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Religion et belles lettres chez Bossuet, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
IMG_7537.JPGRéginald Gaillard, dans sa recension critique du livre de J.-M. Delacomptée (1), Langue morte. Bossuet (Gallimard, 2009) écrivait ceci, qui n’est pas rien : « Il faut dire que toute la matière chrétienne de ses livres est aujourd’hui illisible en raison de la déchristianisation de notre société. Il convient de déceler ce qu’il a cependant encore à nous dire, nous enseigner, nous transmettre, trois siècles passés. La langue, justement, une certaine relation à la langue française. »
On croit comprendre qu'il faudrait lire Bossuet en faisant totalement abstraction de la religion catholique, en l’oubliant, en passant par-dessus. Et on voit que le chroniqueur accepte le point de vue de l'auteur du livre, à savoir qu'au fond, le monde étant fait pour aboutir à un beau livre (comme disait Stéphane Mallarmé) et Bossuet maniant une belle langue, donc donnant une belle œuvre littéraire, nous pourrions finalement laisser de côté la religion de Bossuet désormais inconnue et quasiment inconnaissable, pour se contenter de jouir de la pureté de sa langue et de la beauté de son style. Lire Bossuet en esthète athée. La formule n’aurait pas déplu à un Nietzsche qui eût, sans doute, ajouté que si l’esthète voulait véritablement lire Bossuet, il devait être une rare espèce d’athée, un athée cultivé, lecteur des lettres grecques et des lettres latines, lecteur des Pères grecs et romains, lecteur des philosophes européens du XVIIe siècle et des siècles antérieurs, Moyen Âge inclus. La formule de Réginald Gaillard, sans cette adjonction nietzschéenne, signifie simplement que la religion – le pouvoir de lier entre eux des hommes par une commune fidélité – de Bossuet ne résiderait plus dans le contenu de sa pensée théologique mais uniquement dans son style, désormais seul «lien» réel qui nous rattacherait à lui. Si telle était bien son intention, si telle était bien la thèse ici défendue tant par le livre que par son chroniqueur, je devrais alors m'inscrire en faux contre elle avec la plus grande vigueur historique et théorique.
Ce serait, en effet, d'abord méconnaître que la langue du XVIIe siècle s'est constituée en fonction du catholicisme : il est impossible de la connaître sans le connaître, dans ses tenants philologiques comme dans ses aboutissants ontologiques. L'agrégatif à qui on donne à commenter la Logique de Port-Royal n'en est capable que s'il connaît suffisamment bien saint Augustin, Descartes, Pascal… et Étienne Gilson. En somme, l'histoire religieuse du catholicisme et l'histoire philosophique depuis la logique aristotélicienne jusqu’à la logique des Regulae ad directionem ingenii de Descartes. Mais surtout il n’en est capable que s’il garde bien présent à l’esprit qu’un texte du XVIIe siècle ne se lit pas comme un texte du XXe siècle en fonction d’attendus contemporains par nature déconnectés de ce qui fut la réalité intellectuelle du Grand Siècle. Il suffit d'avoir lu le commentaire de Louis Vax à l’occasion de son cour d'agrégation, publié par le C.N.T.E., pour en être définitivement assuré (2). C'est, bien entendu, la même chose lorsqu'on lit les oeuvres de Bossuet : on ne peut rien comprendre à ce qu'on lit si on n'a pas une solide culture humaniste antique ni une solide culture théologique catholique, les deux devant en général être alliées au sein d'une excellente culture d'histoire de la philosophie générale.
Admettons pourtant, la durée d’un instant, le point de vue d'une lecture historique, esthétique, distancée de Bossuet, bref d'une lecture athée qui refuserait le contenu au profit du contenant, qui refuserait les choses dites par Bossuet au profit des mots utilisés pour les dire. D'une lecture qui ne conserverait que le pur plaisir syntaxique de l'énoncé mais ne tiendrait plus aucun compte de ce qui est énoncé. Cela nous amènerait alors à lire les Sermons et les Oraisons de Bossuet en athée – ce qui est parfaitement possible – mais en athée totalement ignare, goûtant simplement la beauté des subjonctifs imparfaits sans savoir de quoi on lui parle. Cela nous amènerait donc à ne plus lire Bossuet stricto sensu puisque Bossuet n'a écrit, sa vie durant, que pour convertir et fortifier les conversions catholiques. Pire, cela nous écarterait de la conception même que Bossuet se faisait du langage : à savoir un simple instrument qu'il faut manier rigoureusement, conformément à l'ordre des raisons exprimées par la grammaire – cf. encore une fois la Logique de Port-Royal concernant la sémantique et la sémiologie religieuse du XVIIe siècle – mais qu'il ne faut évidemment pas tenir pour valable per se et qui est inférieur à bien d'autres moyens de transmission de la connaissance : signe, intuition, grâce transmise par la foi.

Quatre citations de Bossuet lui-même vont, je le souhaite, nous éclairer :

1 - Bossuet, Méditations sur l'Évangile, De la meilleure manière de faire une oraison (Desclée et Cie, 1903, p. 15) : «Tout ce qui unit à Dieu, tout ce qui fait qu'on le goûte, qu'on se plaît en lui, qu'on se réjouit de sa gloire, et qu'on l'aime si purement qu'on fait sa félicité de la sienne, et que, non content des discours, des pensées, des affections et des résolutions, on en vient solidement à la pratique du détachement de soi-même et des créatures; tout cela est bon, tout cela est la vraie oraison».

2 - Bossuet, Méditations sur l’Évangile, Discours sur l'acte d'abandon à Dieu (op. cit., p. 16) : «Jésus parle encore tous les jours dans son Évangile; mais il parle d'une manière admirable dans l'intime secret du cœur : car il est la parole même du Père éternel, où toute vérité est renfermée. Il faut donc lui prêter ces oreilles intérieures dont il est écrit : Vous avez, Seigneur, ouvert l'oreille à votre serviteur. Heureux ceux à qui Dieu a ouvert l'oreille en cette sorte; ils n'ont qu'à la tenir toujours attentive, leur oraison est faite de leur côté. Jésus leur parlera bientôt, et il n'y a qu'à se tenir en état d'écouter sa voix».

3 - Bossuet, Méditation sur l’Évangile, Excellence de la justice chrétienne au-dessus de celle des Païens et des Juifs ([in] Matth. 5, 20, 47, op. cit., p. 83 : «[...] c'est une justice pharisaïque qui semble avoir quelque exactitude, mais qui s'attire de Jésus-Christ ce juste reproche : Ce peuple m'honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi» ([commentaire de] Matth., 15, 8).

4 - Bossuet, Méditation sur l’Évangile, Trahison de Judas, découverte ([in] Joan, XIII, 26, 30, op. cit., p. 619 : «Ce fut alors que saint Pierre fit signe à saint Jean, et que Jésus leur donna à eux seuls la marque du morceau trempé. Il ne le fit pas connaître à tous les disciples, comme saint Jean le dit expressément. Cela aurait causé parmi eux un trop grand tumulte, et ils se seraient peut-être portés à quelque violence; à laquelle aussi, par sa bonté, il ne voulait pas exposer le traître, ni le divulguer plus qu'il ne fallait. Mais comme il voulait qu'ils sussent, qu'il connaissait parfaitement toutes choses, et que cela leur était utile, il en choisit parmi ses disciples deux, dont il connaissait la discrétion, pour être, quand il le faudrait, témoins aux autres qu'il ne savait pas les évènements par de vagues connaissances, ou des pressentiments confus; mais avec une lumière claire et distincte. Il parla donc à saint Jean assez bas, pour n'être entendu que de lui seul, ou tout au plus de saint Pierre, qui y était attentif : les autres ne connurent rien à ce signal; et Judas, après avoir pris ce morceau, se retira incontinent, selon saint Jean».

Il ressort clairement de ces extraits que la communication claire et distincte du langage, si elle convient assez souvent aux hommes pour des buts humains, n'est pas l'unique moyen dont ils disposent pour communiquer entre eux ni avec Dieu, encore moins celui dont dispose Dieu pour communiquer avec eux. Il n'est pas toujours souhaitable de parler et le silence de la foi chrétienne vaut, pour Bossuet, toutes les paroles mondaines et non seulement les vaut mais axiologiquement les dépasse sans équivoque possible. Ce que G. Granger nommait «l'individuation du message» (cité par Georges Mounin, Linguistique et philosophie, P.U.F., coll. SUP, 1975, p. 212) n'est décidément pas l'objectif de Bossuet lorsqu'il écrit et c'est parce que ce n'est pas son objectif que son style est ce qu'il est. Le style de Bossuet est, par conséquent et de toute évidence, intégralement déterminé par sa religion et totalement incompréhensible sans elle (3).
Le plus amusant est que celui qui a, une fois pour toutes, éclairé cette communauté intime entre style et religion au XVIIe siècle, fut un Juif marxiste qui soutenait une thèse originale. Thèse dirigée par le grand professeur Henri Gouhier qui avait méthodiquement construit une admirable Histoire philosophique du sentiment religieux en France absolument parallèle et d'une hauteur théorique identique à l'ancienne, et non moins indispensable, Histoire littéraire du sentiment religieux en France écrite par Henri Brémond. Je veux, bien entendu, parler de Lucien Goldmann, Le Dieu caché ou Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine (Gallimard, NRF-Bibliothèque des Idées, 1959). Ce que Sainte-Beuve n’avait pas vraiment réalisé dans son monumental Port-Royal, Goldmann l’a concrétisé : prouver en quoi la religion déterminait précisément le style, le conditionnait, le nourrissait. Sans doute la conception de la critique que se faisait Sainte-Beuve ne pouvait-elle guère l’aider dans une tâche que son esprit étroit ne pouvait envisager : inutile ici de redire ce que Proust dans son Contre Sainte-Beuve, a déjà si bien établi. Ajoutons que le point de vue de Goldmann était un point de vue marxiste totalisant : le janséniste étant selon lui dans la position du marxiste, les deux engageant non seulement le style mais la vision du monde à partir de leur position théorique ou de leur position théologique. Le parallèle était audacieux mais très bien étayé, sous les auspices d’un des derniers grands maîtres de la Sorbonne. La démonstration vaut évidemment pour un orateur théologien catholique tel que Bossuet, critique du jansénisme, ignorant tout du marxisme pas encore né mais chez qui la vision du monde et son expression stylistique sont commandées par la théologie catholique classique depuis les Pères grecs et latins jusqu’à Bérulle, son contemporain et, ce qu’on sait moins, le parrain spirituel de Descartes. On s'étonne donc, relativement à Bossuet, d’avoir à remémorer des évidences, et d’avoir à combattre d'aussi abominables moulins à vents prétendant dissocier un fond obsolète d’une forme éternelle. Mais la condition humaine est telle que nous devons remémorer sans cesse les évidences perdues, et sans cesse combattre de nouveaux moulins à vent. Le linguiste Georges Mounin écrivait, à propos de la poésie de René Char, ceci : «Le pouvoir irrationnel des mots dément le démenti que Kierkegaard avait voulu leur infliger au nom de leurs propriétés rationnelles. Quand je lis Kierkegaard lui-même, en dépit de ses affirmations réitérées sur l'incommunicabilité de son expérience, je connais à des signes certains en moi que je communique avec la détresse d'une bête religieuse blessée à mort, et qui secrète inlassablement des substances instables – secret, solitude, angoisse – pour cicatriser sa plaie jusqu'à cette guérison, la mort» (Linguistique et philosophie, Suis-je vraiment tout seul ?, P.U.F. 1975, p. 204).
Nous pouvons paraphraser de la sorte : l’étude rationnelle du pouvoir de séduction intemporelle du style théologique de Bossuet dément toute possibilité d'un abandon – ne prétendrait-il être que momentané – du socle irrationnel sur lequel il repose.

Notes
(1) Dans un article paru le 16 décembre 2009 ici.
(2) «Dans ces conditions, quelle besogne revient au commentateur ? Je pense que l’explication doit être avant tout philosophique et historique. Philosophique et historique parce que le passage soumis à votre sagacité renferme des termes et fait allusion à des thèses dont l’intelligence n’apparaît pas d’emblée au lecteur profane. Votre tâche est assez proche de celle des restaurateurs de tableaux. Les couleurs de la toile se sont altérées par l’injure du temps, et le vernis dont on les a couvertes, en les protégeant, les fait apparaître plus grisâtres encore. C’est à vous que revient le soin de restituer aux couleurs leur éclat premier», Louis Vax, Présentation, bibliographie et commentaire cursif de la Logique de Port-Royal d’Antoine Arnauld et Pierre Nicole, cours du C.N.T.E., agrégation de philosophie 403-453, texte série 6 – RRR – AGt 619 e, (s.d. : mais circa 1965) p. 4.
(3) Le premier soin d’un Jean-Luc Marion est de poser que Le Plaisir du texte tel que défini par Roland Barthes paru en 1973 ne s’applique pas au texte théologique. Je cite Marion : « Il faudrait enfin avouer que la théologie, de toutes les écritures, cause sans doute le plus grand plaisir. Justement pas le plaisir du texte, mais le plaisir – à moins qu’il ne s’agisse d’une joie – de le transgresser : des verba au Verbe, du Verbe aux verba, incessamment et en théologie seulement, puisque là seulement le Verbe trouve dans les verba rien moins qu’un corps. Le corps du texte n’appartient pas au texte, mais à Celui qui y prend corps. Aussi l’écriture théologique ne cesse-t-elle de se transgresser elle-même, tout comme la parole théologienne se nourrit du silence où, enfin, elle parle correctement. […] La théologie détourne l’auteur de lui-même […] elle le fait écrire hors de lui, voire contre lui, puisqu’il doit écrire non de ce qu’il est, sur ce qu’il sait, en vue de ce qu’il veut, mais dans, pour et par ce qu’il reçoit, et, en aucun cas, ne maîtrise», Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être (Fayard, coll. Communio, 1982), p. 9. La lecture intégrale du monumental ouvrage d’Etienne Gilson, La Philosophie au Moyen Âge (édition Payot, revue et augmentée en 1944) infirme en détails cette thèse de Marion : les théologiens et les philosophes du moyen âge (sans oublier les Pères grecs et latins sur qui deux chapitres furent rajoutés dans l’édition revue de 1944) ont des styles variés qui peuvent être étudiés d’une manière non seulement technique mais encore littéraire : seule une culture classique grecque et latine le permet en profondeur. Ajoutons que Le Plaisir du texte barthien ne s’appliquerait alors, si on suivait Marion, pas davantage aux textes philosophiques qui n’ont pas d’abord pour objet d’être beaux mais vrais. Ce n’est alors que dans une optique platonicienne (qui fut sérieusement reprise par Victor Cousin en son temps) qu’ils pourraient être considérés comme beaux parce qu’ils seraient vrais, Platon subordonnant absolument la beauté à la vérité dans son système esthétique. Ce platonisme, pour fascinant qu’il ait été, fut assez rapidement battu en brèche et cela dès l’antiquité. Cf. : les suggestives études stylistiques d’histoire de la philosophie de Brice Parain, Réflexions sur la nature et les fonctions du langage (Gallimard, NRF, 1942).

Nota bene : version refondue, revue et corrigée à Bangkok vendredi 18 avril 2014. Une première version de ce texte est parue en 2010 sur le site de Raphaël Dargent, Jeune France.

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21/06/2014 | Lien permanent

Le souvenir du monde de Michel Crépu ou les Mémoires d'outre-dilettantisme

Crédits photographiques : Jose R. Almodovar.
41my4SA3PKL._SL500_AA300_.jpgÀ propos de Michel Crépu, Le souvenir du monde. Essai sur Chateaubriand (Grasset, 2011).

