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13/12/2022

Lettres du lac de Côme de Romano Guardini

Photographie (détail) de Juan Asensio.

1389973673.jpgLettres du lac de Côme de Romano Guardini : le pressentiment de l’odieux panurgisme qui maintenant nous déshonore, par Gregory Mion.






Guardini.JPGLa toute première impression, en lisant ces splendides et impressionnantes Lettres du lac de Côme de Romano Guardni (1), c'est de douter franchement de leur date de composition et de publication, tant elles paraissent avoir été rédigées hier, avant-hier tout au plus, et cela bien sûr en dépit même du fait que les horreurs massives de la Seconde Guerre mondiale ne pouvaient que démentir radicalement les espoirs affichés par l'auteur dans sa toute dernière lettre, assez étrange et comme contrainte, que nous évoquerons plus avant.
En tout cas, le préfacier a raison de noter que si «l'expérience nazie» est «si profondément liée au traumatisme de la guerre mondiale [qu'elle] reste un jalon essentiel», nous ne devons toutefois pas «occulter ce que, précisément, le petit livre de Guardini cherchait à pointer du doigt et dont la ligne directrice visait, bien au-delà de la trop visible barbarie montante, un point de non-retour à partir duquel la barbarie n'apparaîtrait plus comme la pure et simple négation de l'humanité mais se révélerait comme la conséquence logique d'un développement du phénomène humain déterminé par ses propres moyens d'autodétermination» (pp. 10-1, toute la préface est en italiques).
C'est là sans doute le point essentiel de ces lettres que cette nécessité intérieure prométhéenne ne pouvant qu'amener l'homme à être dévoré par le monstre qu'il aura lui-même patiemment élaboré au cours des siècles, puis lâché dirait-on d'un coup sur toute la surface de la planète où il ne cesse de chercher qui dévorer, et même dans son ciel et le proche espace (mais aussi l'espace lointain, avec une multitude de sondes robotiques), avec, aussi, la question qui en découle directement de la naissance souhaitée d'un nouvel homme qui serait seul capable de se mouvoir à peu près harmonieusement dans le monde que Romano Guardini voit surgir partout, y compris même dans le paysage, encore relativement préservé à son époque, du lac de Côme, qui lui aussi est en train, pourtant, subrepticement, d'être envahi par la machine, inexorablement : «Je voyais la mort se jeter sur une vie d'une infinie beauté, et je me disais : ce n'est pas là seulement une perte extérieure que l'on peut accepter tout en restant ce qu'on est; il y a là une vie, et c'est la vie d'un monde supérieur, qui ne peut subsister que dans ce monde» (pp. 35-6). Certes, s'il est impossible à Romano Guardini de dire à quel point l'effondrement «d'une nature de bout en bout imprégnée d'humanité», autrement dit patiemment organisée par une «humanité dans ce qu'elle a de naturel» est triste, il n'en sent pas moins, «distinctement», qu'un «monde est à venir» dans lequel les hommes ne pourront plus vivre, puisqu'il s'agira d'un «monde en quelque sorte inhumain» (p. 38, première lettre, La Question). De la même façon, un passage fulgurant de Thomas De Quincey, récemment évoqué, pointait le changement d'ère (et d'aire) que révélait la technique, y compris celle qui, à nos yeux, ne peut sembler que ridiculement fruste, voire délicieusement pastorale (2).
C'est pourtant bien dans ce monde en quelque sorte inhumain que Romano Guardini va affirmer qu'il nous faudra parvenir à vivre, et même vivre à tout prix malgré le fait, affirme l'auteur dans sa première lettre, que nous ne pourrons pas y vivre (cf. p. 38), comme s'il nous fallait, face à «l'artificialisation de l'existence» (sujet de la deuxième lettre), non pas tant nous artificialiser à notre tour que puiser en nous pour faire advenir une nouvelle forme de volonté, mais aussi de richesse intérieure. Je crains que nous n'assistions à une artificialisation accélérée de l'humain et non à l'émergence d'un homme nouveau tel que l'entendait, dans cet ouvrage, Romano Guardini, qui pourtant affirme et même répète que «le fait de culture a maintenant disparu», puisque «le contact avec la nature est rompu» et qu'une «situation totalement artificielle [a été] créée (p. 47). Car, après la disparition de l'ancienne «sphère de culture toute pétrie d'esprit» qui toutefois parvenait encore à coller à la nature et dans laquelle l'homme était «un être créateur» en s'affrontant à cette dernière, «poitrine contre poitrine» (p. 49), nous devons désormais faire face à une sphère d'existence (d'autres penseurs, après Guardini, ont préféré à ce terme encore optimiste celui de survie) qui «devient toujours plus factice, moins humaine» et, se désole Romano Guardini, «plus barbare» (p. 50, deuxième lettre, L'artificialisation de l'existence).
