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14/11/2021
Le journal d’un manœuvre de Thierry Metz, par Gregory Mion
Crédits photographiques : Shirley Wung (Siena Awards 2021).
Gregory Mion dans la Zone.
«Et l’activité des terrassiers sur la voie ferrée ne nous fera plus honte.»
Ralph W. Emerson, Hommes représentatifs.
«Nous savons instantanément distinguer les mots chargés de vie de ceux qui ne le sont pas.»
Ralph W. Emerson, L’intellectuel américain.
La vie abrégée de Thierry Metz aurait pu être celle d’un personnage de Roberto Bolaño, peut-être celle du criminel homérique des Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce, peut-être celle d’une femme morte assassinée dans 2666, une vie brûlée, en tout cas, par la lecture et la poésie, une vie d’adversité incomparable, une vie, encore, tissée d’alliances faussement paradoxales puisque chacun sait qu’il n’existe de création littéraire véritable que là où l’écriture n’est pas du tout attendue au tournant. Comme ces jeunes gens typiques de l’univers de Bolaño qui vivent aussi bien de petits boulots que de textes griffonnés au fond d’un crépuscule mexicain arrosé de tequila, comme toutes ces antinomies humaines de la bourgeoisie qui n’a jamais fait qu’une littérature de lotissement balnéaire ou de journaliste, Thierry Metz a écrit en fin de journée ou en fin de semaine, en pleine nuit aussi, après des journées ingrates de travail physique. Et cela fait d’emblée apparaître un invariant qu’il est toujours utile de rappeler : ce sont les situations triviales qui apprennent la finesse et qui font voir la lumière sacrée, tandis que, à l’inverse, les situations distinguées que les bourgeois s’échangent n’empêchent pas la grossièreté de leurs doigts mentaux de se trahir abjectement dans ce qu’ils prétendent écrire. Ainsi Thierry Metz nous éblouit de vérité dans Le journal d’un manœuvre (1) car non seulement il n’est pas contradictoire qu’un ouvrier du chantier parvienne à sonder la légèreté au sein d’un quotidien où la lourdeur est une reine, mais, de surcroît, il semble hors de doute que ce soit la seule voie possible pour exprimer quelque chose de profond.
Ce sont de rudes jours d’été qui se trouvent laconiquement rapportés dans ce poétique Journal d’un manœuvre à l’exception de la dernière date mentionnée, un 20 novembre où «le gros œuvre est terminé» (p. 125), un court moment transitoire où l’on se dit que «demain on commence autre chose» (p. 125) d’aussi écrasant certainement. Le choix terminologique du «gros œuvre» est bien évidemment une élimination de toutes les conditions d’existence où a priori pourrait naître un chef-d’œuvre. Sur le chantier «on ne trace pas d’arc-en-ciel autour de sa soif» (p. 19). On ne se désaltère qu’en buvant une ciguë qui affadit la perception de la couleur et qui met du plomb dans l’aile. Les impératifs du chantier interdisent la plus infime encoche de rêverie sur la ligne des tâches et contraignent les ouvriers à une alternative cruelle : ou bien «suivre», ou bien «rester avec les oiseaux» (p. 19). Il faut donc s’appesantir ou s’envoler, devenir un condensé de discipline ou un évadé céleste – albatros baudelairien découragé ou aigle nietzschéen supérieur. La première solution est cependant un dénigrement fréquent et normatif de la seconde, une manière d’affirmer que le manœuvre relève d’un cas pathologique s’il se croit autorisé au songe d’une vie plus douce ou plus élevée. En réalité, l’arrière-pensée de cette tacite adjuration à se soumettre à la loi du chantier consiste à dire que si le manœuvre avait d’autres qualités que les siennes, s’il possédait ne serait-ce qu’un fragment de vocation, il ne serait pas un manœuvre. Pourtant l’action de «creuser» et de «pelleter» (p. 22) ne suffit pas à combler un homme (même le plus banal des hommes dominé par l’ombre des inquiétantes grues à tour et dont la voix disparaît sous le vacarme des tipper trucks). Elle convient peut-être à l’enfant qui manque de perspective, mais pour les galériens du chantier cette besogne est un encombrement, une obstruction du futur, une logique insensée qui nie que les hommes puissent vouloir «chercher quelque chose» (p. 22) comme un sens, un avenir meilleur, voire un sauveur de l’humanité. Il est indéniable que Thierry Metz fut pour ses camarades une source d’espérance parmi le redoutable «calendrier des soifs» (p. 31). Il fut le réservoir des «mots qui éciment la colère» (p. 31) et qui permettent à Sisyphe de remonter de nouveau la pente de sa laborieuse tragédie.