Grasset, s'il a cru éditer un ouvrage sur Chateaubriand, comme l'affirme le sous-titre de la première de couverture, s'est bien trompé.
Le livre qui n'a rien d'un essai de Michel Crépu est consacré à la poursuite du bonheur, Chateaubriand, selon notre habitué des salons et des raouts d'ambassadeurs et patron (lucide) de l'austère et «grande-bourgeoise» Revue des Deux Mondes (p. 58) dont «le fond de sauce» est constitué par les médiocres «héros de l'Administration», «un Guizot, un Molé, un Royer-Collard» (p. 178), en étant un digne représentant et même «le premier et le dernier catholique heureux de l'après-Révolution» (p. 14), affirmation qui doit lui tenir particulièrement à cœur puisqu'il la répète 101 pages plus loin.
Curieux leitmotiv d'ailleurs qui, de livre en livre de Michel Crépu, nous donne à voir, par opposition à ce catholique heureux qu'est censé être Chateaubriand, plusieurs catholiques qui ne le sont pas du tout, comme Léon Bloy mais aussi Charles Péguy et Georges Bernanos, sur lequel on croit lire, sous la plume de Crépu et malgré le fait qu'il trouve à son attitude «quelque chose de définitivement splendide» (p. 22), l'opinion récente émise par tel poltron signant ses rinçures virtuelles sous un nom d'emprunt et cachant sa trouille derrière l'accusation, grotesque aussi bien que mensongère, que le Grand d'Espagne a été un lâche ou plutôt, selon ses propres termes, un «planqué» : «Il n'est guère que Bernanos, ce furieux admirable dans ses aveuglements, qui aura eu ce courage [celui d'aller à la bataille, la vraie], mais Bernanos, non plus, n'aime guère sentir le sol trembler sous ses pas. Ce qui est gagné d'un côté, est perdu de l'autre : ce lutteur est dévoré d'une panique intime. Sa violence verbale signe un affolement, un énervement de l'esprit» (ibid.). Affirmation d'abord stupide, ensuite fausse, même si elle se vérifie parfois dans quelques lignes des essais bien davantage que des romans, comme du reste elle pourrait se vérifier dans les textes d'une multitude d'écrivains point tous «furieux». Panique intime ? Qu'est-ce donc à dire, cher Michel Crépu qu'on dirait affublé d'une blouse à l'impeccable blancheur et tenant le stéthoscope à la main ? Que Bernanos, pour parvenir à extraire de la boue des personnages tels que Donissan, Cénabre ou Monsieur Ouine a bien dû payer pareille exploration de terrifiantes crises d'angoisse que nous pourrions assimiler, bien que naïvement, à une forme de panique intérieure, intime ?
Comme toujours, Michel Crépu, à l'instar de son cher Philippe Sollers, se contente de lancer des mots, parfois brillants qui toutefois, bien plutôt que de pesantes sondes auscultant les profondeurs, se dissipent à la première brise, tout en lâchant souvent une mauvaise odeur quand même suspecte.
Il est vrai qu'on a quelque mal à imaginer, une fois qu'on l'a rencontré, Michel Crépu descendre dans l'arène pour «tendre la muleta» au taureau qui, avec notre badin dilettante, pourrait bien faire un «malheur» (p. 19) mais il est tout de même curieux de constater la présence, comme une signature infalsifiable apposée sur le vélin détrempé par une trouille comique, de ce tour de passe-passe habituel derrière lequel les prudents dissimulent toujours leur liquéfiant petit secret.
Je les vois déjà, nos apeurés, se cacher derrière et me renvoyer dans les dents (car nos pleutres sont des combattants !) les mots d'«affolement» et d'«énervement de l'esprit», ce serait drôle à la fin, comme l'a fait dans l'un des tomes de son ridicule Journal le très froussard Renaud Camus !
Quoi qu'il en soit de cette commune complexion si visiblement étalée, le bonheur est assurément la proie que recherche, encore une fois de livre en livre, Michel Crépu, lecteur de l'Ecclésiaste (cf. p. 193) et voyageur dont les mondanités internationales ont pour théâtre cossu les salles d'ambassades, un bonheur que nous pourrions définir comme un dilettantisme habile (le mot dilettante est employé, p. 135, à propos de Chateaubriand et de Proust), une vivacité d'écriture (voir le chapitre intitulé Qui est René ?) tout de même gâchée par un nombre consternant d'anglicismes ridicules (1) et de facilités sollersiennes (2) consistant à rapprocher sans les expliquer des tartines avec des paratonnerres, des trouillards avec des courageux, des écrivains avec des riens, soit, ici, Chateaubriand avec James Dean et Bonaparte avec les Rolling Stones entre autres consternants exemples (3).
Livre touchant, point dépourvu de qualités (une écriture, incontestable) et de défauts (des manies stylistiques grotesques, tout aussi incontestables) qui nous donne, d'abord, une image assez fidèle de notre essayiste tel que lui-même s'est campé devant le miroir des vanités : au fond, et pour le paraphraser, il est l'un de ceux «à user, par jeu rhétorique, d'une telle désinvolture, arme de refus du pathos» (p. 193).
Ce bonheur, nous pourrions également penser que Crépu cherche à l'incarner par l'exemple chateaubrianesque d'une voie médiane qui veillerait à se tenir à égale distance d'un indigent et dangereux progressisme et d'un anti-modernisme qui ne l'est pas moins : «Difficile en tout cas d'en faire un militant de l'antimodernisme, difficile d'en faire un gendre idéal, difficile pour tout emploi» (p. 23). Si je comprends bien l'intention de Crépu, le mariage serait donc progressiste.
Cette recherche stendhalienne, et donc, ici, chateaubrianesque du bonheur est sans doute, selon Crépu, ce qui donne «à penser que Chateaubriand s'est trouvé pris dans le piège de la légèreté inadmissible», ce qu'on appellerait aujourd'hui, au fond, un délit de «sale gueule» (p. 64) duquel notre bon avocat, vif comme l'éclair, va sauver son client puisque, comme il ne manque pas de nous le rappeler, chez «Chateaubriand, jamais la surface ne paie pour la profondeur. Au contraire même : plus il y a de la profondeur, plus il y a de la surface» (p. 68). Apologie pro domo ? Rien n'est plus certain et, si Le souvenir du monde n'était qu'un petit monument de papier à la gloire de son esthète d'auteur, il ne mériterait même pas que nous l'évoquions.
Mais il y a autre chose, une chose qui ne peut que retenir notre attention, tant elle témoigne d'une sensibilité bien réelle à ce que nous pourrions nommer la lecture du monde, ou du moins de la geste que les hommes impriment sur ce dernier et qui a pour nom Histoire, sensibilité qui se cache derrière des paillettes et une écriture qui confine souvent au cabotinage.
Selon les dires de Michel Crépu, il y a peut-être ainsi, en filigrane de son curieux livre, un second sujet (et même un troisième ?, (4)) qui serait la volonté de relier entre eux les siècles par-delà la brisure nette qu'a provoquée la Révolution, «vérité secrète d'une rupture à comprendre, à ouvrir, à traverser» (p. 77) afin de réaliser le grand œuvre que serait, selon Crépu, le fait d'être «un moderne sans mépris pour la tradition» (p. 150), témoin irremplaçable d'un «effondrement» dont il a été «le premier à détecter la secousse sismique» (p. 133).
C'est qu'aux yeux de Crépu, Chateaubriand est le témoin idéal qui, par deux fois, a eu la possibilité de juger l'Histoire : «La Révolution française est la matrice des Mémoires, Napoléon son œil du cyclone» (p. 117) qui est d'ailleurs «un cyclone à lui-même» (p. 147). Certes, au moment de la Révolution, c'est encore un jeune homme puisqu'il est né en 1768. Il aura cependant tout le loisir de pouvoir observer un second événement après lequel plus rien ne sera comme avant, un aérolithe fonçant comme l'éclair vers le sol où il explosera, d'en consigner la trajectoire époustouflante de vitesse au-dessus du ciel de la France et même de l'Europe : Napoléon, sujet des plus belles pages (le chapitre intitulé L'homme qui venait de nulle part), qui se lisent d'un seul souffle et restent aimantées jusqu'à leur dernier mot, de l'ouvrage de Michel Crépu.
Après Napoléon, bolide imprévisible qui, selon l'auteur, a laissé un legs tout bonnement intransmissible (5) puisque lui-même n'a fait que parodier le pouvoir royal (6), que faire, à quel homme se vouer ? De nouveau, il faut tenter d'inventer une issue, comme Benjamin Constant l'a essayé (cf. p. 138) d'après Crépu mais en faisant le deuil de la grandeur, en acceptant de patauger dans la médiocrité, se tenir tout contre la ligne de partage des eaux, annonce, Chateaubriand l'a bien compris, d'une fin de l'Histoire se diluant, après une Restauration fantoche (7), dans la démocratie, ce règne du médiocre, de la demi-mesure, des procéduriers et des proviseurs, des aventures de boudoir avec Juliette Récamier, sottement décrite comme la «Marilyn Monroe de son temps» (p. 170) qui aura au moins réussi, mais c'est un peu court en guise d'antidote à la Révolution dévoratrice, à créer «un hors-lieu intime, une sorte de cénacle de l'intimité sensible» (p. 174) : «Ce sont les restes d'un naufrage qui a tout dispersé : désormais, il n'y aura plus d'unité nulle part, nulle Majuscule, le fameux N ne viendra pas courir de sa majesté toute velléité de symbole quelconque» (pp. 155-6).
Rien à faire, le passé n'est plus bien sûr, mais surtout ce que Crépu appelle, bellement, la «substance allégorique française» qui reposait sur le «sens de l'honneur, la charité, le don de soi», la «figure archétypique du chevalier en [étant] la parfaite incarnation» si, «dans l'honneur, vaincre n'est pas le dernier mot» puisqu'il est «de ces victoires qui sont des péchés contre l'esprit de clémence» (p. 195), une évidence qu'il faudrait répéter à nombre de médiocres contemporains.
Une nouvelle fois, Michel Crépu évoque Bonaparte, surgeon monstrueux de l'unique événement autour duquel le texte de l'auteur gravite, la Révolution bien sûr : «Les Français ont pataugé dans le sang, ils se sont éperdument jetés dans une expérience historique sans équivalent. Dix fois, vingt fois, ils ont été au bord de précipiter l'heure de l'Apocalypse, menés par un stratège sublime à bicorne [...], ils ont laissé les Bourbons installer leur cirque avec de leur tourner le dos» (p. 178).
Michel Crépu dilettante ? Il faut peut-être nuancer notre jugement d'une imperceptible nuance mélancolique, finalement la plus subtile humeur dans laquelle le livre de Crépu semble trouver un éclat aussi trouble qu'intéressant. Ce n'est ainsi pas sans bonne raison que, à la fin de son texte, Michel Crépu convoque l'ombre du grand Maurice Barrès et son plus perspicace lecteur, le remarquable Guy Dupré, opposant l'attitude de l'auteur des Déracinés à celle de Chateaubriand : «L'affirmation d'un moi confondu avec l'instinct de la patrie psychique : cela seul, relayé au-dehors par le verbe politique militant, pourrait empêcher la désagrégation. Où la politique de Chateaubriand revenait à ménager un chemin d'accès à l'unité dans l'épreuve majeure de la Révolution, Barrès opte tout à l'inverse pour un enfoncement de soi dans la glaise patriotique» (p. 198).
L'opposition cependant est un peu trop exagérée pour être juste, Maurice Barrès n'étant pour Crépu qu'un apôtre de l'enfermement, du repliement sur soi-même, du «maintien de soi hostile et méfiant», le «culte du moi barrésien, dans son dandysme mortifère», étant «exactement l'épopée égocentrique d'un maintien de soi, hors de toute confrontation avec autrui» (p. 199).
Mais cette mélancolie qui nimbe le texte de Crépu est finalement aussi fugace, et de peu d'intensité, que le rayon vert sur lequel se clôt le livre, ce qui fait que nous pourrions affirmer que c'est, bien plutôt que «tout Chateaubriand», tout Michel Crépu, si la comparaison n'est pas d'emblée ridicule et si ce «tout» a quelque valeur autre que métaphorique, qui est «une esthétique du rayon vert» (p. 211), moins une «esthétique de l'adieu» que «celle d'une métamorphose» (p. 76).
Il ne faudrait tout de même pas que Michel Crépu, dans ces conditions pour le moins volatiles où ses textes, bien que nous ne puissions les confondre avec tel professoral article (évoquant également Chateaubriand) au style et à la pensée absents, sont toujours tout près de se dissiper dans un nuage de dilettantisme aussi dangereux, en fin de compte, que la moraline qu'il a raison de condamner (cf. p. 66), oublie qu'il lui reste encore à nous montrer ce que son œuvre deviendra une fois la mue accomplie.

Notes
(1) Quelques exemples de cet usage parfaitement ridicule et, surtout, laid, de termes anglais : «big bang (pp. 11 et 19), «dead zone» (p. 33), «revival» (p. 38), «timing» (p. 72), «punkie» (p. 98), «mood» (pp. 100 et 105), «come-back» (p. 127), «shadow cabinet» (p. 171), «people» (P; 193).
(2) Quelques sollersismes, un mot que nous pourrions remplacer par les synonymes que sont facilités, généralités ou formules creuses, soit l'aptitude fort peu humble de considérer que «tout cela s tient» (p. 194), une formule typiquement sollersienne, soit l'habitude prise de penser qu'on est le premier à avoir compris, intimement, charnellement, spirituellement, intellectuellement, tel ou tel auteur, Sade ou Casanova, Mozart ou Joyce, Dante ou Lautréamont, Stendhal ou Chateaubriand. Pour Michel Crépu, que nous avions déjà flashé en flagrant délit de dépassement de vitesse sollersienne autorisée, cela donne : «On verra ce qu'il y a au juste de si boutonné et si faux qu'on le dit, dans cette œuvre, en réalité l'une des plus méconnues qui soientv (pp. 27-8). Quelques lignes à peine plus loin : «Pas d'écrivain plus antistendhalien que Chateaubriand, et pourtant pas d'écrivain plus proche, en définitive. Voilà un joli mystère à résoudre» (p. 28). Encore : [...] le récit des Natchez tient en quelque sorte lieu de Tristes tropiques (p. 49). Ne pensez point que, contextualisé, cet extrait aurait quelque sens : «Bâti selon les lois du modèle homérique, les dieux de l'Olympe ayant cédé la place aux légions de Satan et aux anges du Seigneur, le récit des Natchez tient en quelque sorte lieu de Tristes Tropiques. À la fois désillusion quant au mythe du bon Sauvage, il ouvre la porte sur un jour qui n'humilie pas l'esprit de concorde entre des ordres différents, voire antagonistes». Sollersisme encore que cette image : «[...] l'Itinéraire [de Paris à Jérusalem] semble avoir été écrit dans l'éclair, comme du Hemingway» (p. 108).
Il va de soi que, en homme du monde, Michel Crépu ne manque jamais de saluer les hautes vues de Philippe Sollers sur la littérature (cf. p. 34).
Au rayon des facilités, pour écrire comme Michel Crépu, signalons encore quelques journalistiques «terrain du style» et «front du goût» (p. 36).
Enfin, le sollersisme de Michel Crépu provoque d'aventureuses analyses, comme celle du quiétisme qui provoquerait encore, au XXe siècles des remous profonds (cf. pp. 111-2).
Pour finir, une grosse bêtise, Eliot évoquant de mystérieux «petits hommes creux» (p. 73), traduction bien évidemment fausse de ses «hollow men».
(3) Page 10 : «René, James Dean du XIXe siècle commençant». La comparaison entre Bonaparte à la Malmaison et les Rolling Stones de la villa Nellcote se trouve à la page 99. Autre (double) rapprochement qui, développé, aurait peut-être quelque sens : «Car le grand art, bien entendu, est de pouvoir recevoir son lecteur à quelque endroit qu'il se trouve, du jour ou de la nuit, comme dans une Recherche du temps perdu, ce que sont aussi bien les Mémoires d'outre-tombe : le clavier s'y souvient de Montaigne, il devine la grande nébuleuse proustienne, avec ses arches, ses courbes, ses ellipses jetées au-dessus de l'oubli» (p. 51).
(4) Chateaubriand a été l'homme le plus intelligent de son temps; en un sens c'est tout le sujet du présent livre (p. 36). On se rassure en comprenant que, dans l'esprit de Crépu, ce sujet n'en fait avec celui de la quête du bonheur puisque, en somme, c'est parce qu'il était heureux, et même le dernier catholique heureux, que Chateaubriand a été l'homme le plus intelligent de son temps.
(5) «Il est vrai que le legs institutionnel est colossal, mais ce legs demeurera sans héritier, il ne sera pas transmis. il restera là comme un souvenir durci» (pp. 147-8).
(6) «C'est le vieux socle judéo-chrétien où s'arc-boutaient depuis Capet les royautés successives qui a été touché : rien de ce qui se produit à partir de là dans l'histoire européenne n'est étranger à cette première brisure. La prodigieuse comédie du Sacre, avec ses litanies bibliques héritées d'un Isaïe relu par Talleyrand, la présence même du pape, rameuté à grands frais à condition qu'il avale sans broncher la potion, n'y pourra rien» (p. 105). Crépu insiste sur l'incapacité tragique de Napoléon à récapituler ce qui le précède et fonder ce qui le suivra : «Bonaparte, Premier consul, surgi de nulle part : il n'a pour lui que d'être lui-même. Ce sera son drame, au fur et à mesure de l'épopée, de ne pouvoir sortir de cette solitude en fabriquant de la dynastie, une manière d'être dans le continu des siècles qui ne fasse pas tout reposer sur l'obtention aléatoire des succès militaires» (p. 102).
(7) «Avec la première Restauration, point d'irréductible. Voici le monde des autres si aisément remplaçables. Le monarque a beau se réserver l'Autorité suprême dans la Charte, il doit savoir que c'est une fiction destructible. Le saint chrême n'est qu'une fiole contenant de la mauvaise huile», p. 151.