Cette artificialisation est un jeu de massacre, Romano Guardini voyant, en Italie et avant Max Picard, la lèpre métallique qui a étouffé toute forme de vie véritable au Nord : «je voyais la machine envahir un pays qui jusqu'alors avait eu sa culture. Je voyais la mort se jeter sur une vie d'une infinie beauté, et je me disais : ce n'est pas là seulement une perte extérieure que l'on peut accepter tout en restant ce qu'on est; il y a là une vie, et c'est la vie d'un monde supérieur, qui ne peut subsister que dans ce monde. Chez nous, au Nord, ce monde a été englouti depuis longtemps; ici, en Italie, il commence tout juste à sombrer» écrit ainsi l'auteur dans sa première lettre (pp. 35-6).
Si le long processus historique de développement des connaissances et de progrès, de plus en plus fulgurants, de la technique, se caractérise par une mise en abstraction autant que par une prise de conscience (ce sont les titre des troisième et quatrième lettres), il est étonnant de constater que Romano Guardini, qui se désole, dans des termes que n'eût point désavoué un Carlo Michelstaedter, de ne point trouver quelqu'un qui jouirait de «la souveraine simplicité de parler de là même où l'on voit et où la vie parle d'elle-même en toute franchise» (p. 69, cinquième lettre intitulée Globalisation), qui s'estime encore, comme n'importe lequel d'entre nous, «pris de tous les côtés dans les mailles d'un tout-allant-toujours-plus-loin» (p. 78), qui en outre n'hésite pas à pointer la surrection, de plus en plus visible et triomphale, d'un «système de machines [qui] enveloppe la vie» (3), laquelle «cherche l'air libre, un refuge protégé» (p. 88, sixième lettre intitulée La prise en main), alors que se répand «une effrayante confusion des formes», que «toute hiérarchie se perd», que plus «rien n'est révéré», que «tout flotte comme l'oiseau dans l'air», que «rien n'est à l'abri» et que «n'importe qui s'en prend à n'importe quoi» (pp. 98 et 99, septième lettre, Les masses), que le langage lui-même est dévalué (cf. pp. 101-2) et que «notre patrimoine est pris dans les mâchoires d'une machine monstrueuse qui est en train de le broyer» (p. 102), il est donc pour le moins étonnant que Romano Guardini, et, pour le dire franchement : il est assez choquant que Romano Guardini, après cette série de réserves qui sonnent comme de puissantes fins de non-recevoir, qui estime en outre que l'on «doit avoir vu clairement de quoi il retourne», parle du sacrifice conscient, assumé, «avec un cœur affermi, de la noblesse indicible du passé» (p. 122, neuvième lettre, La tâche (l'à-faire)).
