historique qu'il est cependant du devoir de l'homme moderne de penser pour effacer l'oubli de l'être, la perte de sa vitalité, de la substance qui était au début, et qui s'est progressivement perdue. Hegel, en un effort systématique gigantesque et qui n'a jamais été dépassé depuis, a voulu allier la vie et la mort au sein d'un système de la totalité se réfléchissant par lui-même totalement en chacune de ses facettes; Nietzsche puis Heidegger renoncent en apparence à cette ambition systématique hégélienne mais, en réalité, tous les trois la conçoivent de la même manière fondamentale, comme une colossale anamnèse, modifiant progressivement et en profondeur le sujet conscient qui s'y livre et s'y reflète. En relisant et en repensant les Présocratiques, l'homme allemand se régénère donc à la source grecque originelle de l'Occident, et il se régénère d'une manière nouvelle, enfin pleinement consciente de sa propre histoire. Nietzsche a critiqué sa propre discipline universitaire (la philologie) lorsqu'elle était considérée comme une fin scientifique en soi : son unique valeur est, selon lui, d'être un outil (efficace) pour le philosophe, un réel marteau permettant d'enfoncer les clous dans les baudruches de l'Occident moderne, de creuser l'ancienne terre, d'y faire à nouveau sourdre l'eau vive, l'air pur, le feu vif, de libérer ses énergies enfouies. De ce travail généalogique pourrait surgir un nouvel homme : nouveau en apparence seulement, car la loi de l'histoire est un éternel retour du même. Cette alternance fatidique (qui était déjà, sous une forme dialectique sophistiquée, celle du système de Hegel, celle de sa philosophie de l'histoire comme celle de sa philosophie de l'histoire de la philosophie) doit être non seulement acceptée mais voulue : elle seule nous console de notre tragique imperfection, de notre mauvaise conscience, elle seule redonne de la valeur à notre vie, de la joie à notre cœur. Or, l'aurore de la pensée grecque, donc l'aurore de la pensée occidentale, ce sont les Présocratiques... pas Socrate. C'est donc cette lueur-là qu'il faut ressaisir, penser aujourd'hui : l'énergie qu'est la vie, la dépense d'énergie qu'est la mort, ne s'opposent qu'en apparence. Empédocle déjà l'avait montré : l'Amour et la Haine, Éros et Thanatos sont, par leur alliance, le principe irrationnel mais moteur de l'histoire individuelle, collective, cosmique. Ce que Nietzsche écrit à ses amis Franz Overbeck et «Peter Gast», à Lou-Andréas Salomé, à sa sœur, à sa mère parfois, qui sont les témoins admiratifs ou médusés d'une révolution qu'ils comprennent, refusent ou saisissent à demi-mot, c'est que cette réalité est non seulement toujours la nôtre (celle du Rohde de Psyché (6) et déjà aussi celle du poète Hölderlin dans La Mort d'Empédocle), mais qu'elle force, en outre, à modifier notre échelle actuelle de valeurs pour être comprise. Le socialisme, la paix, la démocratie, la science, la morale, les religions du renoncement à la vie sont des idoles édifiées par le nombre des faibles et des dégénérés au dépend de l'individu d'élite; ce sont des idoles dont le crépuscule est visible si on envisage correctement ce que fut vraiment l'aube antique qu'elles ont insidieusement remplacée. Erwin Rohde, avec une étrange sûreté dialectique, fait part à Franz Overbeck de son sentiment sur Aurore : le livre de Nietzsche lui apparaît, bien à rebours de son titre, comme «triste et crépusculaire» parce qu'il n'en saisit que le premier aspect, alors seul visible à la plupart de ses contemporains, celui de la négation, du renoncement, de la critique systématique du monde moderne. C'est l'héritage incisif des moralistes français classiques (de Pascal à Chamfort et Rivarol) et des Cyniques grecs dont Nietzsche fut un grand lecteur. Le second aspect, celui d'une rénovation, d'une construction, d'une édification d'une nouvelle table des valeurs, apparaît progressivement à Nietzsche lui-même, dans ses œuvres suivantes (Le Gai savoir marque ici le tournant fondamental mais il fut d'abord considéré par Nietzsche comme l'achèvement d'un ensemble philosophique allant de Humain trop humain à Aurore) et dans ses lettres qui sont réellement le miroir de sa pensée au travail. D'où leur fascinante actualité, au sens le plus aristotélicien du terme, celui d'un passage à l'acte de ce qui n'était qu'en puissance. Sur le plan matériel, il y a un index précis des lettres mais il manque à ce volume un index des noms et des œuvres (littéraires, plastiques, musicales) citées. Les notes sont placées en fin de volume : on eût, par commodité, préféré qu'elles le fussent en bas de page, d'autant plus que Lacoste traduit assez régulièrement de précieux fragments des réponses des correspondants de Nietzsche. Une rupture à signaler avec les tomes antérieurs : la numérotation des lettres de ce tome IV reprend à partir du chiffre 1. Rupture correspondant, nous précise Lacoste, à celle de l'édition allemande du même tome : pour quelle raison ? On l'ignore mais on attend avec le plus vif intérêt la parution en traduction française des lettres de la période 1884-1889. Enfin, quelques coquilles repérées (dans la lettre 119 : «… entre votre mains...») mais l'ensemble se recommande par une traduction soignée et une grande précision historique et bibliographique.

Notes
(1) On peut remarquer que le cinéaste Victor Fleming, dans sa version cinématographique de 1941 adaptant le court roman (ou la longue nouvelle) de Stevenson, L’Étrange cas du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde, s'est peut-être inspiré de cette célèbre photographie mais... en l'inversant et en lui conférant la grâce du mouvement et des effets spéciaux : l'acteur Spencer Tracy qui interprète le double rôle, rêve qu'il fouette, du haut de son char, ses deux cavales érotiques figurées par les belles Lana Turner et Ingrid Bergman. Sur Lou-Andréas Salomé, je recommande H.F. Peters, Ma sœur, mon épouse- biographie de Lou-Andréas Salomé (Gallimard, NRF-Bibliothèque de l'inconscient, 1972).
(2) Voir ici.
(3) Nietzsche a cependant réhabilité Socrate et Platon durant ce que Charles Andler, qui demeure son meilleur exégète français, a nommé sa «période intellectualiste». Cf. Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, tome 5, Nietzsche et le transformisme intellectualiste : la philosophie de sa période française (troisième édition Bossard, 1922, puis réédité à la NRF-Bibliothèque des Idées chez Gallimard). Charles Andler, assez curieusement, fut socialiste alors que Nietzsche méprisait le socialisme. Autre curiosité, déjà remarquée par les historiens et certains anciens élèves de l'E.N.S., le normalien Andler, historien émérite de la philosophie allemande, fut refusé à l'agrégation de philosophie mais fut reçu à celle d'allemand. Son œuvre majeure demeure pourtant bien cette étude monumentale d'histoire de la philosophie sur Nietzsche, qu'il mena selon la méthode historique classique de Gustave Lanson.
(4) Sur Hegel, voir mes articles sur La Vie et la mort du système de G.W.F. Hegel et sur Le Rationnel et l'irrationnel dans la pensée allemande.
(5) Sur Heidegger, voir mes articles Heidegger ex cathedra 1 et Heidegger ex cathedra 2.
(6) Concernant le Psyché de Rohde, je signale au lecteur mon article sur La Destinée de l'âme antique selon Franz Cumont.