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20/12/2022

Schmock ou le triomphe du journalisme. La grande bataille de Karl Kraus de Jacques Bouveresse

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Photographie (détail) de Juan Asensio.

2057257652.jpgKarl Kraus dans la Zone.







1933797059.jpgÉtudes sur le langage vicié.









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C'est toujours un réel plaisir de lire le regretté Jacques Bouveresse sur Karl Kraus, dont il aura été l'un des meilleurs spécialistes en France et que, dans ce livre (1) qui est composé de chapitres pouvant se lire séparément, il a grand soin de rattacher à notre époque, dont il aura vu, si tôt et presque avant tout le monde, le mal, que Bouveresse caractérise de la façon suivante : «S'il revenait aujourd'hui, il ne serait sûrement pas surpris de constater que la puissance qui est en train de remporter la victoire finale, après les affrontements meurtriers qui ont marqué le siècle, et qui se prépare à unifier le monde est bien celle qu'il avait désignée clairement à l'époque de la Première Guerre mondiale, à savoir la marchandise, dont le règne universel signifie, dans la vision apocalyptique qu'il a de l'avenir qui se prépare, l'avènement d'une société qui n'est pas, comme on dit aujourd'hui, postmoderne, mais hypermoderne et post-humaine» (p. 40).
De fait, telle critique que porte Kraus contre la presse est toujours parfaitement valable pour la nôtre, comme a raison encore de le rappeler Bouveresse : «Comme toutes les autres institutions, la presse a l'habitude de répondre à la critique en expliquant qu'on ne peut pas généraliser à partir des fautes et des vices d'un petit nombre. Kraus pense qu'il faut prendre les choses exactement en sens inverse : on ne peut pas excuser et encore moins absoudre la presse en généralisant à partir de l'honnêteté et du courage de quelques-uns» (p. 43).
Nous le savons, la presse est le sujet principal de la moindre ligne qu'a écrite Karl Kraus car, comme le souligne si justement Jacques Bouveresse, «il est clair que la corruption par excellence et la source principale de toutes les autres est la corruption de la presse. La raison de cela est qu'il écrit à une époque où la presse a acquis un pouvoir qui est en train de devenir proprement exorbitant, un pouvoir qui, pour être exercé correctement, exigerait un sens moral et un sens de la responsabilité exceptionnellement élevés, alors qu'il est malheureusement, pour l'essentiel, entre les mains de ce qu'il appelle des «avortons moraux»» (p. 73). Nous vivons pour notre part dans une époque qui a vu ces mêmes avortons moraux s'être reproduits de manière exponentielle, comme par la noire magie de la génération spontanée qui inquiétait nos plus proches ancêtres.
Kraus.jpgIl va de soi que ces avortons moraux sont bien incapables d'exprimer «des regrets pour leurs fautes et à demander pardon à leurs victimes» puisque «obtenir de la presse des aveux et des gestes de contrition [...] est évidemment inconcevable», étant donné qu'«elle a développé depuis longtemps une capacité exceptionnelle dans l'art de diluer la responsabilité et de la rendre complètement diffuse, insaisissable et anonyme» (p. 84). Comment, du reste, pourrait-on accuser un quotidien de commettre une faute, ne fût-elle que simplement factuelle, puisque «l'actualité change tous les jours et [qu']il doit par conséquent y avoir une vérité pour chaque jour» ?
Selon Kraus commenté par Jacques Bouveresse, il serait faux de prétendre que la vérité serait devenue une notion «dont on ne peut rien faire et qui doit susciter une méfiance particulière», puisque c'est bien davantage «le rapport que l'on entretient aujourd'hui avec la vérité, et avec un bon nombre d'autres choses essentielles, qui est devenu progressivement du même type que celui des journaux» (p. 85). Selon l'auteur, on peut dire que Kraus «a assisté avec un étonnement incrédule et indigné à la montée irrésistible d'une puissance formidable et, à ses yeux, maléfique dont les possibilités, en particulier les possibilités de nuire, commençaient seulement à se manifester dans toute leur ampleur». De fait, si Kraus a adopté une terminologie apocalyptique, ce n'est sans doute pas uniquement par quelque tropisme bloyen (2) qui, à l'époque et encore plus de nos jours, a dû le faire passer pour fou, mais également parce que l'usage seul d'un ton et d'un vocabulaire hyperboliques «lui semblaient seuls susceptibles de procurer à l'imagination une représentation approfondie de la nature et de la dimension réelles du processus». Jacques Bouveresse poursuit en affirmant que la conviction de Kraus a toujours été que «c'est précisément le manque d'imagination qui est responsable, dans la plupart des cas, de l'aveuglement, de la passivité et du conformisme», la guerre de 14-18 constituant à ses yeux «une illustration exemplaire de cela : les peuples se sont précipités avec enthousiasme dans la guerre parce qu'ils ont été incapables d'imaginer ce qu'elle serait et, même lorsqu'elle a été là, ils ne sont pas parvenus à imaginer réellement ce qu'elle était». Autrement dit, Kraus «pense que nous vivons une époque où les choses les plus inimaginables peuvent se produire et se produire justement parce qu'elles n'ont pas été imaginées» (p. 87).
