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05/01/2022
L’Énigme de Pie XII de Pier Paolo Pasolini
Pier Paolo Pasolini par Serge Rivron.
Voici quelques jours à peine, j'ai reçu un courriel, de la part d'une personne n'ayant pas souhaité que son nom soit publiquement mentionné, afin de me proposer la traduction d'un poème de Pier Paolo Pasolini, qui n'avait pas, à sa connaissance, été traduit en français. Il ne figure en effet pas dans l'anthologie regroupant des poèmes des années 1943 à 1970 parue chez Gallimard, puisqu'il s'agit de L’Énigme de Pie XII (un texte commandé par la revue Catholicisme révolutionnaire puis non publié), extrait de Trasumanar e Organizzar. C'est un texte un peu long (2 000 mots environ), précisait mon correspondant, ajoutant qu'il serait susceptible d'intéresser mes lecteurs. C'est Pasolini lui-même qui a inscrit son Énigme de Pie XIIdans la rubrique des poème sous commande (mentionnant, pour l'occasion, des organismes qu'il a inventés et qui lui auraient demandé des textes).
Notre traducteur émérite concluait sa courte missive en supposant que la dimension provocatrice du texte était pour beaucoup dans la non-traduction du poème de Pasolini en langue française, à moins, et c'est là une supposition qui est mienne, à moins, plus simplement, que ce ne soit l'inculture littéraire générale des éditeurs français qui soit seule coupable de cet oubli.
Voici le poème de Pasolini, agrémenté de notes qu'il a lui-même eu le culot de rédiger ! Je me suis efforcé de respecter scrupuleusement la mise en page et la typographie du texte imprimé en langue originale.
Dans un de ces cursus imprévus, et vertigineux (1)
– tellement déformé dans ma conscience de Pape
Je déforme Paul, certes, dans ma conscience de Pape, humaniste,
et je n’en ai pas conscience, parce que deux natures
comme celle féodale et celle bourgeoise, en se fondant… (2)
Bref, Paul est dans ma conscience UN PRÊTRE (comme moi).
Ceci étant dit, nous pouvons avancer, dans ce monologue de 1944 :
«Nuni dè ménei pistis, elpis, et agàpe,
ta tria tàuta : méizon dè touton e agàpe».
A qui Paul Prêtre (quant à sa sainteté,
grâce en soit rendue au Seigneur des Riches et des Pauvres)......, ?
Aux Hébreux. C’est-à-dire : à ceux qui vivaient dans la Loi, c’est clair.
Et de là, ils tiraient leurs raisons : de foi et d’espérance.
Sur ce, dites que ce n’est pas vrai.
En approfondissant la chose par-delà ma conscience
(ceci étant possible, que chacun soit sauf, par les grâces)
(peu importe si depuis, le raptus fini, retentit
la cloche de la collation)
je dirai : c’est dans n’importe quelle loi
que l’on trouve une grande abondance de foi et d’espérance.
Même moi j’en abonde – et ne la partageai-je pas avec le bon Ottaviani ?
De la charité, je sais seulement, comme dit l’autorité, qu’elle est là.
Et pas seulement qu’elle est là : mais qu’elle est ce qui importe.
Elle est la compréhension de la créature en dehors de l’histoire,
et, tout ensemble, de l’histoire : avec ses institutions !!
Il faut sortir des idées générales – pour la goûter –
même des meilleures (d’ailleurs, la goûter signifie la mettre en pratique)
Le communiste aristocratique, né en Lombardie ou en Vénétie
– venant d’une bonne famille, sous ma croix –
porte du Catholicisme, avec soi, de l’autre côté,
la foi et l’espérance : la charité, il la délaisse (3).
Il ne se sent pas obligé d’être concret (avec les créatures
et avec l’histoire – pleine de leur pauvre inauthenticité).
Les vieilles idées générales – du saint homme
son père (aubergiste, avocat)
Les vieilles idées générales qui lui donnaient un scrupule,
justement parce que vieilles, et, sans doute, méchantes,
ou au moins insuffisantes
Les idées générales nouvelles, ne le donnent plus, le scrupule...
(On ne peut mettre en doute une idéologie à peine adoptée : c’est ce que je dis)
Elle est donc la Loi Nouvelle : foi et espérance comptent (continuent
à compter) : le concret de la charité c’est… c’est… une perte de temps…
du sentimentalisme… Le jugement du catéchumène est dur.
Je suis un Pape politique, et donc énigmatique.
La charité en moi, est enfouie dans mon comportement.
Et, sans doute, est-elle devenue flatus vocis, même plaintif
(mélopée de chaque formule qui soit Nôtre)
Je me protège. C’est mon devoir de Pape. Je suis d’un seul bloc.
Église et Bourgeoisie sont devenues unité de comportement.
Le dogme a une seule autre face possible : le Faire.
Et le Faire, pour un bourgeois, n’est-il pas la même chose que le Se Comporter ?
Maintenant, voici le problème
Je sais que je trahis l’église de Paul (je le sais ici et maintenant par la grâce).
