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08/04/2023

Battling Malone (pugiliste) de Louis Hémon : la barbarie des aristocrates et l’humanité des prolétaires, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Gianluca Chininea (AFP).

IMG_49721.JPG«Plus cet avantage de l’instruction est rare chez les femmes, plus il ajoutait d’attrait à cette jeune fille : aussi était-elle déjà en grand renom dans tout le royaume.»
Pierre Abélard, Histoire des malheurs d’Abélard adressée à un ami.


La courte vie de Louis Hémon (1880-1913) – achevée dans l’énigme d’un accident ferroviaire sur le ballast canadien – ne l’aura pas empêché de trouver le temps de rompre avec le corset académique de sa famille et d’écrire quelques livres majeurs qui le feront connaître après sa mort brutale. De sa Bretagne natale et familièrement suffocante aux lycées parisiens non moins irrespirables, puis de l’Angleterre libératrice qui le révéla métaphysicien du journalisme sportif jusqu’aux promesses du Québec où il composera le mythique Maria Chapdelaine avant d’aller mourir jeune trentenaire sur un accablant chemin de fer de l’Ontario, le méandreux Louis Hémon, fleuve turbulent de la docte France indocile, si imprécis dans sa trajectoire, aura pourtant laissé à la postérité littéraire des textes redoutablement précis et profonds parmi lesquels figure le subtil et déchirant Battling Malone (1), sorte de Martin Eden inversé, contemporain du reste du chef-d’œuvre de Jack London, sorte de roman d’apprentissage régressif où l’intégration du personnage principal dans les hautes sphères de la société ne semble pouvoir se réaliser qu’à travers une croissance du mécanisme de la force brute aux dépens d’une patiente éducation de la sensibilité, comme s’il fallait que la barbarie triomphe, qu’elle se dénonce dans son incorrigible tendance, qu’elle aille au bout de son gouvernement pulsionnel, de sa volonté destructrice, pour atteindre les acropoles de la civilisation et les contraindre éventuellement à se soumettre à l’évidence du règne de la puissance naturelle. Mais cette intégration à marche forcée n’aboutit qu’à la chronique presque annoncée d’une désintégration totale, d’un éboulement de l’élan naturel et innocent devant l’élan coupable d’une aristocratie essentiellement vicieuse mais accidentellement disculpée par les apparences.
Autrement dit, ce que raconte Louis Hémon dans ce roman d’une justesse et d’une justice rares, ce sont les combats de Patrick Malone, une espèce d’enfant des bas quartiers de Londres qui pourrait être le valeureux descendant d’une souche orpheline de l’univers de Charles Dickens, ce sont les fulgurantes progressions de Malone dans l’art britannique du pugilat, dans l’esthétique du coup de poing qui confère à cette expression originelle de la boxe une dimension abyssale (2), ce sont les façons dont Malone a été pris sous les ailes de l’aigle noir de l’aristocratie opportuniste, les (mauvaises) manières, finalement, dont il a été visiblement sauvé du destin de la rue fatale tout en étant invisiblement condamné par la destinée plus fatale encore d’un concile de patriciens qui aspiraient simplement à se divertir en feignant de vouloir protéger un homme et la réputation d’un pays tombé au niveau le plus fâcheux dans les résultats mondiaux du pugilat professionnel. En une phrase plus directe, ce que Battling Malone décrit, ce sont les métamorphoses latentes du barbare et du civilisé, la troublante transaction des qualités premières, puisque le barbare affiché devient plus humain que ceux qui sont censés l’être, et même, devrait-on dire, puisque le barbare a été de tout temps plus humain que ceux qui se sont cachés derrière les avatars de la culture pour accomplir obliquement leurs immondes méfaits. C’est à l’aune de cette barbarie voilée que le personnage de Martin Eden s’est dégoûté de lui-même : il a fini par succomber terriblement à sa rusticité domptée. À cause d’un foudroyant retour de flamme, à cause de la désillusion de sa fausse ascension qui ne fut qu’une déchéance, un reniement de sa vigueur élémentaire, Martin Eden n’a pas pu éviter la disparition tragique après avoir été surchargé de culture savante, comme si son esprit avait été corrompu par de fictives délicatesses, ne postulant qu’au suicide pour se délivrer de ce Mal, de cette sommitale imposture, tandis que le personnage de Patrick Malone, lui, découvre peu à peu son incompatibilité avec le grand monde étant donné que sa délicatesse enfouie se réveille step by step, à l’avenant de ses muscles majorés, et cette stupéfiante résurrection de sa partie délicate lui montre sèchement – douloureusement aussi – l’indélicatesse de ceux qui font profession de délicats invétérés. Tant et si bien que le plus difficile combat de Malone n’a pas lieu sur le ring, pas davantage qu’il n’a lieu contre lui-même, ceci dans la mesure où ce combat n’est autre que celui des classes sociales, millénaire affrontement des héritiers et des déshérités, guerre menée à armes inégales, preuve matérialiste et contestable de l’inexistence de Dieu, situation qui pourrait être mieux comprise néanmoins dans les terminologies de ce que le saint apôtre Paul adresse aux Thessaloniciens lorsqu’il évoque le mystère d’iniquité.