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01/12/2011 | Lien permanent

Chroniques de la dernière révolution d'Antoni Casas Ros

Crédits photographiques : Dan Kitwood (Getty Images).
41dEZCQ-YyL._SL500_AA300_.jpgÀ propos de Antoni Casas Ros, Chroniques de la dernière révolution (Gallimard).
LRSP (livre reçu en service de presse).
8.1 Bouton Commandez 100-30«Il y a quelques semaines un homme vint chez moi, à Göttingen, un homme offrant ses services et qui savait, de deux paires de vieux bas de soie, en faire une toute neuve. Quant à nous, nous savons l’art de faire un livre nouveau avec une paire de vieux bouquins.»Georg C. Lichtenberg, Pensées (traduit de l’allemand et préfacé par Charles Le Blanc, Rivages Poches, coll. Petite Bibliothèque, 1999), Cahier F, 1776-1779 (F 136), p. 103.«[…] le genre romanesque est éminemment celui dont l’adéquation est la plus parfaite à la démocratie. Le triomphe esthétique de l’un va de pair, depuis un siècle et demi, avec le triomphe social de l’autre. Ce qui lie indissolublement le roman comme genre littéraire et la démocratie comme forme sociale, c’est leur commun rapport au réel, leur commune prise en compte, bientôt exclusive, de la réalité. Le romantisme, à cet égard, était plutôt une réaction aristocratique devant un mode en voie de démocratisation et dans lequel le «poète» ne trouvait plus ses marques. Celle-ci approfondie, le réalisme et bientôt le naturalisme devaient naître, et avec eux le gros roman-roman contemporain, accolé au réel, potentiellement promis au prix Goncourt, aujourd’hui le plus prestigieux et le plus juteux. Et ce n’est certes pas un hasard si cette liaison nécessaire de la démocratie, de l’art et du réel, a été pour la première fois notée, dès 1840, par cet étonnant prophète de la société démocratique, Alexis de Tocqueville. «L’état social et les institutions démocratiques donnent […] à tous les arts d’imitation de certaines tendances particulières qu’il est facile de signaler […] à la place de l’idéal, ils mettent […] le réel» (De la démocratie en Amérique, Livre II, chapitre XI).Henri Raczimow, La mort du grand écrivain (Stock, 1994), pp. 102-3.Malgré de trop nombreuses références, aussi inutiles que prétentieuses, à des écrivains ou des écrivants (Murakami, Bolaño, Gombrowicz, Proust, Pavese, Lezama Lima, Pynchon et même Dick), outre le fait qu'il n'y a pas grand sens à quêter dans la numérotation bizarre des chapitres qui se conforme, nous dit-on, à une suite de Fibonacci «dans laquelle chaque terme de cette suite est la somme des deux précédents» (p. 13), le dernier roman d'Antoni Casas Ros peut être rapproché, à condition expresse de le placer au-dessous de ces nullités visuelles mais néanmoins divertissantes, de quelques grosses machineries hollywoodiennes comme Fight Club, V pour vendetta et, dans les dernières pages aussi pompeuses que grandiloquentes (mais tout aussi nulles que toutes les autres pages de ce livre), de la Rencontre du troisième type. Antoni Casas Ros, s'il n'est pas un écrivain, est au moins un cinéphile que, sans trop jouer d'imprudence, nous jugerons peu averti.Les plus prétentieuses productions littéraires ratent toujours leur cible parce qu'elles ne se font aucune image du lecteur idéal, parce qu'à dire vrai elles s'en contrefichent, leur intention n'étant pas le dialogue mais le bavardage, parce qu'elles sont destinées non pas à des personnes mais à des parts de marché. Il est ainsi ironique mais pas très original de constater que le livre de Casas Ros, qui n'a pas de critiques assez sévères contre l'odieux système capitaliste et policier qui bien sûr nous opprime, fait non seulement le jeu de ce système, mais accomplit sa substance morbide en faisant des lecteurs des imbéciles, en galvaudant la littérature pour la jeter sur le trottoir : rapporte de l'argent, putain. Aussi, il m'a toujours paru du plus haut comique de constater que ces textes sans âme, qu'il s'agisse de ceux de Vollmann, Pynchon ou, ici, Casas Ros, qui de toutes leurs forces lorgnent vers d'autres textes, n'évoquent jamais l'infini motif que trame la littérature, la référence appelant la référence dans la création de cet univers fantasmatique qu'avec Riffaterre nous pourrions définir comme étant celui de l'illusion référentielle, mais convoquent bien davantage les images banales de quelque film ou téléfilm nord-américain qui, aussitôt levées, polluent notre esprit et nous empêchent de prendre au sérieux les si hautes aspirations de l'auteur. Tout se passe en fait comme si le texte véritablement littéraire parvenait à une espèce de transparence iconique, seule capable de laisser le regard s'enfuir vers l'horizon des possibles alors que le texte qui, de la littérature, ne mime que les plus consternants tics, se farde comme une prostituée chassant le micheton, interpose entre l'esprit du lecteur et son imaginaire asservi une toile de jute aux motifs grossiers, salie et regardée par des dizaines de milliers de regards hagards, sur laquelle défile le spectacle criard réclamé par la foule, plans communs, images sottes, dialogues inutiles, suite stochastique d'images dont la cohérence est moins affirmée que celle d'un flan privé de gluten.Un mauvais texte, entre mille autre défauts bien sûr, se signale, de façon irrécusable, par sa vulgarité. La vulgarité n'est absolument pas ce qui choque le bourgeois mais, bien au contraire, elle est le commun dégradé par la foule, le commun au carré en somme, la volonté d'épater mise à la portée du tout-venant. La vulgarité, comme le savait Baudelaire, est irrémédiablement démocratique, donc bourgeoise. Nous ne nous étonnerons pas un seul instant qu'Antoni Casas Ros, véritable homme des foules en ce sens qu'il est absolument banal, n'aspire qu'à la béatitude du plus grand nombre : faire, non plus au sens noble, artisanal, utilisé par Lichtenberg mais dans son acception la plus triviale, faire un mauvais livre, un livre commun, un livre vulgaire, offert à tous les regards et, surtout, circulant dans toutes les bouches, un livre-putain dont le cours sera fixé par la demande, un livre sans poids, un livre virtuel, un livre démocratique en ceci qu'il respecte moins qu'il ne flatte quelques tendances à la mode (écologie, extrémisme artistique, terrorisme on s'en doute esthétique, apologie ô combien originale du sexe libre et de la consommation de toutes les drogues, bouillon conspirationniste où surnagent quelques croûtons de liberté à vide, anti-capitalisme évidemment primaire, etc.), faire son livre donc, son écriture, ses innombrables commentaires sur Facebook, qui ne doivent point constituer aux yeux du faiseur, n'en doutons point, une matière négligeable de laquelle faire, à nouveau faire comme on fait dans son pantalon, un livre ou bien une douzaine si nous jouons de malchance.Chroniques de la dernière révolution (le titre est évoqué à la page 153, illustré par l'exemple aux pages suivantes) est un texte commun, démocratiquement inoffensif et vulgaire, surfait, lamentable et surtout inutile, qui jamais n'aurait dû être édité par Gallimard (ou alors dans la collection L'Infini de Philippe Sollers, généreux protecteur de nullités comme le sont les rinçures de Meyronnis et d'Haenel auquel ce livre fait immédiatement songer par sa boursouflure) ni même, sans aucun doute, par aucun autre éditeur digne de ce nom, tant il est je le répète facile, creux, en un mot comme en mille : indigent, de cette même indigence verbale et hélas verbeuse qui défigurait la préface écrite par Casas Ros pour tel récent recueil de textes d'Éric Bonnargent.Éric Bonnargent d'ailleurs, que l'on retrouve, appelé Bart (diminutif de Bartleby, alors qu'à nos yeux il louche bien davantage vers Wakefield), dans le livre de Casas Ros (cf. p. 160), tout comme on retrouve, sous le masque de Zoé Balthus désignée comme «ultime friandise» (p. 161) une amie commune, laquelle apparaissait déjà, sous une forme plus ou moins fantasmée, dans Enigma. La belle affaire me direz-vous, il y a peut-être, dans le livre de Casas Ros, une dizaine, une vingtaine, une centaine peu importe d'autres personnages réels plus ou moins déguisés (comme cet Aerik Von qui a son profil FB et apparaît aussi dans le livre), y compris sa tante et son petit cousin préféré : pornographie visuelle, étalage pseudo-érudit en direction des happy few, amusements de cour de récréation, à l'heure où les potaches, avec des airs de conspirateurs intraitables, fomentent des coups d'État de la taille d'une épée de bois.Apparemment, l'auteur est coutumier de ces petits jeux fades où la réalité, du moins la réalité transformée par la virtualité (puisque c'est par l'intermédiaire de Facebook que ce petit monde de lecteurs et d'auteurs s'est découvert) pénètre l'irréalité du roman, à moins bien sûr, n'oublions pas le clin d’œil complice que nous glisse Casas Ros en cet instant, à moins bien sûr que ce soit l'inverse, que son roman soit infiniment plus réel que la comédie virtuelle et ses guerres secrètes, ses rancœurs minuscules, ses amours ridicules et éphémères. À moins encore que, pour Casas Ros, un livre ne soit finalement rien de plus que l'extension du domaine de la lu..., pardon, de la Toile, elle-même considérée comme un théâtre des opérations où délivrer, quinze fois par jour au minimum, ses précieuses annotations, ses commentaires exquis sur le monde comme il ne va franchement pas (puisque Casas Ros, n'oublions pas ce point névralgique de sa pensée, n'est pas seulement un auteur mais bien davantage un révolutionnaire dans l'âme et dans les faits, un homme vivant reclus, un anarchiste (pas trop) platonicien comme se plaît à se définir George Steiner, peut-être même un assassin raffiné endoctriné par quelque Vieux de la montagne aussi chimérique qu'un rébus griffonné sur un mur de pissotière).On aura posé l'alpha et l'oméga de ce roman, on aura résumé ses si peu dangereuses et inesthétiques thèses terroristes et peut-être même fait le tour de la pensée de son auteur en faisant remarquer qu'Antoni Casas Ros n'aime rien tant que brouiller les apparences, jouer de masques (cette si poétique histoire d'accident de voiture provoqué par un cerf...), de fausses identités, avec encore moins de talent (il fallait le faire, chapeau bas !) qu'un(e) Ludivine Cissé/Karl Mengel pour Les Séditions parues chez Léo Scheer (1), où nous trouvons le même mélange finalement si facile à digérer puis à évacuer de considérations géopolitiques fumeuses, de réseaux troubles révélés par des âmes intrépides (dans le livre de Casas Ros, les Chroniqueurs), d'ordres secrets et meurtriers et d'expéditives mais néanmoins planantes (grâce aux drogues) copulations, toute la pharmacopée éventée depuis des lustres de la pseudo-littérature contestataire où le bourgeois ventripotent qu'est, en fin de compte, l'étique écrivain-révolutionnaire joue à se donner des frissons et n'y arrive probablement pas.Encore Karl Mengel réussissait-il, vaille que vaille, sans trop démériter, à tramer une histoire très vaguement policière toute pleine d'agents androgynes à couvertures quadruples ou quintuples qui avait, pour seul mais inappréciable avantage, de se conclure assez rapidement. Casas Ros, lui, entraîné par sa fougue verbale et son envie de détruire la forteresse impérialiste et policière, étire sur plus de trois cents pages le fruit, complètement tavelé, de ses fumistes réflexions politiques et expulse l'enfant phocomèle à la bouche hélas non occluse, bavard au style bavant que par charité chrétienne et sans tenir compte des demandes pressantes des experts en tératologie tout contents d'étudier cette aberration de la nature, nous enverrons prudemment, le plus rapidement possible, dans les limbes desquelles il n'aurait jamais dû sortir.Heureusement, imprimé à des centaines (des milliers, comble de malchance ?) d'exemplaires, ce résidu provenant de l'improbable fermentation obtenue en faisant tomber quelques gouttes de surréalisme sur une courge catalane a une existence limitée à quelques minutes une fois exposé à l'air libre.Tout de même, avant de rejeter dans les régions fuligineuses cette chimère stylistique qu'est le livre de Casas Ros, il nous faut, comme on raconte que le diabolique curé d'Uruffe le fit de son propre enfant arraché du ventre fumant de sa mère, baptiser le nouveau-né, c'est-à-dire lui donner un nom. Symbolique solaire du nom, impatience métaphysique de nommer dirait Meyronnis dans son style inimitable qui pour une fois n'écrirait pas une platitude, fût-elle exaltée.Le nom que porte le dernier ouvrage d'Antoni Casas Ros est en fait un beau nom, un nom au symbolisme profond, et ce nom le voici : le livre de Casas Ros n'est ni plus ni moins qu'une imposture.Lecteur pressé, n'aie crainte, comme avec le torchon du traducteur stakhanoviste Christophe Claro, je te livre, tout frémissant avant qu'il ne s'arrête de battre, le petit cœur translucide qui à grand-peine a donné vie à ce moignon de roman, et je l'extrais, sans beaucoup d'effort je le concède, de l'irrésistible page 17 : «L'absence de liberté de plus en plus manifeste. La répression. La violence. La puissance de la norme. La perversité et le cynisme politique. La grande médiocrité de nos dirigeants. La démocratie dictatoriale. Tous les mouvements qui tendent à réintroduire la liberté sont détruits à peine créés. Beaucoup de gens disparaissent, dans les universités et même dans les lycées.»À la page suivante, la dix-huitième donc de ce livre qui aurait pu s'arrêter à sa vingtième si son auteur avait eu quelque honte à l'idée de nous faire ingurgiter son brouet très vaguement anarchiste, à la page suivante nous trouvons la philosophie exprimée jusqu'au dégoût par la multitude de personnages, parfaitement interchangeables entre eux, sans la moindre consistance psychologique ou intellectuelle, voire, et c'est étrange puisqu'ils ne font que baiser, sans la plus petite réalité charnelle, sans une once de différenciation sexuelle étant donné que, dans l'univers festif et aux identités pour le moins gommées de Casas Ros, les chiens prennent indifféremment les hommes qui sodomisent les pinsons et copulent avec les abat-jours, l'un des personnages déclarant militer pour «la mouvance illimitée des espèces à l'extérieur de leurs formes, humains compris, et pour les échanges entre les papillons et les sœurs siamoises, par exemple» (p. 126), un autre ajoutant que «Notre problème, c'est que nous n'avons de sexualité qu'avec les humains. Je milite pour la cielophilie, l'arbrophilie, la pierrophilie, la sensoriophilie. Avoir un contact total du corps avec toute chose. Lécher l'univers tout entier, comme un bébé glouton, avant de poser la langue sur un sexe» (p. 184), à la page suivante disais-je qui est donc la dix-huitième, nous découvrons l'aleph infini devant lequel, émerveillé et effrayé, Antoni Casas Ros s'est tenu un millième de seconde et dont la vision l'a apparemment rendu fou, c'est-à-dire écrivant et non pas écrivain : «Connaître la beauté, c'est entrer au cœur du chaos. Et le chaos est la plus parfaite image de la liberté. Dès qu'il y a un ordre, la dictature s'installe».Était-ce donc tout ce que nous pouvions tirer de notre rencontre, à je ne sais plus quelle marche de l'escalier comme le précise la nouvelle de Borges, avec l'infini ? C'est en tout cas, à bout de nerfs et de force, tout ce que Casas Ros a rapporté de son extraordinaire et fulgurant voyage.Dès lors, une fois percé le saint des saints, il s'agit quand même, par les moyens les plus divers, de faire sombrer la société et d'abattre le «système capitaliste» parvenu à «un tel degré de gangrène que tout semble s'effondrer sans que nous ayons à faire le moindre effort» (p. 92), dans le chaos : «Il y a un groupe de hackers très secret. Personne n'a encore pu les rencontrer. Ils travaillent sur la Bourse, ils pénètrent tous les réseaux bancaires et prétendent qu'ils vont faire imploser le système financier mondial. Ce sont de purs anarchistes». Il y aussi, nous apprend Casas Ros, les «Freedom Flyers» dont le mouvement a été initié par la mystérieuse Y lesquels, comme leur nom l'indique, prouvent, tandis que les moutons du troupeau broutent et bêlent en consommant des produits standards, qu'ils sont des êtres libres en se jetant du haut des édifices ou en sautant depuis des avions sans bien sûr s'encombrer de parachutes (cf. p. 57).Une fois le but atteint, un «krach à nul autre pareil», pas «un mardi noir, mais toute une décennie noire, au point que rien ne renaisse des cendres, si ce n'est le monde végétal, animal et quelques humains dont je n'espère même pas faire partie» (p. 65), afin que «tout commence à s'effondrer» (p. 86), qu'il n'y ait plus «d'eau, plus d'électricité», que les magasins soient pillés et qu'il faille «fuir à la campagne» (p. 89), il faut en somme appliquer le seul et unique commandement de la religion dont Casas Ros est le Jean-Baptiste à bonnet d'âne, FAY CE QUE VOULDRAS. Et encore, cette liberté à vide est bien trop contraignante aux yeux de Casas Ros que la moindre contrainte afflige d'écrouelles et qui, à mots couverts, nous fait plus d'une fois comprendre quel est son but véritable, le même que celui du serpent de Paul Valéry, la surrection du bienheureux néant : «La perversité humaine, la vanité, l'orgueil, l'argent, le pouvoir sont les vrais moteurs du monde. Une seule solution : la dernière révolution ! Le chaos ! Ensuite, peut-être, l'homme pourra tirer parti de l'extrême destruction et renaître. S'il échoue, le monde sera enfin silencieux et flottera dans l'azur sans satellites pour le filmer. L'Océan appartiendra au ciel, les forêts aux fleuves, les glaces au bleu profond. Toute la connaissance humaine, toute la créativité, le génie,