Sûrement inspiré par l’esprit saint et accomplissant la théodicée au cœur de son écriture, Thierry Metz interpelle chacun de ses semblables en martyrologie. Il leur annonce que «[leur] silence est la caverne du dieu» et que «[leurs] gestes ont une âme» (p. 28). Il fraie un passage à l’Évangile malgré la terrible évidence de «l’argent» autour duquel chaque homme en pantalon bleu gravite (p. 21). À la force gravitationnelle des modestes indemnités du chantier qui constituent tout l’horizon de l’ouvrier, Thierry Metz oppose la force édifiante de la spiritualité. Nonobstant le fait que l’élément tellurique soit prédominant, le poète du déblaiement et du mortier, tel un Coleridge s’écriant cette fois «dirt, dirt, everywhere» sans atteindre un hypothétique «nor any land to settle in», ne renonce nullement à déceler au milieu de cette envahissante pesanteur la marque d’une transcendance, l’indispensable silhouette d’une terre promise. Même si tout conspire à démoraliser le travailleur du chantier, même si «la terre que cherche le manœuvre l’enferme dans une aventure qui efface sa personne, le laisse nu dans sa parole» (p. 72), Thierry Metz ne se sent pas le droit d’abandonner ses frères au sortilège d’une fatalité sociale ou aux syllogismes des préjugés. Entre «la pierre» et «l’homme» des chantiers, dans ce rugueux concubinage du minéral surabondant et de l’humain fatigué, il est possible d’intercaler un «arc-en-ciel» (p. 39) et de fonder une Trinité inespérée. Il s’agit d’un liminaire de sagesse où «dans l’infini du chantier» (p. 29) se profilera non pas tant un infini mystique ou une échappatoire abstraite trop prévisible, mais, tout au contraire, le fini d’une «maison à bâtir» (p. 29), la noblesse d’une glorieuse forme à conquérir parmi le sans-forme angoissant de la minéralité omniprésente. En cela, bien que l’architecte et ses plans incarnent tout le programme des ouvriers sans que le moindre de ces pauvres «exécutants» (p. 35) n’ait une chance de se mêler à la spéculation topologique, bien que les ingénieurs et les investisseurs ne se soucieront jamais de parler «de l’inachevé» (p. 35) où les prolétaires du rock solid sont prétendument assignés, les sermons elliptiques de Thierry Metz aperçoivent derrière la brume incommensurable de la pierre une fabuleuse commensurabilité, un continent inattendu rallié par les manœuvres, le moment où les petites mains font advenir un temple de vertu que les chefs ne peuvent pas voir ni même concevoir. C’est là précisément que le manœuvre est susceptible de «[faire] contrepoids» (p. 44), de renverser la tendance de la diffamation, de s’extraire d’une vie relativisée par les aléas des misérables pour devenir une empreinte de l’absolu.
Mais avant cela il est nécessaire d’affronter le chef du chantier qui «ne fait que dire le chantier» (p. 42), qui tient un monologue des travaux publics, un fastidieux soliloque dépourvu de coloration et de vitalité. À rebours de Thierry Metz et de ses compagnons en sensibilité, le chef de ce bagne urbain «n’entend pas ce que disent les rouges-gorges» (p. 88). Sa fonction est uniquement de s’assurer que le chantier se maintienne en tant que «centre du travail» (p. 43) et d’une certaine façon en tant que marge de la vie. Dans ce contexte, toutefois, l’on avise un éventuel «gisement» (p. 43), un orpaillage en puissance. Mais le pressentiment de ce trésor exige «d’abord de ravitailler les maçons avant de vouloir ravitailler la langue» (p. 43). Le manœuvre assoiffé de poésie est avant toute chose contraint d’appliquer un strict larvatus prodeo dans son activité professionnelle. En France davantage qu’ailleurs, on déteste les gens qui souhaitent désavouer honnêtement et originalement la place que la société leur a concédée. Il règne encore dans ce pays une infranchissable distance entre le peuple et la distribution des licences créatrices ou artistiques, à tel point que la quasi-totalité du champ soi-disant littéraire, par exemple, est à présent occupée par d’indolents scélérats qui rejettent directement ou indirectement ce qui n’est pas de leur bord. La France est une nation de sous-préfets et de proviseurs romanciers, de sénateurs poètes et d’arrivistes philosophes, et, pour cette raison, elle suscite le malheur dans toute existence authentiquement créatrice. Il est vraiment urgent de supposer que l’usurpation spécifiquement française des opportunités de création aggrave le destin des êtres lumineux par essence. L’imposture des bourgeois est un accident majeur pour la littérature et pour la vie en général. Elle entraîne la malédiction dans toutes les vies analogues à celle de Thierry Metz. Aussi – osons le déclarer franchement – ce n’est pas tant la contingence qui a poussé Thierry Metz vers le Shéol, ce n’est pas un mauvais sort inexplicable qui l’a persécuté, mais c’est vraisemblablement la systématique et croissante fatuité des ténèbres françaises qui a corrompu l’équation invisible de sa trajectoire. C’est pourquoi la reconnaissance obtenue du vivant de Thierry Metz ne pouvait en aucun cas compenser la secrète répudiation de toute sa personne par l’insaisissable Satan hexagonal. Le naturel poétique de cet homme pouvait cristalliser le chantier, en revanche il ne pouvait pas éloigner l’inexorable calamité qui tue les anges au profit des bêtes démoniaques. Il faut même suggérer que la compossibilité de Thierry Metz avec la France ne pouvait pas excéder les années 1990 pendant lesquelles se manifestaient encore des survivances divines.
