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04/03/2023
Le Grand Cercle de Conrad Aiken

brillant à travers le globé plus lent et plus gluant; sans effort mais avec une résistance aux talons de la conscience, remontant assez inopinément, comme c'est souvent le cas pour les souvenirs, en flottant, non perpendiculairement, mais en biais, bras sur les côtés, en tournant lentement sur son axe, comme un ange de Blake, à travers la longue et pâle transversale de lumière, le souvenir qui remonte accompagnant des sons aussi, les sons de cloche, les ondes du sens s'élargissant impalpables mais profondes, comme si quelqu'un très loin de sa bouche sphérique disait le Temps, souvenir et conscience remontant l'un et l'autre donc, comme si par-dessus les bords de l'onde arrivaient les mots comme des bulles, d'abord sans signification et puis à demi signifiants, puisqu'il semble décidément qu'il faille aller chercher le moindre souvenir, et surtout celui d'une lecture, au fin fond de la mémoire où il repose, aussi bien conservé que s'il n'avait jamais existé, toute lecture, toute écriture bien sûr, étant exhumation, pêche chanceuse, plongée en eaux plus ou moins troubles puis long et hasardeux mouvement de remontée, cerné par son propre discours, et cerné sans cesse au plus près de son propre corps, la main lourde sur le cœur, le cœur battant avec insistance dans l'oreille, cela qui un moment avant était le carillon d'un rêve devenu le rythme du pouls, Andrew Cather se remémorant son enfance en expérimentant et même en concentrant les douleurs lentes de la récapitulation, comme poussées par la dernière étincelle d'énergie d'une fusée en train d'exploser, incapables de décider à la dernière minute si elles devaient être propulsées plus loin ou retomber en une confusion brisée et lente d'une souffrance aux traînées de feu, l'incertitude, l'incertitude dont parle la traductrice du
Grand Cercle, qu'elle qualifie comme étant l'un des motifs de la modernité courant certes tout au long du livre puisque, en effet, au rebours des prétentions de la psychanalyse, il est impossible de tout cartographier dans l'âme comme une mer, ou encore parce qu'il est bien clair que que nous ne pouvons pas cartographier les perturbations du cœur / les manifestations lutines des âmes de la Toussaint / les ostensoirs dorés de mai et qu'il nous faut en conséquence nous tenir à l'écart, puisque l'incommunicabilité de l'expérience l'exige comme cela est écrit dans Neige silencieuse, neige secrète, mais ne triomphant cependant pas, le langage finissant par prendre le dessus sur le silence ou plutôt le mutisme, puisque les dernières lignes du roman s'ouvrent sur la tranquille évidence, et non plus cette éternelle précipitation, dont la vitesse externe n'était qu'un indice, un présage, de la panique interne du début du roman, que la vie est inexplorée, insondable, merveilleuse et terrible, immonde, et incalculable mais aussi cruelle, et inépuisable, avec la sensation que le temps ne passe pas, que l'espace n'a pas de limites, mais aussi celle miraculeuse, toujours renouvelée, de proximité et d'éclat et d'ampleur, comme si chaque détail de ce
paysage féerique semblait mener à l'existence d'un éclat unique, solution d'une signification éblouissante comme l'écrit et le répète Conrad Aiken lorsqu'il affirme que rôde partout cette extraordinaire allusion à l'énigme et à son éclatante solution dans Étrange clair de lune, la vivacité des petits choses, l'extraordinaire intensité des brins d'herbe et des feuilles de trèfle et des glands, la chaleur du sable dans la main, le bruit des feuilles tapotant les murs de bois de la cabane de jeu, comme s'il fallait décidément tout dire, du moins tenter de tout dire, échec final ou pas, gouffres universitaires de l'incommunicabilité ou pas, pour finalement se passer des mots et des inconsistantes arguties de l'analyse, comme s'il ne s'agissait de nous ramener d'un ensemble de phrases vers un autre par le biais d'une série de substitutions historiques, alors même que nous avons toujours dans les mains le quantum de souffrance initial, inanalysable, le fardeau que nous ramassons en venant au monde et charrions jusqu'à ce que nous mourions une bonne fois pour toutes, ne plus supporter de rester assis et tranquillement regarder [s]es entrailles sortir et s'enrouler sur un cabestan, bref, se dire et se répéter que les profondeurs sont nombreuses dans l'enfer de la nature humaine, même s'il est illusoire, répétons-le, d'espérer pouvoir aligner toutes les souffrances en rangs, aussi séparées et distinctes