Il est étonnant et même scandaleux, oui, que Romano Guardini annonce la naissance d'un «nouveau type humain [qui sera] doué d'une spiritualité plus profonde, d'une liberté et d'une intériorité nouvelles» (p. 124), il est étonnant et même scandaleux qu'il estime que «la première chose à faire», face à pareille urgence métaphysique, consiste «à dire oui à notre temps» (p. 126), comme si l'auteur, bien conscient que c'est «la croyance chrétienne en la vie éternelle [qui] a donné [à l'homme] la certitude profonde que son être est indestructible» (p. 123), se retrouvait pris à son propre piège herméneutique, autrement dit une lecture lucide mais point désespérée de la marche irrésistible du Progrès, lui qui s'interroge, avec une naïveté que l'on jugera touchante ou bien courageuse, sur la possibilité «d'aller le chemin de la technique en direction d'un but qu'on ne peut déterminer qu'avec elle, de laisser les puissances techniques se développer dans tout leur dynamisme, même si l'ancien ordre organique doit y succomber» (p. 127), sur celle encore consistant à parier sur «une autre forme en instance qui émane d'une autre source et qui possède une puissance à laquelle répond notre instinct» (p. 136), sur la déhiscence d'une «prodigieuse ascension», la révélation d'une «manière intérieure de s'appliquer sérieusement à soi», une «éclosion intérieure de formes qui montent de toutes parts...» (p. 139), ce teilhardisme échevelé s'accompagnant de la découverte supposée d'une «nouvelle couche de profondeur à l'intérieur de l'homme» (p. 129) censée permettre à ce dernier de «se hisser à la hauteur de telles puissances» (p. 128) que Romano Guardini aura pourtant fort justement définies comme étant intraitables, inhumaines dans sa huitième lettre (La déliaison de l'organique), mortelles non seulement pour les créatures humaine mais pour la nature elle-même : «La volonté, la spiritualité de ce nouveau monde, est ainsi faite qu'elle ne peut se développer que dans des possibilités illimitées, telles qu'elles ont été créées par les forces de la nature rationnellement désentravées et par là-même dirigées, prises en main par la machine et assignées à des objectifs» (p. 113).
Si donc la «dureté de notre existence, la manière dont va notre travail, la forme de notre société, la structure de notre vie administrative et politique, l'appareil qui entoure notre activité scientifique», si donc «tout vient heurter les anciennes formes», si «tout leur est étranger, et si le changement s'immisce en elles [jusqu'à ce qu'elles] éclatent» (pp. 115-6), si ce qui vient après la ligne de partage que Guardini «place environ entre 1830 et 1870» relève d'une «volonté de fixer ses objectifs en toute autonomie, indépendamment de tout lien organique, sur la base de forces matées par la raison et mises, par la machine, à disposition de la volonté humaine» alors que, avant cette période, l'on pouvait caractériser le monde comme étant «porté par une même attitude fondamentalement humaine», l'ensemble alors constitué entre ledit monde et ses habitants étant ordonné «à la même mesure de l'homme accordé à la nature qu'il respecte» (p. 116), si donc, allons plus loin, cette «rationalité devenue appareil» (p. 113) est ce qui brise la chaîne relativement harmonieuse unissant, encore, l'homme à une nature moins dominée que respectée, se cachent, selon l'auteur, des puissances «tombées entre les mains du démon, du nombre, de la machine, de la volonté de puissance» (p. 124), comment prendre au sérieux telle «nouvelle espèce de naïveté dans l'expérience», telle «aptitude à croire alors même qu'on doute de tout» (p. 126), et comment supposer que cette «humanité neuve, libre, forte», sera «capable de se hisser à la hauteur de telles puissances» (p. 128) sans risquer d'être non pas libre mais asservie, non pas forte mais réduite à l'extrême dénuement de la vie nue popularisée par Giorgio Agamben sur les brisées de Michel Foucault, comment ne pas trouver intolérable que Romano Guardini ose affirmer que «les contes s'échappent des machines elles-mêmes» (p. 136), si ce n'est parce que nous avons fait le pari de notre sagesse future, après tout apte, moyennant le sacrifice indicible que nous avons évoqué plus haut, à maîtriser «l'avènement de la technique» qui est selon l'auteur, «avant tout», un «processus intérieur à l'homme» (p. 119) ?
C'était là, au moment où Romano Guardini a rédigé ces lettres aussi profondes que terrifiantes, un beau pari, le seul, peut-être, susceptible de plonger ses plus profondes racines (4) dans la terre d'un monde où «les choses s'effritent une à une» avec «les organisations anciennes [qui] s'effondrent» (p. 114), où le paysage enchanteur du lac de Côme finira bien par être le lieu d'implantation d'un parc éolien ou d'un immense champ de panneaux photovoltaïques recouvrant la plus petite parcelle de nature point encore saccagée, retournée, violée, salie, toute cette architecture fragile, entre l'homme et la nature, pour lui permettre de «marcher dans l'ardeur du soleil, de franchir les hauteurs au milieu des formes de la majesté» (p. 109) devant alors être rangée dans le tiroir hermétique d'une nostalgie que le nouveau maître de l'homme saura bien mater, plus vite qu'on ne le croie.