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18/09/2011 | Lien permanent

Un beau ténébreux de Julien Gracq

Crédits photographiques : Goran Tomasevic (Reuters).
Un beau ténébreux, le deuxième roman que Gracq publia après son très vaguement vaporeux Château d'Argol, peut facilement être rattaché à la longue tradition du roman gothique anglo-saxon, bien qu'il ne dégage d'aucune façon les senteurs subtiles des contes noirs de Walpole, Radcliffe ou Maturin. Pourtant, se contenter de ce rapprochement, pont aux ânes de bien des travaux universitaires, s'extasier encore devant le plaisir mystérieux, et bien réel ajoutons-le immédiatement, qu'offre la lecture de ce livre, c'est ne pas voir l'essentiel, c'est ne pas lire en lui la figure qu'il s'ingénie cependant à nous désigner par tous les moyens grossiers de l'allusion, je parle bien évidemment du diable.Le beau ténébreux n'est pas une invention romanesque de Julien Gracq, qui n'a jamais su inventer une figure d'un peu de consistance mais s'est contenté de piocher à tous les livres pour façonner de maigrelettes figurines en bakélite. Cette figure est d'abord celle du René de Chateaubriand, que Sainte-Beuve affubla de ce double qualificatif. C'est encore le surnom, Beltenebros, d'Amadis de Gaule, le chevalier mélancolique de Garcia Rodriguez de Montalvo.Pour Gracq, ce beau ténébreux d'arrière-saison n'est autre qu'un démon d'opérette qui se contente de pousser son petit air convenu sur deux seules notes, pas mêmes tenues d'un bout à l'autre de la représentation, l’ambiguïté et la beauté, ce diable en carton-pâte gardant la clé de sa surnaturelle séduction, cette beauté première qu'avait le visage de l'Ange déchu, pour ouvrir quelques vieilles commodes où le romancier a conservé pieusement de minuscules feuillets d'une littérature pour bas-bleu.Avant de m'attarder sur ce qu'a de louche et surtout de raté la figure du diable selon Gracq, il me faut évoquer l’atmosphère du roman, que d'aucuns qualifient de surréaliste ou même d'onirique, que pour ma part je qualifierai de maligne, procédant de cette séduction trouble évoquée plus haut.Bien évidemment, ce n'est pas dans les allusions plus ou moins directes dont est truffé le roman de Gracq qu'il faut chercher des preuves de cette atmosphère qu'un baromètre sommaire qualifierait de déliquescente ou de fin de siècle, car il faut au moins reconnaître à l'écrivain sa ruse, l'intelligence qu'il met à brouiller les cartes, à subtiliser l'évidence.Possédant au moins quelques épaisses ficelles avec lesquelles il joue au romancier agitant des marionnettes tellement simplissimes qu'elles nous semblent de gaze, Julien Gracq consacre dans le personnage de son beau ténébreux, Allan Murchison, le maigre secret de l'atmosphère de début d'orage qui baigne tout le roman, orage qui jamais n'éclate, personnage qui jamais ne prend vie, d'une zébrure d'éclair qui aurait eu la chance de l'animer en tombant directement sur sa tête vaguement maudite.Un beau ténébreux, c'est en somme l'histoire d'une fascination, du pouvoir dont jouit Allan qui semble porter jusqu'à son incandescence le privilège énorme que Camus attachait au charme : la facilité, réellement magique, de ne jamais s'entendre répondre non.Ce charme qu'exerce Allan, cette fascination est délétère, selon l'aveu de Gérard, un des narrateurs du roman, qui y reconnaît la preuve ô combien visible et lisible d'une action diabolique, fascination mauvaise, pervertie, parce qu'à ses yeux elle manifeste la ligne de conduite du Malin, laquelle ne peut être droite ni sincère mais torve, oblique, puisque, selon Gérard, «le diable, c'est toujours l'oblique» (1), rappel d'un propos d'Alain qui écrivait, parmi d'autres réflexions beaucoup moins pertinentes sur le démon, que Satan «est bien cet esprit rusé, à marche oblique» ou encore qu'il est tout entier «puissance oblique» sans cesse «déguisant les opinions, séparant les hommes» (2). Rien de bien nouveau depuis que la Bible, dans des phrases moins insipides et tellement plus bruissantes de secrets, nous a suffisamment renseigné sur l'Adversaire pour nous le faire craindre, y compris lorsqu'il sautille et exécute des entrechats dans les pages d'un roman.Toutefois, si Allan Murchison emprunte au diable quelques-uns de ses attributs les plus communs, ce bavard jouant au sombre mystérieux n'en reste pas moins très peu convaincant, parce qu'il manque d'épaisseur et de consistance. Le diable de Julien Gracq n'est en fin de compte qu'un personnage strictement littéraire, éminemment littéraire, nourri de livres et de cela seulement et ainsi rendu tellement conventionnel qu'il ne peut que ravir les élèves désireux d'exposer devant leurs petits camarades un exposé en bonne et due forme où ils le feront paraître comme un gandin bien davantage redevable à quelques héros décadents, comme Des Esseintes, Dorian Gray ou Monsieur de Phocas, qu'au Prince de ce Monde de saint Jean.À l'évidence, la filiation entre Murchison et son père est presque trop directe et le jeu de l'intertextualité ne nous est même pas caché.Tout de même, cet inoffensif diablotin esthète qu'est le personnage de Gracq prend un peu d'épaisseur, mais uniquement, encore une fois, d'épaisseur littéraire, lorsque son démiurge de maigre talent s'avise de le laquer d'une très mince caractéristique du diable définie par la patristique : ainsi de la voix d'Allan, commune au Tentateur et à tout personnage diabolique qui se respecte, donc parle beaucoup plus qu'il n'agit. Le diable est avant toute chose un être de paroles (si nous faisions quelque jeu de mots, nous pourrions cependant opposer le fait qu'il en manque, qu'il n'a aucune parole puisqu'il est le traître absolu, l'ami qui ne reste jamais jusqu'au bout comme le surnomme Bernanos).Un des personnages du roman, ami d'enfance d'Allan, évoque ce dernier sous les traits d'un fauve guettant sa proie, rappel, une fois de plus transparent, des paroles de Pierre dans sa première épître (5, 8) : «Soyez sobres. Veillez ! Votre adversaire, le diable, rôde comme un lion rugissant, cherchant qui dévorer».Toutefois, le trait principal d'une convergence entre Murchison et le démon est la fascination qu'éprouve notre beau ténébreux pour la mort, pour sa propre mort, puisqu'il ne manquera pas de se suicider à la fin du roman. Souvenons-nous que le royaume de Satan est celui de la mort, par le fait que le péché, nous dit Paul dans son Épître aux Romains (5, 12-18 et 6, 23) a pour unique salaire la mort.Ces similarités, et quelques autres, existent bel et bien, mais ce travail de collation est inutile et de toute façon grevé par le poids d'une ambiguïté du personnage quelque peu satanique qu'est Allan : celui-ci est-il vraiment le Démon ou, finalement, n'est-il, comme lui-même se qualifie, qu'un pauvre démon, un démon de rang inférieur à celui de Satan, un «démon triste» (3), une espèce de surhomme encore qui, à l'exemple de Napoléon, aurait «pour mission d'inscrire en traits de feu sur le sol", sans se soucier du prix à payer, «certaine courbe fabuleuse» (4).N'est-il encore qu'un moderne avatar du docteur Faust, lorsqu'il affirme, sans l'ombre d'un sourire, que, lui aussi, comme son illustre prédécesseur, a «signé le pacte» (5) ?Décidément, je crains que Julien Gracq ne puisse être rangé dans une autre sphère, au cristal si fragile qu'un souffle le fissure, que celle du pur littérateur maniant avec habileté la référence et se contentant de nourrir les personnages qu'il crée d'un peu de ce sang transparent. À l'inverse, le vrai romancier n'a été littéraire, anodin et donc léger qu'à son plus grand désespoir, comme en attestent les correspondances d'un Faulkner, d'un Broch ou d'un Bernanos. L'écrivain de génie se nourrit de sang et d'entrailles, de souffrances indicibles et de hautes victoires, qu'importe le fait qu'elles soient secrètes, alors que le littérateur rend sa copie encore délicatement parfumée des fragrances distillées par les livres innombrables qu'il a lus.Je doute d'ailleurs que l'expérience du mal, du mal réel, nauséeux, brutal, totalement dénudé de sa délicate parure littéraire, puisse souffrir un seul instant de n'être que bibelot ravissant peloté amoureusement par les mains grassouillettes d'un Anatole France, d'un André Gide, d'un Julien Gracq même, être, n'être que de papier comme l'est son Démon de boulevard, tout comme l'est son Mal pour soirée mondain ou raout lettré.Certes, un instant, un seul instant, le Diable de Julien Gracq devient réellement grand, miltonien ou plutôt, puisque nous voulons crever la mince pellicule littéraire, réellement conforme à ce que la Bible nous enseigne, à ce que l'Apocalypse de Jean nous révèle de son pouvoir terrifiant de prestidigitateur, d'usurpateur du trône divin. Ainsi nous dit-on qu'Allan Murchison est «venu apporter l'épée» (6), action qui est réservée au Christ selon l'évangéliste. Allan n'est pas le Christ, ni même un personnage christique, mais un usurpateur tout comme, selon Paul dans sa Deuxième épître aux Thessaloniciens (2, 3-4), le Démon va «jusqu'à s'asseoir dans le temple de Dieu et se faire passer lui-même pour Dieu».D'ailleurs, il me semble que court dans le roman de Julien Gracq comme une volonté de puissance (ainsi ai-je parlé de surhomme), volonté folle, désireuse d'usurper les attributs de Dieu : le rêve d'Henri nous le rappelle, où ce personnage se voit «seul, à guetter cette ville de cette cime invisible, comme un aigle planeur, comme un dieu, comme ravi par le démon sur la crête de la montagne» (7). Ces paroles nous offrent bien évidemment l'écho, mais inversé, de la tentation que Satan fit subir au Christ (en Matthieu, 4, 8-9) et à laquelle, Lui, résista.Même ainsi formidablement grandi, le Démon selon Gracq est encore pitoyable, ne peut guère nous effrayer parce qu'il n'est pas crédible, que son créateur le pose face à... eh bien, face à absolument rien, face au vide, car le tour de passe-passe, hélas assez commun en littérature, consiste dans le fait que Gracq parle du Diable, semble y croire même, à sa façon toute symbolique certes, évoque donc le Diable et y croit du bout des lèvres et de la plume, mais ne croit pas un seul instant à Dieu. Privé de la possibilité, fascinante et terrible, du salut, comment un écrivain pourrait-il insuffler un peu de sa propre vie, de ses angoisses et de ses doutes à un personnage qui semble peiner à se tenir debout sur un tréteau de carton-pâte ? Les plongées dans le Mal les plus téméraires ne peuvent avoir de réalité que si elles ouvrent, pour tenter de L'y engloutir, un abîme sous les pieds du Seigneur.Croire au Diable sans croire en Dieu, qu'est-ce donc sinon un amusement de lettré ? Quel banal prodige, quelle position intenable surtout. Peut-on la qualifier de sceptique ? Non, car le scepticisme, encore tout crotté de la sanie matérialiste de laquelle il s'est extrait avec peine, nierait, comme le fait l'athée conséquent, Dieu et Diable. Est-ce une position que l'on dira, alors, littéraire ? Peut-être, mais par cette caractéristique éminemment perverse (car croire au Diable sans croire en Dieu, c'est rejouer le jeu pipé de l'esthète qui, comme Paul Valéry, est charmé par le serpent, écoute plaisamment la douce voix de Monsieur Teste), c'est, en jouant et en rejouant la vieille antienne de l'art pour l'art, penser assez bêtement que tant de femmes et d'hommes n'ont hurlé leur plaisir en se ruant dans la carrière du Mal qu'afin de servir le Maître cruel, baiser son cul comme les sorcières au sabbat ! Or, si les malheureux se donnent à Satan, c'est moins par amour ou même simple respect pour celui-ci que parce qu'ils veulent provoquer Dieu, Le forcer à les écouter, voyez ainsi la Mouchette de Bernanos ou le Gilles de Rais de Huysmans.Nous tenons donc notre prodige strictement littéraire, un Satan de pacotille existant sans Dieu même si, pourra-t-on m'objecter, il existe dans notre roman une authentique figure christique, Christel justement, dont le transparent symbolisme est aussi puéril que grossier.Dès lors, Gracq a beau faire, déployer ses talents de sophiste, employer sans trop y avoir réfléchi les termes évocateurs mais déchristianisés de «chute», «rédemption» ou «sauveur», sa ridicule théologie ne parvient à se hisser, et avec quelle langue tirée, quelles ampoules au pied et quelle fatigue de tout le corps chétif si peu habitué aux vraies ascensions, qu'au sommet lilliputien d'une butte dialecticienne d'où il peut tapoter la tête attentive du potache Hegel, l'un des auteurs préférés, ô surprise, du personnage principal d'Au château d'Argol, un premier roman qui nous explique, dans son Avis au lecteur, que sa trame doit être comprise comme l'illustration romanesque de la mécanique bien huilée du philosophe, mais appliquée sans autre précaution conceptuelle au dogme catholique de la rédemption !Rien, donc, pas même le ridicule, ne semble devoir arrêter Julien Gracq qui n'hésite pas à évoquer le «sauveur» et le «damnateur» ainsi que «deux déterminations n'étant dialectiquement pas séparables» (8). Qu'y aurait-il encore d'effarant à proposer du «mythe» de la chute de l'homme une «explication» toute hégélienne où la seule rédemption possible, pour le pauvre pécheur, consisterait à tremper de nouveau ses lèvres dans la coupe dont jadis il se rassasia, celle dont le breuvage aurait dû faire de lui l'égal d'un Dieu, puisque «eritis sicut Dei» (9). Qu'y aurait-il de bien original aussi à faire que d'une habile concaténation, «la main qui fait la blessure [puisse] aussi la fermer» (10) ?Rien à faire. Philosophie de foire, littérature de boudoir. Julien Gracq, que je qualifiais, ironiquement, de prestidigitateur exquis, utilise de si visibles ficelles qu'elles en deviennent, dans son roman, comiques. Nous ne sommes donc pas en présence d'une dramatique au sens que l'immense théologien qu'était Hans Urs von Balthasar donnait à ce mot, de la chute et de la rédemption mais dans une banale machinerie, avec gros soufflet et huile fort grasse, produisant de la dialectique pour planches de théâtre de boulevard. Rien à faire non plus, le pauvre démon que Gracq essaie de faire tenir debout sous nos yeux pas mêmes amusés, à grand renfort de béquilles fragiles et de sang de navet est, tout comme son pitoyable succédané christique, incroyablement pâle, pauvre être de papier ayant moins de consistance qu'une bulle de savon, translucide marionnette qui jamais ne parvient à crever ne serait-ce que l'enveloppe du plus commun cliché mythologique.Julien Gracq l'esthète ne choisit pas, il contemple le Bien et le Mal réduits à deux faces d'un même papier cigarette sur lequel il gribouille, à l'encre sympathique et avec une plume que l'on dirait avoir été confectionnée avec une patte de mouche plutôt que de dragon, une vague histoire pas même entraînante, capable de nous ravir comme le font les destinées infernales des personnages diaboliques que les contes gothiques d'une Radcliffe ou d'un Maturin, reconnaissons-leur ce mérite, parvenaient à rendre, avec plus ou moins de réussite il est vrai, distrayants sinon captivants. Peut-être eût-il fallu mettre, sous le nez de notre bon professeur Poirier, quelques lignes de Bernanos, qu'il semble avoir lu, bien que distraitement et sans nous dire grand-chose(11), extraites du Chemin de la Croix-des-Âmes : «il y a deux façons de se damner, il y a deux chemins de la perdition. Le premier est d'aimer le Mal plus que le Bien [...]. C'est le plus court. L'autre est de se préférer soi-même au Bien et au Mal, de rester indifférent à tous les deux. C'est le chemin le plus long conclut Bernanos, car c'est "le chemin dont on ne revient pas». Notes(1) Un beau ténébreux (Éditions José Corti, 1989), p. 114.(2) Propos (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1991), pp. 654 et 758.(3) Un beau ténébreux, op. cit., p. 251.(4) Ibid., p. 193.(5) Ibid., p. 254.(6) Ibid., p. 169.(7) Ibid., p. 120.(8) Au château d'Argol (Éditions José Corti, 1988), p. 8.(9) Ibid., pp. 40 et 41.(10) Un beau ténébreux, op. cit., p. 255.(11) «Bernanos surtout – dont tous les protagonistes sont des prêtres, ou vivent dans l’aura du prêtre – quel écho son Curé de campagne peut-il bien éveiller aujourd’hui parmi les prosaïques brancardiers du service social qui couvrent par équipes de trois-huit les urgences de la «pastorale» ? Nous entrons aujourd’hui encore dans les singularités de la caste, close jusqu’à l’étanchéité, où vivait le duc de Saint-Simon, parce que les mêmes ressorts qui l’animent continuent à jouer sans déformation trop scabreuse dans le monde simplement snob de Proust, et peut-être même, pour l’essentiel, aujourd’hui encore dans celui de la jet society. Tout au moins une transposition reste-t-elle possible. Mais comment entrer dans les réactions d’une chimie mentale entièrement régie par un monde fantasmatique épuisé ?», in Carnets du grand chemin (José Corti, 1992, réédition utilisée, 2003), p. 240.