Si, selon Karl Kraus écrivant en 1908 (p. 93), «de la terrible dévastation que provoque la presse imprimée», nous ne saurions à son époque «se faire la moindre idée», nous en avons une bien plus précise de nos jours, alors que nous n'en sommes plus à inventer l'aéronef et que notre «imagination ne se traîne plus comme une diligence», qu'en outre nous sommes en présence de l'automobile, du téléphone et même de bien plus que cela, et que «les tirages monstrueux de la stupidité» nous donnent une idée plus que précise de la manière dont sont faits les cerveaux de nos contemporains, alors que «l'effet le plus dévastateur de la tyrannie de la phrase», selon Jacques Bouveresse, «est la capacité qu'elle a d'évacuer l'imagination et, du même coup, d'anesthésier la sensibilité et de neutraliser les réactions et les sentiments humains les plus élémentaires» (p. 95).
Kraus-guerres.JPGDès lors, et Jacques Bouveresse a parfaitement raison d'insister sur ce point, il est à craindre, en effet, que «la critique contemporaine des médias ou celles de la société de communication en général» n'ait rien ajouté de «réellement fondamental à ce que Kraus avait déjà parfaitement reconnu ou anticipé. Ce à quoi nous assistons n'aurait probablement pas été perçu par lui comme une mutation radicale, mais plutôt comme une amplification démesurée d'un phénomène dont les caractéristiques principales étaient déjà clairement perceptibles à son époque» (pp. 101-2).
Ainsi, Karl Kraus, si par miracle nous pouvions l'imaginer assister au spectacle que nous offrent, sans la moindre vergogne, les médias français, ne verrait que «la confirmation d'une chose qu'il avait déjà dite et répétée, à savoir que le journalisme moderne doit être perçu avant tout comme un rouage et un auxiliaire essentiels dans le système du marché universel» (p. 121) et cela alors même que, sur un autre pan de la critique implacable qu'il a menée contre la presse libérale autrichienne de son époque, nous ne pourrions également qu'être frappés «par la parfaite actualité de tout ce que Kraus a écrit sur des choses comme l'immoralité de la haute finance et le problème de la grande délinquance financière, la déification de l'argent et la mercantilisation systématique des valeurs de l'esprit et de la culture» (p. 133).
Mais Karl Kraus, dont l'action corrosive serait pratiquement inenvisageable à notre époque, paraissait comme étant vaincu d'avance à son époque, même si, selon son biographe Edward Timms évoqué par Jacques Bouveresse, il aurait pu faire sien la méchante maxime de Jonathan Swift, «To vex rogues, though it will not amend them», autrement dit : vexer ou contrarier les coquins, même si cela ne les amendera pas. Lui-même avait du reste parfaitement conscience, non pas de l'inutilité de sa si coruscante critique, mais du fait que jamais elle ne parviendrait à rédimer le langage pourri par la presse. Le voici qui déclare (dans Die Stunde des Gerichts, p. 157) que «ce que la magie du mot irresponsable a ajouté à l'humanité ne peut être réparé par aucun bouleversement économique, et un jour d'étourdissement cérébral par des êtres inférieurs, auxquels la technique permet de transformer le bousillage moral et linguistique d'un monde de voyageurs de commerce en opinion autoritaire, vole plus à la culture qu'elle ne reçoit dans l'année de ses pères nourriciers», et cela encore en tenant compte de l'existence, dans la France contemporaine anémiée, de ce que nous pourrions oser appeler des pères nourriciers de la production culturelle !
Klemperer.JPGPourtant, le talent voire le génie de Karl Kraus est frappant, qui lui permet d'être le déchiffreur exceptionnel de symptômes que personne d'autre que lui ne semble être à même de comprendre, ni même de voir, à son époque, et que dire de «son aptitude à appréhender instantanément le tout dans la partie la plus minime, l'essentiel dans le détail à première vue insignifiant et l'inquiétant dans ce qui est apparemment le plus anodin : un solécisme, une faute de grammaire, un néologisme qui insulte la langue, une expression toute faite, un slogan, une photographie, une affiche publicitaire, etc.», autant de signes avant-coureurs non pas de la catastrophe à venir, mais de celle qui est déjà là. On pourrait aussi parler, à son propos, ajoute Jacques Bouveresse, «d'une imagination physionomique d'une puissance sans égale et constamment en alerte, qui lui permet de voir en quelque sorte directement à travers les masques les plus divers, sans même avoir besoin de les ôter d'abord, et de retrouver partout la même figure prototypique» (p. 159).
Dès lors, Jacques Bouveresse ne se trompe pas quand il affirme que «même si l'on considère que [la position de Kraus] sur le problème de la corruption linguistique comme symptôme privilégié de la corruption en général est beaucoup trop unilatérale et radicale et pourrait être critiquée de bien des façons» (3), on peut quand même constater que Victor Klemperer, dans sa célèbre LTI ou langue du IIIe Reich évoquée dans la Zone, «a fait d'une certaine façon», pour la langue dudit Troisième Reich, «le genre de travail que Kraus avait jugé nécessaire et commencé déjà longtemps auparavant pour celle de l'époque qui a précédé et préparé l'avènement du nazisme» (note 27, pp. 207-8).