Les coups bas de la société sont donc plus violents que les coups réglementaires du combat à mains nues ou gantées sur telle ou telle estrade de compétition pugilistique. Banalité, certes, mais banalité coriace, truisme qu’il nous incombe de rappeler parce que la banalité ici présente concerne la banalité du Mal, celle qui désigne l’accomplissement du Mal sans même que le secrétaire du malin n’ait à y penser, sans même que l’on ne s’en formalise un minimum quand il nous arrive quelquefois d’en être les témoins accoutumés. Par conséquent le sauveur en chef de Patrick Malone, le prédominant mécène du sport de combat qui se nomme Lord Westmount, ne saurait avoir la moindre conscience de ce qu’il fait au moment où il met tout en œuvre pour que ce garçon des bas-fonds londoniens fleurisse, pour que ce boy from the dodgy area de l’East End de Londres puisse avoir une chance de se forger un avenir hors de la violence ordinaire de son milieu. Le potentat de la famille Westmount ne comprend pas que son acte – ou alors il ne le comprend que trop bien – répond au dispositif inconscient de l’argent qui jouit de calibrer une ou plusieurs matrices de vie, qui jubile de transformer le hasard d’une trajectoire libre et individuelle en une trajectoire aliénée, dépendante, redevable des machiavéliques décrets de ceux qui possèdent et qui veulent par tous les moyens posséder les dépossédés. Il y a même cette impression que les possédants cherchent à maîtriser toutes les parcelles de pauvreté de la planète afin d’étouffer la provision de vitalité qui gît dans ces catacombes de la détresse et qui pourraient menacer la morbidité de la prospérité atavique. En d’autres termes, du moins selon les terreurs souterraines des gens fortunés, si tous les Patrick Malone de la surface de la Terre étaient livrés à eux-mêmes, ils pourraient, à terme, livrer une guerre dévastatrice et révélatrice d’une justice surnaturelle, ils pourraient anéantir les manufacturiers de l’injustice temporelle, d’où, peut-être, cet étrange instinct des riches qui consiste à se préoccuper des allées et venues des pauvres, à connaître leurs habitudes, leurs doléances et leurs fréquentations pour ne pas manquer de démanteler une révolte potentielle. C’est pourquoi nous détectons chez Lord Westmount moins la gratuité d’une véritable charité que le calcul d’un retour sur investissement lorsqu’il décide avec quelques-uns de ses amis de travestir Patrick Malone en champion officiel du pugilat. Et bien davantage qu’un investissement financier, il s’agit, évidemment, d’un investissement ontologique, d’une dépense d’Être qui veut s’assurer que l’Être des gueux ne sera jamais capable de s’épanouir autrement que par l’intercession de l’argent des inflexibles hiérarchies sociales.