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11/09/2011 | Lien permanent

Enigma d'Antoni Casas Ros

Crédits photographiques : Dan Kitwood (Getty Images).
«En somme, j’ai une tendance à me dire des œuvres qui paraissent qu’elles ne sont rien du tout, surtout quand le public en fait grand bruit. Neuf fois sur dix, je ne me suis pas trompé.»Julien Benda, Exercice d’un enterré vif (Gallimard, 1946), pp. 58-9.À Éric Bonnargent le questionnant, dans Le Magazine des Livres (1), sur le lieu où son dernier roman, Chroniques de la dernière révolution, avait été écrit, Antoni Casas Ros répond : «J’avais aussi cette impression merveilleuse que ce n’était pas «moi» qui écrivais. Ça écrivait !», ajoutant que l'abolition de la temporalité propre, paraît-il, à l'atmosphère du Mexique avait eu un effet magique sur son écriture. N'est donc pas Malcolm Lowry qui veut, fort heureusement car, du Mexique en carton-pâte où il a plongé les personnages de son dernier roman, Antoni Casas Ros ne nous aura rapporté, en guise de prodigieuse catabase, que quelques pages dégonflées, sans doute parce que les cactus détestent les baudruches sonores qui les dérangent dans leur très longue vie immobile, leur préférant les promenades stochastiques et silencieuses du génial Consul abîmé dans la contemplation de son propre gouffre...Avec Casas Ros, ça écrit en effet, car je doute qu'une personne de chair, possédant un cerveau, eût pu tolérer, en relisant ce qu'elle a écrit, de telles âneries : «Des îles d'intensité, comme surgies du néant, des îles sur lesquelles il n'y avait pas d'édifices. Nous voguions de l'une à l'autre sur les pirogues de la littérature en pagayant comme des conspirateurs du troisième type» (p. 180) ou bien encore cet autre passage : «Son corps devait se repaître de tous ses mots, son cul devait les absorber, les faire siens et je ne doutais pas qu'un jour toute cette furie sortirait de lui pour donner naissance à une œuvre originale. Un jour, j'écrirai un texte avec mon corps, ma chair, mon sang» (p. 166).Non, lorsque ça écrit, il est bien connu que corps, chair, sang et même cerveau prennent la poudre d'escampette. Le ça est en effet intraitable, lui qui prend possession de notre pythie moderne pour lui faire éructer des phrases incompréhensibles que, pauvre critique, nous sommes chargés de déchiffrer et peut-être même d'interpréter. Las, les dieux ont fui ou alors ils n'ont plus rien à nous dire et c'est de ce rien que Casas Ros fait des romans.Au moins, l'auteur est-il, en parlant du ou d'un ça comme source de son écriture, involontairement sincère et confirme, sans le vouloir bien sûr, notre lecture de ce prétentieux et désastreux roman que sont les Chroniques de la dernière révolution.Enigma, le troisième livre de Casas Ros, peut lui aussi prétendre à une autre forme d'indétermination qui n'est pas celle du ça mais celle de l'il y a de Lévinas. Dans Enigma, il y a des personnages si caricaturaux qu'ils auraient pu figurer dans un roman de José Carlos Somoza. Dans Enigma, il y a une vague intrigue qui a consisté, pour l'écrivant, à tisser une toile entre quatre élus improbables, toile s'imbriquant dans la toile qui évoque des livres communiquant entre eux, des fins de contrebande remplaçant des fins de romans jugées par Joaquim calamiteuses ou lâches, des auteurs fictifs discutant avec de vrais auteurs (comme Vila-Matas). Dans Enigma, il y a des scènes de sexe qui n'ont pas une grande originalité ni ne jouissent d'une écriture capable de transcender leur monotonie pas même pornographique mais plate, il y a beaucoup de références explicites ou pas à des auteurs, réels ou pas, il y a des dialogues à peu près dignes d'un torchon de Saphia Azzedine (cf. p. 106), il y a une poésie tout juste bonne pour favoriser l'éclosion de quelque future rime plate dans une chansonnette de Mylène Farmer (2), il y a encore tout un tas de choses que nous pourrions définir comme une vague tentative de réflexion sur les pouvoirs de la littérature face à la réalité (cf. p. 190) ou quelques passages (cf. p. 206) rappelant les étranges correspondances entre livres d'une même bibliothèque selon Tavares.Dans Enigma, il y a une minuscule mise en abyme, tout de même juste lorsqu'elle évoque un précédent roman de Casas Ros (3), il y a encore l'habituelle thématique du groupe secret composé d'une petite poignée de terroristes de salon (cf. pp. 137, 160) qui partagent une sexualité commune et des affinités plus qu'électives, il y a même, seul intérêt du roman, une ironie contrapuntique entre la maladie dont souffre Joaquim, toujours pressé de retirer les personnages romanesques des limbes dans lesquels leurs auteurs les ont jetés et le fantastique pouvoir (celui, justement, d'achever une histoire...) dont jouit Ricardo le tueur (cf. pp. 120 et 136) mais, dans Enigma, il n'y a pas l'entité fugace et fantasque qui ne se laisse attraper, et pour un temps seulement, par les plus humbles et non les prétentieux byzantins à bon droit détestés par Julien Benda, dans Enigma il n'y a pas cet animal mystérieux que Julien l'Hospitalier s'acharne à poursuivre, cette ville légendaire, Carcassonne, qu'une garnison d'hommes quête sans relâche selon Lord Dunsany, dans le deuxième roman d'Antoni Casas Ros il n'y a pas cette réalité exotique que cet auteur n'a même pas pris la peine de chercher, dans Enigma il n'y a pas d'écriture.Dans Enigma en fait, osons l'écrire dans un paradoxe qui ne déplaira certainement pas à Casas Ros, il n'y a pas de livre et probablement même pas d'écrivain.La raison de cet échec est finalement fort simple : c'est la volonté même de l'auteur, non pas tant de s'effacer en tant qu'auteur (puisque nous apprenons que c'est l'un de ses personnages, Zoé, qui en fait a écrit, du moins en partie, le livre que nous sommes en train de lire, cf. p. 210), que de créer un objet mathématiquement nul à force d'avoir été réfléchi dans un miroir. Antoni Casas Ros, ectoplasme au carré, se voit écrire, mais ce petit jeu illustré tant de fois depuis que la littérature existe se dédouble jusqu'à un vertige qui n'est hélas ni esthétique ni métaphysique. Comme les enjeux d'un roman tel que La Mort de Virgile de Broch, qui lui aussi évoque la question de la responsabilité de l'écrivain face à ses créatures et à ses œuvres, nous semblent alors infiniment plus justes et profonds que les amusements spéculaires auxquels Casas Ros se livre jusqu'à l'évaporation complète de la minuscule mare dans laquelle il fait barboter ses personnages ! Car, au rebours des thèses de Broch sur la responsabilité de celui qui écrit une œuvre, fût-elle strictement romanesque, Casas Ros se défausse, se défile même, laissant agir à sa place de vagues dieux de la littérature, paradoxalement courroucés par l'entreprise subversive menée par Joaquim et ses amis. Vila-Matas devenu personnage de roman nous affirme qu'il faudrait intensifier la guerre secrète du professeur et libraire et supprimer ainsi plutôt que de les réécrire comme Joaquim le fait toutes les dernières pages de romans, puisque les fins inventées par les écrivains «heurtent l'infini» (p. 233). Mais, dans ce cas, pourquoi diable les personnages meurent-ils tous, à l'exception de Joaquim, puisqu'ils ont apparemment, par le sacrifice volontaire de tant de fins de romans jugées indignes, contenté les intraitables «dieux du langage» (cf. p. 233) ? Facilité scénaristique sans doute, au milieu de tant d'autres facilités (4) et fadaises sentencieuses (5), l'identité entre l'un des personnages (Naoki) et une héroïne de Sade qui meurt foudroyée étant affirmée par Casas Ros et Joaquim apparaissant, quant à lui, comme un de «ces êtres auxquels on aurait pu donner mille vies et c'est sans doute ce qui le rendait si singulier comme écrivain» (p. 230). Casas Ros a bâti une intrigue qu'il n'a pu tenir et qui, sous nos yeux, s'effiloche et même, en se détissant, affirme le contraire de son propos initial.Enigma, aussi savant qu'il paraisse lors d'une première lecture (gageons que la seconde dissipe un peu plus l’illusion), aussi ludique qu'il puisse sembler aux lecteurs férus de correspondances, de jeux et d'imbrications textuels, est un livre sans âme ni pesanteur, sans conséquences, pour reprendre une expression de Jean-Philippe Domecq critique de l'art contemporain. Imaginons que le meilleur lecteur, et pourquoi pas critique absolu de ce roman, se tiendrait devant nous. Demandons-lui, quelques semaines ou quelques mois après qu'il a lu le texte de Casas Ros, quelques jours, même, non pas de nous le résumer, ce qui est après tout assez facile, l'intrigue proprement dite ne présentant aucune difficulté interprétative, mais de nous en proposer, tout simplement, une lecture intelligente, voire une interprétation qui serait capable d'en résumer la richesse littéraire et peut-être même métaphysique. Il y a fort à parier que notre interlocuteur ne se désespère assez vite de ne pouvoir nous répondre intelligemment, puis nous lance quelques fadaises sur la liberté absolue de l’œuvre d'art ou le «visage de la littérature [qui] change sans cesse», les «écrivains [n'ayant] même plus besoin d'écrire» puisqu'ils «regardent stupéfaits leurs œuvres aller vers de nouveaux horizons» (p. 198), à moins que, connaissant à peu près ses classiques, il nous donne en exemples tutélaires des textes de Thomas De Quincey ou Jorge Luis Borges. Nous aurions vite fait, dans ce cas, de lui faire remarquer que quelques lignes, pas plus, de ces deux auteurs contiennent non seulement tous les livres de Casas Ros déjà parus mais, sans aucun doute, tous ceux qu'il publiera peut-être encore, si nous étions frappés de malchance.En fait, Antoni Casas Ros n'est pas un écrivain. Il n'est même pas, contrairement à la peinture rapide qu'en brosse Enrique Vila-Matas, «un trappiste enfermé dans la cellule de la littérature» (p. 183), pour la simple et bonne raison que son roman n'est pas ouvert, selon la modalité interprétative popularisée par Umberto Eco, mais vide. Vide, alors même qu'Enigma, me répètent quelques mauvais lecteurs enthousiastes, est tout bruissant de mille références visibles ou cachées ? Vide, alors même que ce roman ne célèbre que la puissance de l'écriture ? Non seulement vide mais parfaitement vide, oui, parce que Antoni Casas Ros, qui prétend fuir la curiosité de ses lecteurs en se cachant et en refusant tout entretien direct, s'est tout simplement absenté de son propre roman, qui ne renvoie, lorsqu'on l'interroge, qu'un écho moins ténébreusement profond que byzantin, selon la définition que donna l'atrabilaire Julien Benda de ce terme que nous pourrions remplacer par un autre adjectif, indifférent : Paul Morand «fait dire à l’un de ses jeunes héros : «La caractéristique des années 1910-1930 c’est l’indifférence… Nos meilleurs livres, de Gide à Proust, sont des manuels d’indifférence.» On peut se demander si cette carence d’idéal moral chez les chefs littéraires de sa jeunesse n’a pas été pour quelque chose dans les récents malheurs de la France. À moins que de tels chefs, au lieu d’être une cause, n’aient été eux-mêmes un effet» (6). Je ne sais si Antoni Casas Ros est une cause ou une conséquence d'une société ayant perdu sa propre consistance et ne paraissant survivre que parce qu'elle est constamment branchée sur la machine journalistique. Mais je sais que Casas Ros, dans ce roman indifférent comme dans ses honteuses Chroniques de la dernière révolution, fait office d'imposteur, de pseudo-auteur refusant, pour le coup, les dangers de la littérature, et d'abord, le plus anodin d'entre eux : le fait de ne pas craindre de signer un texte de son nom, si on estime qu'une corrélation mystique existe entre la parole et celui qui l'émet, entre le texte et celui qui l'écrit. Suggérons donc à Casas Ros de nouvelles lectures, Rosenzweig, Benjamin et Scholem plutôt que Ficin réduit, dans son roman, au rôle inepte d'apologiste de l'indifférenciation sexuelle et de la communion extatique pour fantômes bavards et libidineux.Les littérateurs purs, pour reprendre les catégories établies par Benda, auront beau jeu de me faire remarquer que je fais peser, sur le roman de Casas Ros qui prétend s'en être affranchi, un jugement moral. C'est tout à fait exact et, sans confondre œuvres à thèse et littérature véritablement engagée, c'est-à-dire incarnée, je dois avouer ne pas trouver le plus petit intérêt pour ces romans si typiquement parisiens qu'ils ne plaisent qu'aux journalistes et à ceux qui sont pressés de les suivre, et aussi à de vagues cocottes se piquant de littérature et n'ayant pas deux mots de culture et de sensibilité littéraire.Antoni Casas Ros, s'il doit rester dans nos mémoires ce dont je doute fort, restera au moins comme l'inventeur d'une mystification littéraire dépourvue de livres, un auteur ayant usé d'un pseudonyme assez séduisant mais complètement vide dont l'unique intérêt, commercial bien plus que littéraire, est la romantique et si journalistique biographie (dans le sens où elle ne peut plaire qu'aux imbéciles qui, plutôt que sur un cerf, ont foncé sur un panneau), et non point les textes publiés.Notes(1) N°32, septembre-octobre 20011, p. 56.(2) «Jamais un baiser ne m'avait fait cet effet. Sa langue délie les sphères les plus profondes de mon être et les fait danser dans ma chair qui ce matin ne semble plus soumise aux limites corporelles. Je suis le ciel dans son infinité, la mer dans sa profondeur, le silence dans sa troublante étendue» (p. 119).(3) «Le seul livre que je refusai de mettre dans mes rayons était le roman d'un jeune auteur catalan, Antoni Casas Ros, dont j'avais pris un malin plaisir à détruire un certain nombre d'exemplaires de son Théorème d'Almodóvar, une histoire absurde où un cerf traverse la vie de personnages inconsistants pour disparaître à tout jamais» (pp. 115-6).(4) Il est assez comique de constater que l'alpha et l'oméga de l'illumination orgasmo-littéraire semblent correspondre, pour Casas Ros, à une expérience homosexuelle ainsi ridiculement décrite : «C'était si beau de voir deux hommes [Joaquim et Ricardo] s'abandonner, le cul ouvert, comme si soudain tous les livres de la librairie se mettaient à voler autour de nous et à s'y engouffrer. Tous les romans, toute la poésie participant à cette profonde extase. La lente chorégraphie de nos cris, le flot stellaire et la Voie lactée de nos mouvements traçaient dans l'obscurité des comètes lumineuses qui ne cessaient de tourbillonner vers leur désintégration» (pp. 228-9). On comprend que Casas Ros ait pu faire sienne une sentence de l'un de ses personnages, déclarant qu'il écrivait avec sa main mais on se demande pourquoi diable il n'a pas osé mentionner un autre organe, qui dans son cas eût été bien plus judicieusement adapté à son propos : le pied.(5) «Écrire, c'est nager très longtemps, nager page après page, sans jamais regarder le rivage de l'impossibilité» (p. 210).(6) Julien Benda, La France byzantine ou le triomphe de la littérature pure [1945] (Gallimard, 1981), note P, p. 254.