Notes
(1) Remarquons que le livre a été très correctement relu puisque je n'ai noté que l'absence d'un point d'interrogation à la question commençant par «Ne vaudrait-il pas mieux...» (p. 21 de la Préface).
(2) N'oublions pas que Kafka fut saisi par le ton imprécatoire de Léon Bloy, ou qu'un Roland Barthes rapprocha l'auteur du Désespéré de Karl Kraus.
(3) Remarquons ainsi que Karl Kraus, proposé trois fois pour recevoir le prix Nobel (en 1926, 1928 et 1930), ne l'a jamais reçu, le rapporteur de la commission du Nobel, dans son troisième refus, ayant ainsi pointé que la candidature de Karl Kraus avait semblé dès le début être «inspirée par des passions et des intérêts politiques», sans compter que ses textes avaient été qualifiés d'illisibles : «Il nous est apparu impossible de considérer la production de ce publiciste comme «un durable monument» de la littérature allemande et bien souvent même, c'est à peine si elle nous paraissait intelligible» (note 41, p. 212). On voit que, depuis cette époque, le jury du prix Nobel a fait des efforts pour se rattraper en récompensant une Annie Ernaux, indigente cacographe pour le coup illisible, et cela pour des motifs parfaitement extra-littéraires, puisque l'intéressée est une habituée des pétitions que seuls les imbéciles parviennent à confondre avec une quelconque forme de littérature, fût-elle celle de l'engagement.

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