Ce cas d’école de la richesse dévitalisée jalouse et craintive de la robuste pauvreté prend une dimension supérieure dans la relation qui unit sournoisement Lady Hailsham – la sœur de Lord Westmount – et Patrick Battling Malone. À l’instar de Martin Eden qui avait été séduit par les raffinements intellectuels de Ruth Morse, le vaillant et sincère Patrick Malone tombe sous le charme d’une Lady voire d’une Milady qui eût pu jouer un rôle convaincant dans une aventure d’Alexandre Dumas. C’est l’histoire somme toute attendue d’un cœur pur qui n’est pas en capacité de s’apercevoir que le cœur de celle qu’il aime est un noyau d’impureté. Dès le départ de cette rencontre la duplicité de Lady Hailsham envers le naïf Malone se trahit nettement : elle s’étourdit auprès de cette masse virile qui la guérit momentanément des hommes dévirilisés, elle se délasse de son confortable quotidien, et, pire encore, elle n’a pas plus de considération pour Malone qu’elle n’en aurait pour une horde sauvage de bouledogues, le protégé de son frère n’incarnant à ses yeux de diabolique princesse qu’un bouledogue pouvant se maintenir dans la station debout et pouvant se déplacer habilement sur un ring, doté en outre d’une quantité suffisante de cervelle pour obéir aux ordres explicites et implicites de ses maîtres. À aucun instant des rapports de Lady Hailsham avec Patrick Malone il n’est possible de déduire un atome d’amour de la part de cette femme. En revanche, pour Patrick Malone, une fois surmontées les étapes de la timidité, de la fascination et de la différence de class background, il s’éprend de cette beauté en lui prêtant des beautés autres que les attraits consacrés, il croit à l’authenticité de ce qu’elle lui manifeste d’intérêt, et comme de surcroît il se met à remporter des victoires physiques et morales qui le renflouent significativement, il se formule une autorisation d’aimer, une légitimité de conquérir ce qui était tantôt inaccessible, une raison de penser que son caractère martial n’est qu’une écume qui dissimule un caractère sensible dans l’océan de sa saisissante personnalité (ce qui est on ne peut plus vrai pour cet homme dont le tempérament réel ne cesse de s’affiner). Mais ce que l’aveugle Patrick Malone ne peut même pas sentir au gré de ses tâtonnements, ce que la cécité de son amour lui fait manquer, ce que sa touchante naïveté l’empêche de distinguer parmi les ombres de la trompeuse lumière des aristocrates, c’est l’invariable et funeste insensibilité de Lady Hailsham, la froideur de cette manipulatrice qui a tout appris des jeux d’instrumentalisation au sein de son opulente société. Elle est aussi riche d’argent qu’elle est pauvre de sentiment, alors que Malone, à l’inverse de cette sorcière déguisée en muse, est aussi riche de vérité sensible qu’il est pauvre du mensonge intelligible du monde ultra-civilisé. Ajoutons encore que Patrick Malone justifie sa sensibilité au cœur des luttes sensibles du pugilat, là où le mensonge social n’a pas sa place, là où un homme gagne ou perd non pas en fonction d’un arsenal de relations extérieures mais en fonction d’un graduel réseau de tissages intérieurs qui établissent des points de transition décisifs entre diverses qualités naturelles. En cela, donc, l’on pourrait affirmer que les aristocrates ne sont forts que de compenser artificiellement et insidieusement leurs faiblesses, multipliant les réseaux d’influences, tandis que les prolétaires sont forts de leurs faiblesses contrebalancées uniquement par eux-mêmes, par le biais d’un courage de vivre, d’un courage de persévérer quand tout indique le délabrement, et l’énergie requise pour parvenir à cette conversion de soi-même compromet l’énergie d’une révolte organisée, l’énergie de réticuler comme les bourgeois se serrent les coudes, en quoi nous ne risquons pas un jour d’assister à l’émergence d’une dictature du prolétariat – parce que les déshérités, lorsqu’ils vivent le miracle de recevoir ou d’actualiser un héritage de leur propre nature, sont encore susceptibles de tendre la main aux aristocrates et aux bourgeois, là où ces derniers ne tendent aucune main, sinon la main qui vérifie les pactes méphistophéliques. Ce n’est qu’une courte vue de l’esprit des privilégiés qui peut imaginer que le prolétariat puisse fomenter des émeutes et viser une prise de pouvoir dans l’ordre de la disgrâce alors même que toute appartenance à un quelconque prolétariat inscrit ses membres dans l’ordre immuable de la grâce.