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12/10/2011 | Lien permanent

Céline total. Entretien avec Philippe Alméras, par Pierre Chalmin

Crédits photographiques : Goran Tomasevic (Reuters).
138_200_8.jpgÀ propos de Philippe Alméras, Céline entre haines et passion (Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 495 pages, 23,90 €).
LRSP (livre reçu en service de presse).
Pour avoir lu jadis, en 1994 à sa parution chez Robert Laffont, la biographie du Professeur Philippe Alméras que republie Pierre-Guillaume de Roux, je savais un peu à quoi m’attendre : l’auteur et moi ne tomberions pas d’accord… N’importe, il me fallait saluer la fidélité de Pierre-Guillaume de Roux à la mémoire de son père Dominique qui le tout premier entreprit de ressusciter Céline, et confia à Philippe Alméras alors plus jeune de quarante ans, la formidable documentation qu’il avait rassemblée pour ses Cahiers de l’Herne.Je me devais aussi de rendre hommage à l’obstination de l’auteur dont l’opinion n’a pas varié, comme il se plaît à le rappeler dans la Postface inédite à cette réédition de son Céline entre haines et passion. Dans notre pays où la notoriété d’un intellectuel se juge au nombre de ses reniements et volte-face, s’accroît des erreurs passées, confessées, sans que jamais vienne à l’esprit du public le soupçon qu’une succession d’erreurs n’est pas une voie de vérité, il est reposant d’avoir affaire à un entêté, digne en cela de l’écrivain qu’il s’est attaché à dépeindre.Philippe Alméras me plaît encore quand il raconte De Gaulle à Londres (Éditions Dualpha) à partir des archives de guerre du Foreign Office; quand l’éditeur qui lui a commandé Vichy-Londres-Paris, «l’itinéraire obligé», y renonce après consultation d’un des barons de la Ve République («C’est ça, mais…»). En un mot, le confort intellectuel n’est pas sa tasse de thé.Enfin, Philippe Alméras m’est sympathique par le nombre et la variété de ses ennemis : un homme qui a réussi à se mettre tant de monde à dos ne peut pas être foncièrement mauvais. Les affligeants procédés dont on a usé à son encontre défient l’imagination la plus paranoïaque : interdiction par voie de justice des Lettres des années noires (Berg International) de Céline qu’il avait pris la peine de rechercher et de commenter, empruntées ensuite pour publication dans la Pléiade, assorties de commentaires déplaisants à l’encontre de leur inventeur; envoi à toutes les universités américaines – le Professeur Alméras enseignant alors à l’Université de Boulder, Colorado – d’un libelle imité de la lettre À l’agité du bocal le mettant en scène; diffusion de la rumeur selon laquelle il serait un petit-fils caché du maréchal Pétain, qui glaça les Alliances françaises et incita plusieurs universités à le désinviter; cambriolage avec effraction par des huissiers de son domicile parisien, suite à un procès en diffamation qu’on lui fit et dont il ne savait rien étant aux Amériques… Le Professeur Alméras rit et se rit de tout cela.Trêve d’hilarité, passons aux choses sérieuses. Nous avons interrogé notre auteur qui s’est bien complaisamment prêté au jeu. Une ultime précision : ayant en horreur les notes, nous n’en avons commis aucune; si certaines allusions demeurent obscures au lecteur, notre but sera atteint : on attend de lui qu’il achète l’ouvrage de Philippe Alméras.
Pierre Chalmin
*
Pierre Chalmin – Professeur, pouvez-vous rappeler au lecteur quand et comment vous en vîntes, un des tout premiers, à vous intéresser à Céline ?Philippe Alméras – Parce que désirant devenir professeur pour la rente de douze mille dollars que cela représentait aux États-Unis dans les années soixante, il me fallait un Ph.D. (doctorat américain). Et proposer trois sujets de thèse. Les deux premiers ayant été refusés il me restait une dernière carte : Céline, «le passage du roman aux pamphlets». Cela s’était fait en un an et je pensais donc me tirer rapidement de la rédaction de mon travail. La conscience professionnelle et le dépit d’être contredit ont changé la donne. Quarante ans plus tard nous voici encore sur le sujet. Les documents auxquels Dominique de Roux m’avait donné accès avaient bouleversé le sujet car j’avais découvert que Céline (celui des trois sujets que je connaissais le moins) ne s’était pas improvisé une idéologie en un an. Bagatelles pour un massacre venait de loin. Lui-même le disait en parlant par exemple de L’Église (1927).Céline entre haines et passion, pourquoi les haines plurielles et la passion singulière ?– Les titres sont le privilège des éditeurs. Chez Robert Laffont on voulait de la haine. J’ai ajouté la passion. Les haines sont multiples, la passion unique. – Votre titre est à double entente : l’homme et l’œuvre continuent de susciter haines et passion chez nos contemporains; comment les analysez-vous ?– Comme je vous l’ai dit : je ne pensais pas aux lecteurs mais à lui. À ma connaissance, tous les lecteurs et commentateurs ont une passion pour lui sauf moi qui suis censé être animé à son égard d’une «haineuse passion». Eux l’adorent sans condition. Quitte à l’exorciser souvent. J’ai très peu vu pendant ce cinquantenaire célinien se manifester aucune des haines d’autrefois, ni les imputations de folie, ni celle de démission. Il m’a même semblé que ma version non approuvée et non expurgée de sa vie était enfin admise : le Céline que tout le monde admirait était bien le Céline total, complet que j’ai présenté dans la biographie qu’on vient de rééditer. On m’a dit que Klarsfeld lui-même, celui qui a voulu interdire toute célébration de Céline, était un admirateur aussi ardent que son ami Godard de Céline…– Jean-Paul Louis, célinien chevronné, a pourtant constaté : «2011 est pour les études céliniennes à la fois une chance et une terrible régression. Les discours obtus et réactionnaires d’il y a une vingtaine d’années et davantage remontent pour alimenter une improbable opération de purification nécrophage : le tombereau de stupidités, en tous sens, que nous avons lues et entendues en ce premier semestre 2011 dépasse l’entendement.»– Jean-Paul Louis ne peut qu’avoir raison : tout ce qui s’imprime sur Céline hors de Tusson (Charente) est bon à mettre à la poubelle. Heureusement quatre cents céliniens (de gauche si j’interprète correctement votre citation) ont gardé le sens de la typographie exacte et d’une appréciation mesurée au millimètre de l’immense écrivain. Ils sont une poignée à savoir ce qu’il convient de penser de lui, de sa vie et de ses œuvres. Le savoir diacritique permet de montrer sans montrer (déclarations de Céline sur les mitrailleuses de Hitler à Moabit avant-guerre : «la chose à faire») et dire sans dire car le texte qu’il ne censure pas est rendu opaque. Pour la Pléiade Correspondance, je me permets cependant un petit reproche. Mes Lettres des années noires interdites par voie de justice y sont reprises et utilisées sans façon – à l’exception de celle du 15 juin 1942 qui vaut pourtant le détour et qui a gardé toute sa virulence dans la mesure où Céline qui écrit au moment de l’imposition de l’étoile jaune se projette cinquante ans en avant pour décrire la France pas mal bigarrée que nous connaissons. Pourquoi cette suppression ? On me dit que c’est parce que c’est une anthologie. Mais justement : la lettre est un chef-d’œuvre stylistique. Allez voir, lisez.Obéissant à l’injonction du Professeur A., c’est ce que nous fîmes. Le lecteur trouvera infra le texte des deux lettres invoquées, la première «sur les mitrailleuses de Hitler à Moabit», lettre de Céline du 26 octobre 1937 à sa secrétaire Marie Canavaggia qui lui reprochait sa virulence; la seconde, celle du 15 juin 1942, adressée à Henri Poulain de Je suis partout.– Peut-on imaginer, au rebours de votre thèse et en dépit du savoir diacritique, que l’antisémitisme de Céline, dont les origines n’ont rien de bien original, répond aussi de sa part à un calcul, une quête de notoriété à tout prix et de succès commercial ? L’échec de Mort à crédit lui ayant été une terrible désillusion, il aurait alors recherché le plus grand nombre de lecteurs en enfourchant un vieux dada démagogique ?– Les racines de son racisme biologique ne sont pas aussi banales que vous semblez le penser. Au moins de son temps, puisque nous avons vu émerger de la guerre un pays bâti sur des critères strictement biologiques que les Nations Unies et le monde entier ont porté sur les fonts baptismaux et auquel ils garantissent toutes sortes d’exceptions au Droit des gens. L’antisémitisme de Céline, secondaire à son racisme, était effectivement bien plus porteur. Les fortes ventes des pamphlets l’ont encouragé dans sa voie mais sa diffusion encourage tout écrivain sauf l’élite que vous signalez, la poignée de gens qui savent que la prostitution littéraire commence au quatre-cent-unième exemplaire vendu. Je ne crois cependant pas qu’il faille voir dans les pamphlets uniquement le souci de grossir ses réserves d’or, le trésor de guerre. Et Mort à crédit n’a pas été l’échec que vous semblez poser – au témoignage de Gide qui affirmait qu’on voyait le livre partout. La claque reçue par le second roman a porté sur la grossièreté de l’auteur. Trop de scatologie dit Élie Faure et Descaves et Daudet se défilent. J’explique une grande part de Céline par l’orgueil. – Que penser alors de l’intelligence politique de Céline ?– Elle est aiguë et nulle. Il «voit des choses». Surtout dans le sens des catastrophes, mais distingue mal les données et les enjeux. Et il a eu tellement raison en annonçant la défaite de l’an quarante, qu’il s’est rendu incapable de voir la suite. Après Stalingrad, si la volonté épuratrice se calme considérablement, il croit toujours à une lutte des races. Or c’est l’obsession raciale qui perd Hitler. Il s’aliène les Ukrainiens et autres peuples subjugués par les Soviets en les traitant en sous-hommes. Qu’importe d’ailleurs, victoire ou défaite (il croit à l’une en annonçant l’autre), il ne peut qu’avoir raison : «Ils ont gagné».– Que vous inspirent les céliniens ?– Beaucoup de bons et de beaux sentiments. Surtout ceux qui ont sacrifié leur carrière à leur passion pour Céline. Il faut saluer leur courage. J’ai assisté cet hiver à un colloque à Beaubourg organisé par la Société des Études Céliniennes que Dauphin, Godard et moi avons fondée en 1975 et à un autre, plus universitaire, dans mon quartier. Quel progrès ! J’ai été à chaque fois ému par la richesse des apports et surtout par les jugements intrépides prononcés par chacun : «condamnable, sulfureux, criminel», disaient-ils, et ainsi de suite. Vous me direz que Céline faisait les frais de ces exorcismes mais il faut avouer qu’il ne l’avait pas volé. L’un des intervenants de Beaubourg confessait que lui, lecteur inlassable, n’avait pas réussi – en s’y reprenant à plusieurs fois et malgré tous ses efforts –, à terminer l’un des trois pamphlets. Sa punition l’attend bientôt quand il sera choisi pour être l’un des annotateurs de la Pléiade Pamphlets.– Que pensez-vous de la récurrente alternative qu’on prétend imposer : Céline génie ou salaud, génial mais salaud, etc. ? Ce critère moral vous paraît-il pertinent ? Ne peut-on convenir avec Giovanni Raboni (1932-2004), poète et traducteur de Proust, qui rapproche Pound de Céline, que : «Une grande poésie, un grand roman, une grande tragédie, bref un grand texte littéraire qui ne contient pas, en plus et à l’intérieur de la beauté de l’écriture, un noyau de grandeur éthique, un principe actif de vérité […], c’est une contradiction dans les termes…»– Si ce n’était trop d’honneur à me faire, je crois avoir le premier prononcé le terme de salaud au micro de Pierre Assouline. Je m’en souviens car aussitôt je me mordais les lèvres : qui étais-je pour juger ? Je sortais de la rédaction du chapitre sur l’Occupation et j’étais encore scandalisé par le manque de compassion du bon docteur pour les persécutés. Ce qu’il avait ri, écrit-il à Me Naud, en suivant les alarmes de Colette dont le mari avait été enlevé en décembre 41 avec les mille notables juifs. Vous me direz que ces rires s’expliquaient par le fait qu’il n’avait jamais vu autant de Juifs à Paris et qu’il était persuadé qu’il ne pouvait rien leur arriver, mais tout de même !Je ne crois pas qu’il faille chercher chez lui le noyau de grandeur éthique ni le principe de vérité si celui-ci n’est pas le devoir de croître et de survivre à ses adversaires. Alors il est un maître. Et un maître qui rit !– À vous lire, on devrait donc convenir que la passion de Céline fut celle du racisme, dès 1927 ? Sa seule passion et sa seule raison d'écrire, puisque vous lisez partout cette obsession ? Que penser de sa thèse de médecine sur Semmelweis qui était juif; elle date de 1924 ? Vos interprétations me paraissent discutables : si par exemple Céline n'est pas «du même monde» qu'Élie Faure, comme il le lui écrit, c'est qu'il n'est pas un grand bourgeois : il s'agit de classe pas de race. Vous récusez aussi systématiquement les témoignages à décharge – épisode Gen Paul à l'ambassade d'Allemagne, attesté par trois témoins; Champfleury; etc. –, même si je ne conteste pas les témoignages à charge que vous mettez en avant : Jünger n'a certainement rien inventé; Gen Paul a, sous l'Occupation, fichu plusieurs fois Céline hors de son atelier pour avoir proféré de ces appels au massacre proprement délirants… Aimez-vous Céline, Professeur ?– Je réponds par la fin : j’aime Céline quand il est aimable (J.-P. Sartre disait qu’on n’aimait que les gens aimables – au sens fort bien sûr). Il lui arrive d’être détestable et même méprisable hors littérature. Il ne faut pas confondre l’homme et le narrateur, sinon on tombe dans le sirop Godard. Céline n’était pas fou et il lui arrivait d’être méchant et de souhaiter le pire à ses ennemis. C’était un humain pratiquant la vieille langue. En 1927, il n’a pas encore de passion, mais il a des idées, par exemple concernant le rôle des Yudenzweck dans la politique internationale.L’amputation de l’acte III de L’Église dans son roman me paraît aussi significatif qu’une longue diatribe antisémite : Voyage est profilé pour le succès. Je suis prêt à parier qu’on trouvera plus fort que ce qui s’est révélé jusqu’ici. Manquent encore les correspondances avec divers intimes. Avez-vous lu l’apologie de Hitler passant les bistrots de Moabit à la mitrailleuse : «C’est ce qu’il faut faire» (1937, avant les Bagatelles, à Marie Canavaggia) ? Le dîner à l’ambassade, je veux bien… si vous le voulez. Je lui reproche de nous arriver sous la forme multiple de la légende. Et je tiens Benoist-Méchin qui est à l’origine de l’histoire, comme Rebatet, pour un témoin systématiquement inexact. « – Fais Hitler !» était destiné à marquer la gouaille et l’indépendance du personnage; la plaisanterie marque aussi l’intimité avec les visiteurs. Céline, vous le savez n’était pas Jacobin. Je vois plutôt le dîner en déjeuner et se passant à l’Ambassade de Brinon. Pure conjecture, naturellement. D’une façon générale, je ne juge pas. Je lis ce que je lis et je décris ce que j’ai lu. La morale n’a pas grand-chose à faire avec la pratique de la biographie. On veut savoir, on veut comprendre. J’ai cru comprendre que Céline s’était formé quelques convictions tout en se faisant écrivain. Est-ce si rare ? Ce qui m’a fait insister sur le thème c’est de ne pouvoir le faire accepter pendant quarante ans.
*
Il n’est que temps de donner à lire les deux lettres promises.Le Havre, 26 octobre 1937, lettre à Marie Canavaggia au sujet de Bagatelles pour un massacre«Je n’ai point dans ce livre d’autre force que d’être à l’ultime désagréable… à tous ceux auxquels je peux penser… que mon souvenir même effleure. Souvenez-vous ? Qui m’a défendu pour M. à Crédit ? Des tenants de la haute littérature ? Qui ? Ce fut n’est-ce pas l’hallali le plus lâche, le plus injuste, le plus écœurant… Alors je n’ai d’intention que du berger à la bergère… Je me fous cosmiquement d’être impartial ou même scrupuleux… Je suis en guerre contre tous. Comme tous furent solidaires pour essayer de me réduire à rien. Ceci est peut-être mesquin mais c’est solide et pondérable. Ce n’est pas du vent. Tous ces «Soyez noble… soyez au-dessus… ne vous mêlez pas de ces bassesses, etc…» sont des propos de juifs. Pour que nous prenions les coups de pied au cul avec le sourire et que nous crevions en souplesse.On nous travaille à la «noblesse d’attitude» - Eux se foutent pas mal de la noblesse d’attitude et ils sont Rois du monde. Je veux les égorger dans leurs mesquineries même. Ce livre est rédigé sous le signe du plus grand désagrément. Il n’est pas fait pour plaire, à personne -Lorsque Hitler a décidé de «purifier» Moabit, à Berlin (leur quartier de la Villette) il fit surgir dans les réunions habituelles, dans les bistrots, des équipes de mitrailleuses et par salves, indistinctement, tuer tous les occupants… mais il y avait parmi de parfaits innocents !... Il n’avait [sic] qu’à ne pas être là ! Ce ne sont pas des endroits pour les honnêtes gens ! Voici la bonne méthode.»Paris, 15 juin 1942, lettre à Henri Poulain de Je suis partout«La France hait d'instinct tout ce qui l’empêche de se livrer aux nègres. Elle les désire, elle les veut. Grand bien lui fasse ! qu’elle se donne ! par le Juif et le métis toute son histoire n’est au fond qu'une course vers Haïti. Quel ignoble chemin parcouru des Celtes à Zazou ! de Vercingétorix à Gunga Diouf. Tout y est ! Tout est là ! Le reste n’est que farce et discours. La France brûle de finir nègre, je la trouve fort à point, pourrie, croulante de métis. L’on me fait bien rigoler lorsque l'on m'annonce 5 ou 800 000 juifs en France ! La bonne plaisanterie ! Rien que Saint Louis, le bien nommé, en fit baptiser 800 000 d’un seul coup dans la Narbonnaise ! Pensez s’ils ont fait des petits ! Encore 50 ans, plus un seul Français qui ne soit métis de quelque chose en «ide», araboïde, arménoïde, bicoïde, polonoïde… Et «français» bien entendu cent mille fois plus que vous et moi. […]Si l