Notes
(1) Romano Guardini, Lettres du Lac de Côme. Sur la technique et l'humanité (traduction et préface d’Édouard Schaelchli, éditions R&N, 2021). Quelques fautes relevées : pas de majuscule à «l de Côme», plusieurs fois mentionné par le préfacier; «nous autres Français» (pp. 7-8) porte une majuscule, ainsi que «Première Épître aux Corinthiens» (p. 20). Dans la note 1 de la page 19, pas de majuscules à l'expression op. cit.. Dans le texte de Romano Guardini lui-même, plusieurs fautes sont à signaler : le terme temps est manquant dans l'expression «et en même temps» (p. 57); Majuscule manquante au début de la phrase «L'homme l'avait créé et il en vivait» (p. 118). Signalons enfin un problème d'ordre grammatical dans la phrase suivante, qui devrait porter le féminin et le masculin : «Même les exigences de simplicité et de réalisme sont mal comprises [si elles] restent confondues avec la culture pré-industrielle et pré-capitaliste» (note 1, p. 134).
(2) Je donne le passage entier de La malle-poste anglaise : «L'expérience vitale du plaisir éprouvé par les sensibilités animales ne laissait subsister aucun doute sur notre vitesse : nous l'entendions, nous la voyions, nous la ressentions comme un frémissement; et cette vitesse n'était point le produit de mécanismes aveugles et insensibles, incapables d'aucune sympathie, elle s'incarnait dans les prunelles enflammées de la plus noble des bêtes, dans ses naseaux dilatés, dans ses muscles secoués de spasmes, dans ses sabots au bruit de tonnerre. La sensibilité du cheval, révélée par la lueur démente de ses yeux, était peut-être la dernière vibration d'un tel mouvement; la gloire de Salamanque en était peut-être la première. Mais le chaînon intermédiaire qui les reliait, et par lequel la tempête de la bataille gagnait la prunelle du cheval, c'était le cœur de l'homme avec ses frémissements électriques, le cœur de l'homme qui s'embrasait dans l'extase ardente de la lutte, pour propager ensuite ses propres tumultes, par des cris et des gestes contagieux, dans le cœur de son serviteur le cheval. Mais aujourd'hui, dans le nouveau mode de locomotion, des tuyaux et des chaudières de fer séparent le cœur de l'homme des ministres du mouvement. Les batailles du Nil ou de Trafalgar ne sauraient ajouter une bulle au bouillonnement de la chaudière. Le cycle galvanique est rompu à jamais; la nature impériale de l'homme ne se projette plus en avant à travers la sensibilité électrique du cheval; les organes intermédiaires ont disparu, qui mettaient en communication le cheval et son maître, et d'où résultaient tant d'aspects sublimes au hasard des brumes dissimulatrices, des feux révélateurs, des foules génératrices d'émoi, des nocturnes solitudes inspiratrices de craintes. C'est par un procédé culinaire que des nouvelles capables de bouleverser toutes les nations voyagent désormais; et la trompette qui, jadis, proclamait de loin la malle laurée, si bouleversante au cœur de ceux qui l'entendaient rugir dans le vent et s'annoncer dans les ténèbres à chaque village, à chaque demeure isolée de la route, a cédé la place pour toujours aux glouglous de marmite de la chaudière».
(3) Notons cette définition aussi économe que juste de la machine, qualifiée comme étant «une formule en fer, braquée sur un objectif déterminé» (p. 85).
(4) C'est volontairement que j'emploie le terme racines, objet d'une belle métaphore filée de Romano Guardini : «La plante ne peut croître que si ses racines se trouvent dans l'obscurité. Elle ne peut croître à la lumière que si elle prend son essor dans l'obscurité. Tel est le sens spirituel de la vie. Elle meurt dès que la racine est éclairée. Toute vie doit être fondée sur une part d'inconscient et de là s'élever à sa part de clarté consciente. Mais je vois la conscience s'infiltrer de plus en plus profondément le long de la racine de notre vie. De grands ensembles psychiques sont mis à jour, des faits sont déterminés en lois, le regard s'approche de plus en plus des origines de la vie, de la source primordiale. La racine même de la vie, ce qu'elle a de plus intime, est mis en lumière. La vie le supportera-t-elle ? Comment peut-elle devenir consciente à ce point et, à la fois, demeurer vivante ?» (voir la quatrième lettre, pp. 67-8).

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