Par ailleurs, c’est la mort violente qui crée une analogie entre les itinéraires opposés de Martin Eden et de Patrick Malone, l’un s’étant administré la mort par espoir de se rapatrier au plus près d’une réelle présence et par désespoir de ce qu’il était devenu (un écrivain pour le troupeau), l’autre se faisant tuer par le femme qu’il convoitait, par celle qu’il croyait douce et qui cachait sous ses vêtements et ses politesses la férocité d’une gorgone. Il faut le répéter à propos de Lady Hailsham et de tous les individus sur-éduqués ou prétendument cultivés, il faut avertir sur le risque d’un élitisme hissé à son maximum de sottise prétentieuse, il faut se méfier de la fatuité des mandarins : l’exploitation de leur plasticité cérébrale les a tellement incités à s’adapter au large éventail de la connaissance qu’ils ont parfois franchi des seuils interdits en s’adaptant au Mal et à toutes ses insoupçonnables variétés. Ainsi le maléfice réside moins dans la proverbiale rustrerie de l’inculture (parce qu’elle confirme avec Rousseau une liaison avec une certaine bonté originelle) que dans le cérémonial de l’érudition et les nombreux rituels de savoir-vivre (parce qu’ils confirment une cosmétique de civilisation qui s’éloigne d’une cosmologie profondément humaine). Or Patrick Malone, en s’essayant quelque peu aux us et coutumes de l’aristocratie, n’a été que provisoirement ébloui par ces jeux de dupes. Et lorsqu’il a désiré afficher l’indubitable nature de son amour, lorsqu’il s’est déclaré à Lady Hailsham comme un adamite aurait ouvert son âme à une assemblée trop costumée, il n’a reçu que mépris et moquerie, comme l’enfant aventureux se ferait juger par l’adulte timoré, celui-ci étant jaloux de la liberté de celui-là. Parvenue alors à cette échelle d’humiliation, la nature de Malone n’a pas pu se réprimer en utilisant les étiquettes de la culture, et, de la sorte, il s’est avancé vers Lady Hailsham avec une formidable autorité non pour la frapper, non pour la confondre avec un adversaire loyal du pugilat, mais pour lui montrer une fois dans sa vie que le désamour insinué par les produits anesthésiants de la upper class n’a pas le droit de rétorquer avec autant d’aplomb insensible aux épiphanies de l’Amour en tant que tel. La réaction de Lady Hailsham n’aura été que de réduire Patrick Malone au stéréotype de l’homme rustique éconduit, dédaigné, conséquemment passible des plus horribles conduites aux yeux de cette femme archi-sophistiquée. Mais c’est en réalité tout le contraire qui se déroule au cours de cette scène finale, au cours de ce meurtrier dénouement : ce n’est pas le soi-disant sauvage qui commet l’irréparable – c’est la civilité portée à son plus haut degré d’exécution qui s’effondre subitement dans la plus anarchique déclinaison de la sauvagerie. Ce faisant, en tirant une balle sur un amoureux qui eût pu exhausser son amante à la meilleure part d’elle-même, la pitoyable sœur de Lord Westmount refuse l’axiome de la pureté au profit des approximations d’une morale fallacieuse. On serait même tenté d’aller jusqu’à ressentir du soulagement à l’instant où Patrick Malone meurt assassiné parce que nous ne pouvons pas supporter les prolongements d’une représentation de cet homme dans le giron fraudeur de Lady Hailsham. Nous ne pouvons pas souffrir que les loyautés du ring soient aussi cruellement défaites par les déloyautés de la scénographie aristocrate. Les faux jetons de l’aristocratie en général et Lady Hailsham en particulier ne méritaient pas de côtoyer le brave Malone, et, du reste, peut-être que l’Occident se dirigeant lentement au seuil du désastre de la Première Guerre mondiale ne méritait pas non plus un être aussi paradoxalement pacifique et aussi radicalement honnête que ce combattant des cut-throat areas et de la wrestling scenery. L’acharnement de Patrick Malone à exister sur la voie des combats canoniques n’était pas compatible avec les travestissements d’une société malade de ses combats douteux. Aussi sa mort nous apparaît-elle à l’image d’un bouleversant petit garçon trahi, d’une candeur impudemment cocufiée, d’un anachronisme vivant qui n’aurait pu vivre et faire éclore toutes ses promesses qu’à l’intérieur d’une société primitive, d’une partielle ébauche de peuple, à l’endroit où nul idéal du Moi socialement roublard ne se serait encore imposé au détriment d’un idéal de l’altérité ou de l’amour inconditionné.

Notes
(1) Louis Hémon, Battling Malone (sous-titré : pugiliste). Publié à l’état posthume par les Éditions Grasset en 1925 puis repris en 1984 dans la collection Les Cahiers Rouges du même éditeur.
(2) En lisant Battling Malone, on prendra inévitablement toute la sublime mesure des années que Louis Hémon a accumulées dans le domaine apparemment trivial du reportage sportif en appréciant la manière dont il a pu comprendre que cette trivialité – s’il en est – constituait la plus solide exploration de la vérité humaine.