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08/09/2011 | Lien permanent

Entretien avec Nils Aucante

Crédits photographiques : Babu (Reuters).
Ce petit ensemble de questions et de réponses, mené par Nils Aucante, a paru sur le Web Journal de l'IUT de Journalisme de Cannes. La mode étant aux entretiens plus ou moins inintéressants, signe manifeste, au passage, que l'écriture paraît-il spécifique de la Toile est tout entière ou presque contaminée par le bavardage journalistique, voici un dialogue, qui certes n'a bien évidemment pas l'ampleur de ceux que j'ai pu mener avec MM. Hocquet, Alpozzo, Yanka et quelques autres encore.Il faut dire aussi que, absolument terrorisé à l'idée que la page qui m'est consacrée sur Wikipédia soit purement et simplement effacée, j'apporte à ma façon des éléments plus ou moins objectifs aux rédacteurs anonymes qui font et défont les gloires électroniques.Nils AucanteJ'ai lu la note intitulée Five little-known things about myself [note supprimée, NdJA], commençons donc par là. Votre enfance, votre venue au monde de la Littérature. Comment ça se passe ? Est-ce que vous êtes né dans les livres ou est-ce que vous y êtes arrivé par des chemins de traverse ? Est-ce que c'est la littérature qui vous pousse à voler, à casser des voitures, ou est-ce que c'est l'inverse ?Juan AsensioVous ne commencez franchement pas par la note la plus intéressante de mon blog ! Il ne s’agissait là que d’un petit amusement mais enfin, allons-y… Non, je ne suis pas né dans les livres mais, je crois, me suis lentement formé, durant neuf mois, dans le ventre d’une femme, ma mère, dont le père, un ouvrier qui travaillait comme un chien dans «los altos hornos» (les hauts-fourneaux) de Bilbao, une ville à son époque totalement sinistrée, avait coutume de lire, au moins une fois par an, le Don Quichotte du grand Cervantes. Apparemment, a dû s’opérer ce que les spécialistes appellent une forme d’atavisme : ma mère a conservé l’exemplaire de cet immense roman que possédait son père, mort d’épuisement avant ma naissance. C’est sans doute l’un des tout premiers livres que j’ai tenu entre les mains, sans même savoir de quoi il parlait, peut-être même sans savoir lire. Ayant toujours eu un tempérament violent je crois, surtout jeune puis adolescent, je volais des livres pour les lire bien sûr, et cassais des voitures par bêtise teintée d’une vague identification avec les arsouilles crânes de Jean Genet et de la littérature picaresque. Depuis que je me suis rendu compte que Genet était un truand faisant uniquement frémir les Assis du Flore, je me suis «rangé» des affaires comme on dit…Nils AucanteQuel rapport gardez-vous avec vos racines espagnoles, vos parents ? Charles Bukowski disait qu’on reconnaissait un bon écrivain au fait qu’il s’était éloigné de sa famille, et qu’il avait une quantité de problèmes… En général avec la police. C’est votre cas ?Juan AsensioMes parents et mes racines (pour être tout à fait exact, celles-ci sont basques espagnoles) sont deux choses différentes il me semble. J’aime les premiers, il s’agit là d’un présent, je n’ai de cesse de quêter, de mettre à jour, de déterrer en somme les secondes, ce serait plutôt, dans ce cas, un perpétuel avenir se confondant avec le passé, si la logique poétique m’autorise ce genre de pirouette temporelle. Charles Bukowski, un écrivain que je n’aime absolument pas, a dit bien des bêtises, aviné ou d’ailleurs… à jeun : selon ses critères stupides, je puis donc, sans doute, être considéré comme un mauvais écrivain puisque mes problèmes sont ceux de n’importe quel Français. Désolé de ne pas être quelque beau ténébreux immortalisé par Julien Gracq, même si celui-ci a créé un fantôme bavard plutôt qu’un vrai personnage romanesque en s’inspirant de la légende d’Amadis de Gaule !Nils AucanteJulien Gracq et, je vous cite, ses «livres vaporeux […] qui, stricto sensu, ne nous apprennent rien sur le cœur des ténèbres, comme le disait Conrad, de l’homme» : ils étaient cependant, par beaucoup, considérés comme les restes de la «vraie Littérature française». Il y a un an presque jour pour jour, sa mort a fait couler les dernières larmes de ceux-là. Quelques semaines plus tôt, Don Morrisson, journaliste au Time Magazine, avait publié «The Death of French Culture» (1). Vous qui disséquez «le cadavre de la Littérature», est-ce que vous pensez que cette mort a eu lieu il y a longtemps déjà ? Demeure-t-il quelques rescapés ?Juan AsensioÀ votre dernière question je réponds : oui, bien sûr, car, sans cela, m’acharner à nourrir Stalker, écrire même des ouvrages n’aurait plus aucun sens ! Quelques rares noms d’écrivains demeurent, en France : signalons Guy Dupré, Jean Védrines, Marcel Moreau, Gabriel Matzneff, quelques autres encore, que j’évoque sur mon blog. Mais, effectivement, si je tiens Julien Gracq pour un bon critique et un excellent styliste, c’est en revanche à mes yeux un romancier qui m’a toujours fait, passé le premier moment de ravissement, sombrer dans un ennui profond. Les cas de Michel Houellebecq et de Maurice G. Dantec sont quelque peu à part, puisqu’ils mélangent des qualités, réelles, d’écrivains, avec des dons de polémistes, voire de penseurs (avec Dantec, nous frisons hélas bien trop souvent le domaine du plus pur grotesque) analysant les destinées délétères d’une civilisation, la nôtre, paraissant à bout de souffle, de force et d’âme.Difficile me paraît, en revanche, le fait de dater, de façon, en somme, clinique, la mort de la littérature française. Il me semble toutefois évident d’affirmer qu’une cassure s’est produite entre la Première et la Seconde guerre mondiale : un écrivain aussi magnifique que Georges Bernanos, qui mourut en 1948, fut, remarquez-le, un auteur dont le premier roman, Sous le soleil de Satan, est né des boues puantes de la Grande Guerre, comme si, en fait, pour rejoindre une idée que développe Guy Dupré, tout s’était joué, en matière de littérature française, non seulement à partir des conséquences du Premier conflit mondial mais en amont de ce dernier, dès la fin du XIXe siècle puis au tout début du XXe, avec l’Affaire Dreyfus (qui, toujours selon Guy Dupré, épuisa la France). Cette réponse à une question aussi difficile que passionnante, j’en ai bien conscience, est fort sommaire et mériterait, à elle seule, de longs développements.Je me suis beaucoup amusé en constatant que l’article que vous citez, plutôt approximatif dans ses affirmations, avait déchaîné l’ire de nos petits journalistes germanopratins, qui ne sont jamais en reste lorsqu’il s’agit de décrier, chez leurs confrères d’outre-Atlantique, des défauts qu’ils illustrent avec une constance et une conviction remarquables dans les colonnes des principaux (je reste dans l’euphémisme) quotidiens de l’Hexagone : imprécision, amateurisme, informations non recoupées, bidonnages manifestes, renvois constants et éhontés d’ascenseurs, ce que j’ai surnommé «l’entreléchage», etc. Quoi qu’il en soit, Don Morrisson a bien évidemment raison quant à la justesse de son constat pas même pessimiste, à mon sens en dessous de notre triste réalité, de la pathétique réalité des lettres françaises. Avant que l’on ne m’accuse de pessimisme, de réaction ou je ne sais quoi, disons, des «injures» classiques qui remplacent les arguments, je précise immédiatement que je ne partage absolument pas l’enthousiasme de certains lecteurs français (surtout : éminemment parisiens) pour des auteurs anglo-saxons, à mon sens surestimés, tels que Brian Evenson, William H. Gass, Thomas Pynchon, Don DeLillo ou encore William T. Vollmann. Je me dois d’être parfaitement clair : le plus mauvais des livres d’un Vollmann vaut bien quelques bouquins d’Amélie Nothomb, Florian Zeller, Chloé Delhaume et Christine Angot réunis. Reste qu’eux-mêmes sont des nains, prolifiques (pour certains) et doués (pour tous) si l’on veut mais des nains quand même, si on évoque le nom d’un écrivain au moins aussi avare que Pynchon en confidences et beaucoup plus intéressant que lui, récemment sorti de l’ombre par la magie frelatée de l’adaptation cinématographique de quelques-unes de ses œuvres. Peut-on ainsi comparer les auteurs que j’ai cités avec le plus grand des écrivains d’Amérique du Nord encore vivant, Cormac McCarthy, un auteur qui, pour dire les choses simplement, ne se contente pas de jouer jusqu’à la nausée avec les signifiants et les signes mais propose, comme tout véritable grand romancier d’ailleurs, en digne héritier de Melville et de Faulkner, une vision métaphysique, voire religieuse, de nos existences ?Je pourrais établir le même constat en mettant en balance, d’un côté, les ridicules bouquins d’un Le Clézio, d’un Sollers, d’un Meyronnis et de tant d’autres face à des auteurs sud-américains tels que Roberto Bolaño, auteur du génial 2666 , ou encore Ernesto Sábato, romancier n’ayant écrit que trois romans.Nils AucanteJe parlais il y a quelques semaines avec Frédéric Ferney, journaliste qui se veut critique littéraire, de la politique en Littérature. Il soutenait dur comme fer qu’Aragon était un auteur de droite, en m’en récitant quelques lignes il me disait « Un auteur de gauche ne peut pas écrire des choses comme ça !». J’ai quelques doutes à ce sujet. Il en est venu à la conclusion suivante « On peut être de gauche et aimer des écrivains de droite et inversement». Les auteurs que vous prenez plaisir à disséquer sont classés (à juste titre ou non d’ailleurs) de droite, d’extrême droite ou royalistes pour la plupart (je parle des auteurs français). Est-ce que vous aimez plutôt les auteurs de votre bord politique (si vous en avez un) où est-ce que vous allez dénicher vos bijoux littéraires chez l’ennemi ? Juan AsensioFrédéric Ferney n’a rien inventé : c’est un vieux poncif littéraire que de penser que le beau style est de droite plutôt que de gauche même si, depuis l’époque où Albert Thibaudet (2) exerçait ses talents de critique, les choses ont quelque peu changé, c’est le moins que l’on puisse dire en constatant que le petit monde des lettres parisiennes, du moins celui qui a ses entrées et relais dans la presse, est tout entier ou presque de gauche, et cela, comme il se doit, sans éprouver le moindre complexe ! Ces classifications, à l’origine purement spatiales je vous le rappelle, sont toutefois diablement réductrices car, voyez-vous, nous sommes toujours à gauche (ou à droite) de quelqu’un ! Deux exemples illustrent mon propos : André Gide, un écrivain que nous pourrions classer, avec toutes les précautions d’usage, à gauche, a été, dans son écriture, l’un des plus fervents conservateurs des formes (surtout romanesques) qu’il a reçues de ses prédécesseurs alors que Paul Valéry, plutôt de droite, n’a cessé d’être une espèce aussi bizarre qu’intellectuelle de révolutionnaire (certes de salon) ! J’aime les auteurs qui sont incapables de borner leur regard à la contemplation de leur nombril, autrement dit, comme l’écrivait Paul Gadenne, les auteurs qui scrutent l’horizon et admettent que la description de l’homme a plus d’intérêt si celle-ci lui suppose une dimension verticale plutôt qu’horizontale : si c’est cela, pour un auteur, être de droite alors, oui, je n’ai aucun mal et encore moins de honte à affirmer que je fais mes délices d’auteurs de droite, quitte à choquer les imbéciles avec ce gros mot, presque équivalent, dans leur esprit étriqué, à celui de réactionnaire. Je suppose que, en flanquant la littérature d’une majuscule, vous placez vous aussi cette dernière à une certaine hauteur et n’admettez pas qu’elle soit réduite, par quelques petits nabots sollersiens, à un vague jeu de mécano n’est-ce pas ?Nils AucanteJe flanque une majuscule au mot littérature car je ne peux la concevoir sans, comme je ne peux concevoir l’art en bas de casse. J’exècre comme vous ces «petits nabots». Cependant, je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous en ce qui concerne Sollers. Autant ses romans ne me font pas ressentir le moindre miasme de quelque plaisir que ce soit, autant je le trouve pertinent lorsqu’il se fait «journaliste». Je considère par exemple que certains de ses articles parus dans La guerre du goût ou dans son Éloge de l’infini sont extrêmement intéressants et bien écrits. Alors oui ses romans se résument à un jus pas très clair de Bataille pressé et de Proust en rondelles, mais je le considère tout de même comme un homme de lettres. Homme de lettres, il est vrai trop attaché à ses bouteilles de vin millésimé pour se séparer de ses fidèles lectrices genre Nouvel Obs. Vous avez, avec votre blog, fait un choix bien différent du sien. Vous avez fait le choix (je me trompe peut-être) de ne rien gagner d’une grande partie de votre travail. Comment faites-vous pour survivre ? Les livres coûtent cher : j’imagine toutefois que vous avez changé et que, désormais, vous ne les volez plus? Juan AsensioJeune, j’ai beaucoup lu les livres, justement volés, de Sollers. Puis, ayant découvert assez tôt des auteurs comme Kafka, Dostoïevski, Faulkner ou encore Conrad et Bernanos, d’un seul coup (l’image est juste), je n’ai plus lu, et ce durant des années, une seule ligne écrite par Philippe Sollers. Vous défendez ses textes critiques : relisez donc sa creuse et inutile Théorie des exceptions… Ne souhaitant point répéter en quelques lignes ce que j’ai développé en plusieurs textes, je renvoie vos lecteurs à mes textes contre Philippe Sollers, que j’ai surnommé le «meilleur de nos plus mauvais écrivains», vous m’accorderez que c’est là tout de même lui accorder un certain crédit.Les livres coûtent cher oui, mais je dépense sans compter dans ce domaine : parfois, je m’offre même le luxe d’une petite folie, dénichant, à prix d’or, un vieil exemplaire original d’un traité de démonologie. Très rarement tout de même, je vous rassure (ou vous inquiète), puisqu’il n’est pas étonnant que les prix atteignent, avec ce type d’ouvrage, plusieurs milliers d’euros. La somme vous semblera peut-être colossale. Elle l’est après tout mais puisque je l’ai gagnée, je ne vois pas bien quel tartuffe adepte de communisme intégral comme on l’est de nudisme pourrait m’en faire le reproche. Vous avez raison de préciser que mon blog ne me rapporte pas un centime d’euro. Les seuls avantages matériels que j’en retire sont les ouvrages que je reçois, à condition que j’en fasse la demande, par le service de presse de presque toutes les maisons d’édition , qui heureusement commencent à comprendre que la critique littéraire de qualité a trouvé son nouveau lieu d’élection sur la Toile . De toute façon, ayant posé l’équation de toutes les façons possibles, je ne trouve point de solution à ce dilemme qui s’est posé à toute personne à peu près libre : accomplir une tâche purement alimentaire, ce qui est mon cas, et jouir ainsi d’une liberté de ton totale dans une tâche annexe (et bien sûr essentielle, vitale à mes yeux) ou travailler dans un des domaines (disons, le professorat, la presse papier ou l’édition) où je pourrais exercer mes compétences mais où je devrais, prudemment, fermer ma gueule.Nils AucanteMais alors, pardonnez mon indiscrétion, comment le gagnez-vous cet argent ? Et quel rapport vous avez avec celui-ci ? C’est quoi votre train de vie Juan Asensio ? Plutôt Walden et la vie dans les bois ou côtoyez-vous certains cercles littéraires et autres soirées parisiennes ? Vous ne faites pas partie de ceux-là ? Rassurez-moi !Juan AsensioJe vous rassure, non, je ne fais partie d’aucun de ces raouts journalo-mondains, si typiquement parisiens, qui décident des livres qui marcheront et de ceux qui ne marcheront pas, comme disent ces paons… Mon rapport à l’argent est ou devrait être celui de toute personne normalement constituée : sans lui, on vit, plus sûrement que dans les bois, sous un pont ou dans la rue, ce qui, après tout, dans certains cas seulement, est ou peut être un choix ; avec lui, on peut tenter de vivre décemment sans vouloir à tout prix en gagner davantage. J’ai travaillé près de huit années dans une société de Bourse, pour l’analyse financière et la vente Actions, en tant que secrétaire de rédaction (le terme exact était : responsable de la qualité rédactionnelle ; le terme s’approchant le plus de la vérité était : nègre) dépendant d’une grande banque : c’est d’ailleurs depuis le lieu même de mon travail que j’ai rédigé l’essentiel des notes composant Stalker.Mon train de vie ? Que voulez-vous qu’il soit puisque je ne traîne dans aucune coterie ? Il est donc modeste, sauf dépense somptuaire exceptionnelle par essence, que je m’accorde une fois tous les trente ans et que je ne dois qu’à mes seuls efforts ! Pas de quoi rivaliser, vous le voyez, avec les fastes d’un Bernard-Henri Lévy, ceux d’un Philippe Sollers ou même de celui que Michel Houellebecq a surnommé son ténia personnel, Pierre Assouline

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25/04/2009 | Lien permanent

La critique littéraire s'est-elle réfugiée sur Internet ?