Je le sais par le simple fait que je suis redevenu un Hébreu :
un Hébreu, bien entendu, resté fidèle à la Loi.
Je suis donc identifié comme Chef
du Ghetto où demeure toute l’humanité,
en tant que toute exclue de Dieu. Et elle y est
béatement, sans pouvoir se passer d’Églises.
(Oui, ce serait trop facile, chers laïques intelligents
– et souvent non privés de charité, je l’admets –
ce serait trop facile de régler ses comptes avec une Humanité
qui pourrait se passer d’États et d’Églises !)
Maintenant le problème est celui-ci
Je suis, selon moi, je le répète, un Hébreu : j’observe la Loi :
foi et espérance – la charité est dans le comportement
(en paroles)
Mais qui a rapporté l’esprit des Lois parmi les hommes ? Hein ?
L’Église y contribua (toujours pharisienne ou sadducéenne)
Toutefois, fut-ce en paroles, elle n’a jamais oublié,
cette Église, la charité. Mieux, il y a des exemples (parmi les petits :
certes pas ici au Vatican, non, non) de pure charité.
Pourquoi donc l’Église y contribua-t-elle ? Parce qu’elle est, très chers enfants
une institution !!
Bien que la charité soit le contraire de toute institution !!
Pourtant la charité sait que les institutions sont elles aussi émouvantes,
chers laïques – laïques intelligents, superbes, qui hurlez
afin de revendiquer pour l’homme le droit à la complète, absolue,
irréductible, liberté (responsabilité)
Voulez-vous être orphelins, sans plus de Père ni de Mère ?
Orphelins souffrants et épouvantés, mais héroïques ?
Eh ! Eh ! Au contraire les institutions sont émouvantes,
et émouvantes parce qu’elles sont là : parce que
l’humanité – elle, la pauvre humanité – ne peut s’en dispenser.
Elle les désire, les Pères et les Mères : c’est émouvant pour cela.
Je dirai : même le Parti Communiste, en tant qu’Église, est émouvant.
(attention, n’oubliez pas qu’il y a l’excommunication)
En tant qu’institution, l’Église a ainsi contribué
à supprimer de fait, la charité dans le comportement.
Le hasard veut ensuite que tel comportement
(accepté par nous) soit celui bourgeois
Mais qui a inventé, ou créé, ou rendu obligatoire
à travers des lois (non écrites) (non dogmatiques)
le comportement bourgeois ? Demandons-le-nous
La bourgeoisie, comme l’Église, est née inter pagos
Mais elle prit ses quartiers ensuite en ville – et petit à petit
ses origines campagnardes ont fini par se perdre
Ici est le point, l’énigme
Les Hébreux – nous l’affirmons solennellement – ce sont eux
les principaux inventeurs des lois (non écrites)
(non dogmatiques) du comportement bourgeois.
Mais pourquoi eux en particulier ?
Mon affirmation est-elle gratuite ?
Non, et du reste
c’est simple à comprendre (il suffit d’un peu de charité)
Les bourgeois – protestants, catholiques, mais dans l’ensemble
titulaires du pouvoir citoyen (et oublieux de la campagne) –
ont toujours su bien peu et bien mal
ce que sont foi et espérance : la raison,
en fait, ne les connaît pas.
Mais la raison, qui préside au faire,
connaît bien en revanche ce qu’est la charité
Maintenant je dis (moi, répétons, Pie XII, en 1944, à Rome) :
qui était celui qui n’avait pas connu la charité,
et qui, en revanche, fondait (4), en en faisant un seul corps,
le Faire avec la foi et avec l’espérance ? C’était, précisément,
le peuple de la Loi, c’est-à-dire les Hébreux, contre qui Paul lutta
(jusqu’à en mourir)
Par une quelconque coïncidence, que certes seul Dieu connaît,
les Ariens, guidés par la raison et portés à l’action –
La raison et l’action des ariens (occidentaux)
qui sont des gens de bon sens et positifs –
Ce n’est pas la raison bourgeoise qui a créé le comportement bourgeois :
il a été créé par la foi et l’espérance !
(sans charité)
Le laïcisme, oui messieurs, est le fruit d’une religion mauvaise.
(En fait je prétends que lui-même est devenu une religion).
Maintenant moi, Pontife de l’Église Romaine, je me demande :
si le laïcisme bourgeois est le fruit d’une volonté
contraire à une raison qui produit l’action,
mais sœur d’une action née de la foi et de l’espérance
(sans la charité, qui est touton meizon) –
c’est le laïcisme qui est le grand ennemi de l’Église :
il est de fait né en ville, œuvre des exclus.
Des Hébreux paysans, il n’y en a pas et il n’y en a jamais eu (5).
Si le laïcisme (en tant que religion)
est Notre plus grand ennemi – et il
ne contient pas, je le répète, la raison, mais pistis et elpis
sans agapè – à qui, moi – Pape monolithique -
devrai-je donner mon appui politique et ma bénédiction ?
À la raison qui est bourgeoise seulement parce que
la bourgeoisie est née en Occident, et qui, pour autant, contient,
dans sa propre nature, la charité ?