que des coquillages dans une vitrine, alors que la force de volonté s'effrite face aux douleurs lentes de la récapitulation s'élevant dans les méandres de la pensée, paresseusement, indolemment, comme poussées par la dernière étincelle d'énergie d'une fusée en train d'exploser, incapables de décider à la dernière minute si elles devaient être propulsées plus loin ou retomber en une confusion brisée et lente d'une souffrance aux traînées de feu : Garde la vérité pour toi. Ce que je veux c'est l'obscurité. Je veux dormir. Je veux la mer et la lune. Par-dessus tout la mer. Y as-tu déjà pensé. Est-ce que cela t'a déjà terrifié et enchanté. Tu sais, à minuit, sous une lune sauvage et brune, par un vent du sud tiède, et le rouleau déferlant. Si bien que tout le rouleau se fait sinistre boucle de bronze, et le son emplit toute cette nuit maudite, et la plage semble un parchemin sur lequel rien n'a été écrit. Rien. Vaste argent. Lisse. Je sais exactement où c'est, mais nous, non, dans quel recoin de notre esprit aller chercher cette pure seconde d'éblouissement, notre conscience ressemblant selon Conrad Aiken (dans État d'esprit) à un trottoir jonché de flaques contenant des bricoles innombrables, même si nous savons, au moins, comme Lord Zéro qu'il nous faut aller coûte que coûte, sans même que nous ne soyons véritablement assurés de voir, un jour d'horizon
dégagé, les mythiques remparts de la ville imaginaire, Carcassonne, vers ce que nous ne connaissons pas / et que jamais nous ne pourrons précisément imaginer vu que tout devient le langage ambigu / par lequel nous venons à passer / et apprenons à voir / et signifions / et sommes car c'est l'évidence même qu'il nous faut trouver la recherche de nous-mêmes et de notre propre formulation puisque, définitivement, nous serions mornes si nous refusions l'attribut divin / depuis la brique et la pierre et la chair / et depuis l'arbre s'éveillant et respirant son air / l'arbre du ciel / fasciné dans son épiphanie / comme les horloges fières sonnent sept heures.Avant de terminer cette note, j'ai essayé de retrouver la mention du nom d'Aiken évoquée plus haut, compulsant plusieurs ouvrages, dont l'énorme et si riche Histoire de la littérature américaine de Pierre-Yves Pétillon, qui semble ne pas connaître cet auteur, mais aussi, avec un peu plus de chance, tel Panorama de la littérature contemporaine aux États-Unis, fort daté il est vrai mais intéressant pour cette seule raison, de John Brown, où l'on peut lire que, à la date de parution de l'ouvrage, Conrad Aiken, qualifié d'esprit inquiet et curieux ayant fait l'expérience de toutes les grandes aventures de l'esprit moderne, la relativité, le freudisme et toutes les manifestations d'un certain
Note
(1) Conrad Aiken, Le Grand Cercle (The Great Circle, 1933, traduction de l'américain, postface et annotations de Joëlle Naïm, éditions La Barque, 2017). Signalons de nombreuses fautes, dont la plus significative est un rappel de note manquant, ce qui décale logiquement la numérotation à partir de la note 25; deux accents fautifs, á et non à dans la phrase en espagnol, p. 76, de même pour la phrase p. 284; majuscule manquante à «Monument au cheval», p. 101 et p. 114; non pas «venu» mais venue, p. 138; «Quelle sale petite excitation tu as éprouvée», p.
201; trait d'union manquant à «Fiche-lui la paix», p. 202; «océan Atlantique» sans majuscule, p. 205; tentacule est masculin et non féminin, p. 264; pâle et non «pale», p. 271; douloureux et non «douleureux», p. 286; Amadeus et non «Amedeus», p. 290; majuscule manquante à Dieu, p. 293; avaient et non «avait», p. 294. Tous les extraits figurant en italiques proviennent de cette édition, ainsi que d'autres textes de Conrad Aiken publiés par La Barque; les voici : Neige silencieuse, neige secrète (traduction de Joëlle Naïm, 2014; deux fautes à signaler, pp. 10 et 35, l'avoir rêvée éveillé et lui parvenaient), La chanson du matin de Lord Zéro (traduction de Philippe Blanchon, 2014) et enfin Étrange Clair de lune et État d'esprit (traduction de Joëlle Naïm, 2016). Si l'on ne peut que saluer les efforts de cette petite maison d'édition pour donner à connaître les textes de Conrad Aiken, il serait toutefois bon d'éviter de les obscurcir par d'inutiles commentaires le plus souvent abscons.



























































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