Il n’y a guère que le samedi et le dimanche qui ont pu minimalement délester Thierry Metz de son combat avec le démon. Il raconte ses retrouvailles avec «le livre d’images dans le poing fermé du dormeur» (p. 47), la résurrection de l’imagination pour ainsi dire, l’ambiance dominicale propice au retour des visions messianiques. Le dimanche, pour lui, se définit à l’instar d’un «pays simplifié» (p. 107), allégé, exorcisé des nombreux spectres qui hantent les jours ouvrables. Dès le vendredi mourant de ses heures travaillées, Thierry Metz «commence ce long détour par le soir où l’ange explore des raccourcis» (p. 49). Il se recharge en énergies sacrées avant de revenir douloureusement à la semaine laborieuse, à la profanation de son âme, à ce «lundi» qui est comme «une eau froide, une pluie glacée» (p. 76). En effet, durant la semaine maudite, «pas moyen de s’arrêter une seconde pour désigner le nuage» (p. 59), pour contempler le succinct prodige du firmament. Il est presque inenvisageable de cotiser pour le langage parce que ce sont «les outils» (p. 59) qui ont le dessus, en l’occurrence l’utile, la loi du rendement provoquant la méchante sommation des ustensiles. Le chantier refuse l’inutile ou la digression de la beauté. Tout doit être ramené à la portion congrue du génie civil. Aussitôt que les équipes arrivent au chantier, tout le monde «se tait parce que, soudain, tout devient utile» (p. 113), tout fait violence à la capacité de «devenir rouge-gorge» (p. 67). Le boulet des «chaussures de sécurité» (p. 67) conteste l’envol de l’oiseau archangélique et transforme l’acte d’écrire en défi permanent. Pour des météorites comme Thierry Metz, l’écriture n’est pas un divertissement ou une bonification de classe, encore moins une rédaction ou une dissertation. Le manœuvre ne peut écrire que «dans l’ortie, pas dans une rose», en priant pour se rapprocher du «tournesol» (p. 73) où subsiste l’élan d’une aube, le pressant vestige d’un éclat. Bien souvent du reste, ce tournesol ou ces tournesols de Van Gogh n’adviennent qu’à la faveur des vacances, à cinq heures trente de l’après-midi, tel que ce fut le cas pour le manœuvre Bernard, temporairement libéré de ses fers, délivré du chantier, soulagé de son accablant sacerdoce et qu’on a «vu s’envoler avec les hirondelles» (p. 81). Le reflux de la marée noire en zone de travail a permis à quelques créatures volantes de fuir la catastrophe d’une irréversible stérilisation.
En outre, on retiendra de ce Journal d’un manœuvre la récurrence d’un vocabulaire ornithologique ou aérien, la corrélation de toutes les strates du langage et de la liberté à quelque chose de volant, de planant, de tourbillonnant. Malgré le raclement des «pelles» sur «l’inépuisable» (p. 109) matière du chantier, malgré des matinées à peu près supportables et des heures subséquentes «intarissables» (p. 95), Thierry Metz ressent une viscérale insistance, un trille qui gît dans ses poumons, à savoir «des cerfs-volants dans [sa] voix» (p. 102).
Note
(1) Thierry Metz, Le journal d’un manœuvre (Gallimard, coll. L’Arpenteur, 1990).