Ou bien à la foi et à l’espérance sans la charité ?
Ce n’est pas la raison qui donne, au laïcisme, le visage odieux
de qui ne connaît pas la charité (en fait, comme je l’ai dit,
beaucoup de bourgeois, assez rationnels, la connaissent) :
mais ce sont la foi et l’espérance d’un peuple,
obsédé par Dieu – et de ce fait abandonné par Dieu –
qui s’est inséré comme le coucou dans le nid des autres peuples
endurci, privé – par nature (ou bien histoire et savoir) -
de charité
Quelle intelligente compréhension peut avoir un Hébreu,
mais jamais avec charité !
Hitler, Hitler, en revanche, avait certainement des aïeux habitants la campagne
ou des petites villes de province. Foi et espérance
d’une antique religion le nourrirent sans doute.
Par là je veux dire que son manque d’expérience
de la charité, n’est rien d’autre qu’un péché, un simple péché.
(la sienne est non-charité; en sa négation, elle y est, etc.)
Contre qui lutte aujourd’hui ce petit Hitler, arien,
sinon contre le laïcisme superbe de la bourgeoisie,
dont il s’est, à cause de raisons misérables, senti (comme un Hébreu) exclu ?
La campagne allemande s’est de nouveau petit à petit remplie,
très chers fils, de religion
et ainsi en va-t-il des petites villes allemandes, montant jusqu’à Berlin.
Des cheminées de Hadamar s’élèvent de mystérieuses fumées,
la science redevient, finalement, servile.
La raison, qui connaissait la charité, mais n’avait pas
en soi, la foi et l’espérance, avait été en même temps
corrompue par la foi et l’espérance : elle s’était endurcie.
Mais désormais c’en est fini du temps de l’aridité !
Foi et espérance triomphent de nouveau dans le Troisième Reich
comme dans les grands temps antiques.
Le manque de charité n’est rien d’autre qu’un simple péché
(le mien : même si, comme flatus vocis et règle, je le répète,
je la possède) (6)
Une religion méchante est toujours une religion (7) :
et elle se déchaîne contre ce qui ne veut pas l’être.
Ou qui l’a été : mais toujours en faisant, du manque
de charité, son fondement : son action,
obsédée – ses œuvres –
furent toujours sans charité – naquirent toujours
de la volonté, jamais de la grâce.
Dieu n’a jamais aimé les Hébreux : et eux
ne se sont jamais fatigués de le tourmenter,
jusqu’à ce que, inexaucés, ils passent à la provocation.
Ils ont ainsi fondé la civilisation laïque, en en excluant
toute compréhension qui soit d’amour et non d’intelligence
(comme du reste moi-même, quand je fais de la vie
un pur lieu de comportement : pari à gagner –
dans mon cas – pour la gloire de Dieu).
Nous avons décidé de donner Notre bénédiction et Notre neutralité
(comme appui politique) à cet Hitler et à ses magnifiques soldats
(vieille connaissance de l’Église)
Il est un homme de religion (non œcuménique !) nous n’avons
rien d’autre à ajouter à ce sujet
Mais maintenant faisons une prophétie
Belles âmes mon cul, pour quoi d’autre moururent
les deux frères Kennedy, sinon
pour une institution ? Et pour quoi d’autres, sinon pour une institution,
mourront tant de petits, sublimes Vietcong ?
Puisque les institutions sont émouvantes : les hommes
ne savent pas se reconnaître en dehors d’elles.
Elles les rendent humblement frères.
Il y a quelque chose de tellement mystérieux dans les institutions
– seule forme de vie et simple modèle pour l’humanité –
que par rapport à elles, le mystère d’un seul être est nul.
Je pourrais parler d’UN qui a été ravi au Troisième Ciel :
au lieu de cela, je parle d’un homme faible : fondateur d’Églises.
Notes
(1) La première Lettre aux Corinthiens.
(2) Le mot «fusion» n’avait pas encore subi la légère altération sémantique due à la fusion entre Edison et Montecatini.
(3) Pour autant qu’il soit prophétique, mon Pie XII ne pouvait pas prévoir des phénomènes comme ceux de certaines franges du PSIUP ou d’un certain «fascisme de gauche » de « Monde nouveau » : sinon, dans une telle situation, ses accusations de manque de charité(« délaissée ») auraient été certainement plus dures.
4Voir la note 2
(5) Les kibboutzim ? Il y en aura : mais dans une campagne industrialisée.
(6) Ceci vaut encore aujourd’hui, par exemple, pour l’Osservatore romano, où, même après le pontificat de Jean XXIII, aucune ligne écrite n’est inspirée par la charité. Prendre garde que la foi et l’espérance, sans charité, sont seulement des moignons inutiles et difformes : mais simplement monstrueux.
(7) Comme le démontrerons les films exotiques à la mode vers la fin des années cinquante : spiritualisme partout : grandes cérémonies de bonzes… (les bonzes devaient encore commencer à se brûler vifs. Depuis les producteurs les ont ignorés).
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