Crédits photographiques : Steve Crisp (Reuters).
RappelLa Zone dans la Zone (ou pensées diverses sur la Toile et la condition peu enviable, voire franchement érémitique, de blogueur).«La maladie littéraire et d’art, comme on dit, est très commune de nos jours… Mais peut-être en aucune époque, j’ose le dire, la phrase et la couleur, le mensonge de la parole littéraire n’ont à tel point prédominé sur le fond et sur le vrai comme en ces années. Le règne de la plume a succédé, à la lettre, au règne de l’épée.»Sainte-Beuve, Port-Royal (Renduel, Paris, 1842, vol. II), p. 42.«Ces survivants, soustraits à toute descendance, ont des physionomies solitaires : leur inutilité est majestueuse, la sagesse qu’ils n’ont peut-être pas, et qu’ils ne veulent certainement pas transmettre, nous regarde en silence comme tout souvenir qui accepte d’être détruit.»Roberto Calasso, La ruine de Kasch (Gallimard, coll. Folio, 2005), p. 158.En guise d'introduction à cette note, je me permets de vous conseiller la lecture de ce vieux texte paru en 2005, puisque, comme toutes les années, nous naviguons une fois de plus (certains s'y empêtrent, d'autres y coulent) dans la Mer des Sargasses de la rentrée littéraire : Robinson ou les limbes de la littérature.La question posée en titre de cette note est purement oratoire puisque, à simplement considérer le travail que des blogueurs tels que Jean-Baptiste Morizot, Jean-Louis Kuffer ou le regretté Dominique Autié et quelques autres qui m'en voudront horriblement de ne point être cités dans cette liste minuscule donc élitiste, je dois répondre, tout simplement : oui, la critique littéraire, quelles que soient du reste les opinions émises par ces quelques rédacteurs que j'ai nommés et d'autres dont le travail est parfois intéressant (1), est aujourd'hui beaucoup plus sérieuse, admirative, parfois admirable, documentée, partiale selon l'exigence de Baudelaire, écrite en un mot qu'elle ne l'est, depuis combien d'années déjà, dans les quotidiens, les hebdomadaires et même les revues spécialisées.J'avoue ne presque plus lire, et encore d'une seule paupière tombante, les pages dites critiques voire littéraires du Figaro, du Monde, de L'express, du Point, du Nouvel Observateur, des revues spécialisées également comme Le Magazine littéraire, La Revue littéraire de Léo Scheer, dont le dernier numéro [cette note a été publiée en septembre 2008] est d'une telle richesse critique que nous y trouvons les platitudes absolues délivrées comme des oracles par Catherine Millet ou Josyane Savigneau ou encore Europe, même si cette dernière, dont les dossiers sont bien souvent remarquables, surpasse très facilement ses concurrentes. Et que dire des revues dites culturelles (autant dire que l'on y trouve tout, puisque, selon l'axiome des Modernes, tout est culture, même un livre d'Angot), aussi branchées que ridiculement superficielles que sont Transfuge, Chronic'art, Technikart et leurs petits clones permanentés comme les revues Inculte ?Examinons le cas du Point par exemple : comment accorder quelque soupçon de crédit intellectuel à sa récente interview pirate (numéro du 4 septembre 2008, pp. 90-91) aussi imaginaire que profondément stupide, avec Michel Houellebecq ? Tout y pue la malhonnêteté la plus indigne, la sottise, la paresse, la vengeance à deux francs six sous, le règlement de compte minable, en un mot, la vulgarité, qualité qui semble décidément l'une des marques de Christophe Ono-Dit-Biot qui, il est vrai, saluant le mauvais bouquin (qualifié de «livre donut» par notre pitre verbeux) de Yasmina Reza sur Nicolas Sarkozy dont on nous encombra les oreilles et la vue (peut-être même le nez), explora quelque trou noir intellectuel qui, c'est au moins la qualité des trous noirs véritables, le dévora. Une descente de tel ou tel livre (ou bien de tous !) de l'auteur, Houellebecq ou un autre, je ne suis pas contre : mais, alors, mes chers plumitifs, de grâce, tentez d'écrire ce que vous ne savez pas écrire et n'avez même pas envie d'écrire, c'est-à-dire une critique argumentée, écrite, imparable, brillante, partiale, colérique, même haineuse («La Haine est une fière muse, quand on l’a vraiment dans le cœur» déclarait, à propos de Victor Hugo, Barbey d'Aurevilly dans Le Constitutionnel du 12 mars 1877), qu'importe donc qu'elle soit, même, de mauvaise foi si elle ose énoncer une vérité, rien qu'une, voilà qui aurait infiniment plus d'allure que ces propos extraits comme il se doit de leur contexte et assemblés à la va-vite, selon une habitude chère aux cacographes comme Pierre Assouline.Aujourd'hui, et ce mouvement me semble s'accélérer, la compétence, la culture, la curiosité, l'amour du travail bien fait, la passion, l'admiration (celle qui fit écrire ces mots à Sainte-Beuve dans ses Causeries du lundi : «Fournir matière et jour à l’admiration, voilà la tâche en elle-même; et quelle autre est plus enviable et plus belle ?»), la colère, la partialité, la haine, l'hermétisme, au contraire la volonté d'être pédagogue, l'ironie, la mauvaise foi que nous sommes en droit de demander, en guise d'obole, à celle ou celui qui se prétend critique littéraire, sont des qualités qui ont trouvé refuge, mais disséminées, jamais présentes cependant dans leur totalité (car celle ou celui dont le talent amalgamerait ces caractéristiques serait, littéralement, un monstre), sur la Toile.Un autre cas, à vrai dire, strictement le même, est constitué par les journalistes qui, comme Pierre Assouline, officient sur un blog. Je ne m'attarde point sur Assouline, une simple recherche sur mon blog permettant de découvrir nombre d'occurrences concernant l'un des plus mauvais blogueurs de la Toile, pour la principale et évidente raison qu'il ne fait qu'appliquer à un support électronique ses petites techniques de gratte-papier obsédé par la couleur brune et les bruits de bottes. Lire Assouline derrière son écran, c'est donc lire une mauvaise critique parue dans la presse qui aurait été simplement transposée sur un autre support, les fautes innombrables, la mise en page aléatoire et l'illusion de l'échange et de la réciprocité en sus, puisque notre maljournaliste ne répond qu'à un commentaire sur mille. C'est son droit le plus strict du reste mais alors, à quoi bon ouvrir les commentaires si ce n'est pour y répondre aux uns et aux autres, en prenant du temps, en réfléchissant à ce que l'on va écrire ? Pierre Assouline, ayez donc le courage d'affirmer, comme je le fais dans la Zone, que vous vous moquez comme d'une guigne des avis de vos lecteurs s'ils ne sont que des avis, ces pauvres papiers sales qu'un souffle de vent décolle du trottoir et recolle, quelques mètres plus loin, sur une flache malodorante, voire quelque monticule canin encore plus nauséabond. Ayez, comme je l'ai fait à maintes reprises, le courage de publier sur votre propre blog des textes intelligents, dont vous ne partagez pourtant absolument pas les vues. Avouez-nous, enfin, que la colonie de parasites s'alimentant (difficilement) de vos articles n'a qu'une seule raison : ce sont des lecteurs potentiels des publicités affligeant votre République bananière.Il est vrai que Pierre Assouline n'est plus à une incohérence près puisque, non content de mépriser ses lecteurs, il publie, sans vergogne, leurs commentaires ! J'ai déjà dénoncé ce procédé scandaleux, de la part d'un prétendu auteur comme de son prétendu éditeur.Je reviens au titre de cette note, pardonnez-moi : la simple évocation de Pierre Assouline, à mon sens l'un des plus mauvais lecteurs ayant pignon sur réseau et presse, a le don de me mettre en colère. Même son collègue Didier Jacob, qui ne se privait pourtant pas d'écrire, naguère, tout le bien qu'il pensait du livre aussi inutile que sot d'Assouline, même Didier Jacob qui lui, tout de même, a recueilli pour les éditions Héloïse d'Ormesson ses chroniques électroniques pour constituer un livre qui se lit sans déplaisir, entre l'orangeade et la pâtisserie, même Didier Jacob qui, donc, dans ce type de publication, n'a rien inventé, a infiniment plus d'allure, lorsqu'il écrit, qu'Assouline ! Je sais, je sais : prétendant ne point parler d'Assouline, j'en parle encore ! La peste soit de ce fantôme bavard !Afin d'illustrer notre problématique, nul ne m'en voudra d'évoquer, ici, mon propre travail critique, pourquoi pas en m'appuyant sur un livre récemment paru, La Route de Cormac McCarthy?Il s'agit donc, en premier lieu, pardonnez-moi d'évoquer cette coruscante banalité, de lire, ou plutôt, de savoir lire : non seulement de lire entièrement un livre, même si sa lecture vous arrache des larmes d'impatience (Les Fusils de Vollmann), mais de le voir, de le regarder attentivement comme s'il s'agissait d'un visage dont la complexion change infiniment suivant l'humeur qui est la vôtre, la lumière qui le baigne, le moment, du jour ou de votre vie, auquel vous le contemplez. Certes, au risque de choquer les imbéciles, savoir regarder, savoir lire donc est un don. Mais un don n'est rien sans travail.Lisant La Route avec soin, stylo à la main, le relisant, il m'a fallu me plonger dans les milliers de pages électroniques où j'ai amassé la substance de lectures innombrables. Non seulement relire les notes prises sur (tous) les romans de McCarthy mais aussi toutes celles qui pourraient m'aider dans mon labeur (2) : la lecture est une herméneutique, nouvelle banalité sidérante bien sûr, mais l'herméneutique n'est à mes yeux rien de plus qu'un outil. Un outil pour forer. Un outil pour creuser un tunnel qui me permettra de tenter de descendre dans le labyrinthe du roman, afin d'y dénicher quelque veine d'or, quelque passage me conduisant vers de nouvelles profondeurs, qui sait, même, un couloir ténébreux me menant vers le monstre du romanesque comme le nomme José Bergamín. J'ai tenté cet effort dans un texte consacré à Ernesto Sábato : j'y affirme que ses romans sont riches de choses insoupçonnées, qui paraissent ne pas avoir de nom, peut-être même sont-elles ignorées par l'auteur lui-même. Tout grand roman découvre une strate très profonde où le langage, enfin !, en s'autonomisant, en se consumant, finit par se dévorer lui-même et renaître, selon un mouvement que j'ai développé dans Maudit soit Andreas Werckmeister ! : de cette plongée dans les profondeurs de l'écriture, de cette dévoration naît la douloureuse évidence que l'art rend au monde le service de le découvrir, à tous les sens de ce verbe. Un grand roman, non pas celui de Mathias Énard, qui n'est intéressant que si on le compare à la nullité sidérante des romans de cette rentrée (à quelques exceptions près que j'ai saluées et saluerai dans la Zone), mais ceux de Faulkner, de Conrad, de Melville, de Canetti, de Musil, de Proust, de Joyce, de Dostoïevski ou de Broch nous révèlent une réalité cachée, intimement nichée au dernier recès du monde, qui n'est point extérieur à la parole mais sa caisse de résonance et comme sa chair intime. Je me permets de citer quelque magnifique extrait de L'Arche de la parole de Jean-Louis Chrétien (3) : «Le monde lui-même est lourd de parole, il appelle la parole et notre parole en réponse, et il n'appelle qu'en répondant lui-même déjà à la Parole qui l'a créé. Comment serait-il étranger au verbe, lui qui ne subsiste, selon la foi, que par le Verbe ?» Une lecture est ainsi, à mon sens, la réalité fragile, supérieurement complexe, le don de vision, qui sont les plus éloignés de ce que des cacographes émérites comme Georges Molinié utilisent prétentieusement pour ridiculiser (non : pour se ridiculiser) les textes qu'ils commentent bêtement.Je ne commente pas, je déchiffre les signes. Je ne donne pas mon avis sur un livre, je montre qu'il vaut la peine d'être lu et commenté ou pas, j'affirme qu'il est un mauvais livre, un livre de mauvaise foi, un livre nul ou un bon livre, un livre qui ne se tient pas, qui n'a point de colonne vertébrale ou au contraire qui se dresse face à l'horizon. En un mot comme en mille et pour reprendre le vocabulaire de nos trissotins médiatiques, je fais un travail de prescription, j'endosse la tenue malcommode du prescripteur alors que les critiques littéraires, dans leur immense majorité, ne sont rien de plus que des «caudataires de l'édition» comme a raison de l'écrire Jean Bothorel (4) qui poursuit : «La critique qui devrait être le lieu où s'énoncent les hiérarchies, les repères, les jugements, n'est donc plus qu'une oraison laudative (sic), et elle a perdu son rôle majeur : la pédagogie des œuvres. Loin de contrarier le mouvement de déculturation, elle l'accompagne, le nourrit. Elle est, au sens premier, vulgaire, c'est-à-dire sans aucune valeur»Et, puisque toute lecture d'un (bon ? Pas seulement, même d'un mauvais livre selon Bolaño) roman est lecture de tous ceux qui ont été écrits avant lui (ici, un Borges ajouterait : et de tous ceux qui seront écrits après lui), l'office de vigie en quoi consiste le métier de critique est une plongée dans l'océan des livres, puis une remontée, afin de rapporter des hauts-fonds du nouveau. Je dis bien et répète : en rapporter du nouveau, et cela, quel que soit le livre ou, pour établir une distinction un peu sotte, qu'il s'agisse d'une œuvre classique ou moderne.Pratiquement, ces beaux énoncés signifient que, lisant La Route, je me dois de relire tel autre roman, qu'importe qu'il soit de McCarthy, si j'estime que le livre de McCarthy peut éclairer d'autres livres, qui à leur tour éclaireront celui de ce diable de Texan.Je fais remarquer que ma lecture de La Route n'est pas à proprement parler une lecture comparée comme celle-ci. Néanmoins, elle cite certains auteurs (Carl Sagan, Maurice G. Dantec), en tait d'autres (lesquels ? Ce sera peut-être l'objet d'une nouvelle note consacrée au roman de McCarthy), puisqu'une bonne critique se doit, comme un titre de livre, d'être suggestive voire : incantatoire. Une vraie critique doit être ce lanternarius qui guide, dans la nuit, les convives hésitants. C'est ce que je tentai de faire, modestement, amicalement, sincèrement, avec les romans de Maurice G. Dantec qui s'enfonce dans la plus consternante et ridicule facilité depuis quelques années.J'aurais pu également évoquer un exemple encore plus récent et, quant à notre sujet, absolument remarquable. Je veux parler du concert de louanges journalistiques (et même virtuelles, avec un pathétique texte de Christophe Claro sur le livre de son ami) qui a salué la parution de Zone de Mathias Énard. Lyonel Baum, sur cette page, a regroupé les principales critiques (y compris la mienne, lui ajoutant un significatif et parfaitement inutile adjectif signalant son probable effarement devant un texte qui ne salue pas le roman d'Énard : négatif) de journalistes parues sur ce roman salué comme un événement : faites bien attention mes chers lecteurs, nous allons, ou plutôt, vous allez jouer à un jeu fort plaisant. Essayez donc de trouver la moindre différence de fond, parfois, même, de vocabulaire, entre les papiers de MM. Pierre Assouline, Grégoire Leménager, Gilles Heuré ou Baptiste Liger. Il n'y en a aucune, ces sots se contentant de se lire les uns les autres et de répéter la même antienne, remplaçant Homère par Cendrars, Butor par Nietzsche.Dois-je penser dès lors, à l'instar de ce que notre cher Dominique Autié m'écrivait il y a quelques semaines (5), que «des signes récurrents nous sont donnés par l'ordre des journalistes de leur peur bleue devant notre simple présence sur la Toile : eux connaissent le poids des chiffres, eux savent ce que signifient deux mille visites par jour sur votre site (même si ce ne sont pas autant de lecteurs assidus à tout coup !)».Je n'en suis pas certain, la caste des journalistes, y compris celle qui, depuis quelques mois, parasite la Toile, se caractérisant en tout premier lieu par son extraordinaire incuriosité, manque de culture (pas seulement littéraire) et, aussi, mépris à l'égard des lecteurs et d'éventuels contradicteurs. Et puis, si les journalistes officient dans les lupanars d'une parole vendable, il n'y a rien de bien étonnant, dès lors, à constater qu'ils ont envahi la Toile, où la parole dévaluée, dévoyée, exerce sans faille son putanat matriciel.Notes(1) Le fait que je salue le travail de ces blogueurs, comme d'autres que je n'ai pas cités, ne m'a jamais empêché de pointer les faiblesses de certains de leurs travaux critiques. Antonio Werli, dont je ne partage pas franchement le goût immodéré pour un auteur tel que Pynchon, n'écrit ainsi pas grand-chose sur le très surestimé Zone de Mathias Énard, même s'il annonce dans ce texte une seconde partie de sa critique, que nous attendons avec impatience. Jean-Louis Kuffer nous bassine avec des notes plusieu

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Intégralité de l'entretien avec Serge Rivron

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Crédits photographiques : Jeff Roberts (The Birmingham News/AP).
«Dans l’âge de la publicité peut-on poursuivre une destinée littéraire sans intrigue ? Peut-on imposer la solitude comme honneur? Ou se fier à la valeur d’une œuvre est-il encore sage?».Pierre Jean Jouve cité par Guy Dupré dans Vieux Sphinx ignoré (Le Figaro, 1987), in Je dis nous (La Table Ronde, 2007), p. 321.La voix est chaleureuse, la mine superbe, le regard, noir, vous fouaille, signe d'une intelligence aussi souple qu'ironique qui ne s'est point départie d'une évidente sympathie, peut-être même d'une réelle délicatesse : je dîne avec Serge Rivron, sa femme et l'une de ses filles dans leur maison. Arrivé en retard à cause d'une méconnaissance assez manifeste des voies aussi rapides que mal indiquées sillonnant la région lyonnaise, je reviendrai chez moi avec tout autant de retard, l'alcool, quelques très bonnes bouteilles de vins rouge et blanc aux noms étranges, me servant assez peu curieusement de fil d'Ariane. Je lui fais part de mon enthousiasme sur son diable de roman, de quelques réserves également, lui me dit qu'il ne connaît pas l'ouvrage de Colosimo dont je lui avais recommandé la lecture mais que, bien sûr, il va s'empresser de se le procurer.Je songe à ce moment-là que la coïncidence que je pointai est d'autant plus troublante. D'autres noms me viennent à l'esprit, que je ne prononce pas : Calaferte, comme l'a remarqué l'un de ses préfaciers, le très sympathique Frédéric Houdaer recontré à Lyon, lors de la séance de signatures organisée par l'éditeur de Rivron, Houdaer qui d'ailleurs ajoute Bloy, avec raison, au nombre des influences perceptibles dans ce roman. D'autres que je n'ai pas encore mentionnés comme Rimbaud ou Houellebecq (nous le retrouverons lors de notre entretien), sous la plume duquel certaines des critiques que Rivron adresse à notre société refusant le miracle, par crasse ignorance, par bêtise, par trouille convulsive, par atrophie du sens spirituel, ne choqueraient pas. Il est vrai que ce roman aussi beau que violent risque de heurter quelques âmes chafouines qui, même lorsqu'elles auront leur nez dessus, n'aimeront pas sa dimension religieuse et feront comme Yves Bonnefoy, ce poète pour classe préparatoire qui a préfacé tel remarquable recueil de textes d'un auteur injustement oublié, Georges Duthuit, en s'efforçant de gommer ses aspérités essentielles, donc de le trahir. Elles n'auront qu'à se boucher le nez, ces âmes sans Dieu (croient-elles !) ou bien l'affubler de l'accessoire habituel qui nous permet de reconnaître, même à une bonne vingtaine de mètres du lieu où elles jonglent en grimaçant, les clowns.Rivron 1.JPGJuan AsensioSerge Rivron, vous avez écrit, avec La Chair, un bien beau roman, comme j’ai tenté de l’expliquer dans ma note. Avant de nous y enfoncer (j’assume cette métaphore), j’aimerais que vous répondiez à cette première question, banale il est vrai : comment est né ce texte? Je n’évoque pas encore les possibles influences littéraires mais seulement : des dates, un ordre de composition. Bref, j’aimerais que vous livriez quelques indices au passionné de critique génétique que je suis comme vous vous en doutez.Serge RivronJ'ai commencé à imaginer un livre ayant pour sujet la chair à l'époque où je finissais Crafouilli. Je dis «un livre», pas un roman, parce que je ne sais jamais d'avance quelle forme prendra un texte dont je rêve. En 1991 ou 92, j'avais écrit pour la revue Les provinciales un texte intitulé La corruption, qui sonnait comme le début d'une quête – et qu'on retrouve d'ailleurs presque tel que en ouverture de La Chair. L'idée m'a hanté de lui donner une longue suite, d'essayer de raconter le combat que se font en nous les aspirations sensuelles et les mystiques, de comprendre de quelle manière il était possible ou impossible de poursuivre à la fois la jouissance et le ravissement. De bouts de textes en ébauches, cette idée s'est faite chair : c'est-à-dire que la Chair s'en est imposée à la fois comme inéluctable vecteur, comme titre, et comme histoire. Les fragments que j'avais essaimés en tournant autour pendant quelques années se sont agrégés autour de personnages, d'abord celui de Michel, puis celui de Marie, puis d'autres qu'appelait lentement la cohérence narrative que j'essayais d'installer. C'est très fumeux, la naissance d'un livre, toujours. On cherche un langage, une forme qui ira fouiller au mieux les recoins d'une idée, d'un pressentiment. Qui pourra les débusquer et les surprendre, et vous surprendre à les penser, à les construire. Enfin, il paraît que beaucoup d'écrivains se font une trame d'avance. Pas moi, ça m'ennuierait terriblement. Je ne progresse que par séquences. Quand elles s'enchaînent elles font le récit. Quand elles ne s'enchaînent pas elles font le récit quand même, si la forme et le langage qu'on a trouvés tiennent la route. Ou bien un autre livre.JAJustement, je suppose que vous avez dû expurger le manuscrit final de La Chair d’un certain nombre de pages. Les conservez-vous et même : pensez-vous qu’un autre livre puisse s’esquisser à partir de certains textes que vous n’auriez pas conservés pour votre roman ? Avez-vous eu la tentation, comme Georges Bernanos abandonnant l’écriture harassante de Monsieur Ouine pour écrire, presque d’un jet, le Journal d’un curé de campagne, de laisser reposer, comme on laisse reposer une pâte, le manuscrit de La Chair, pour vous lancer sur les traces d’une toute nouvelle histoire ? En d’autres termes : à quel texte rêve, aujourd’hui, Serge Rivron ?SRJe n'ai pas vraiment «expurgé» le manuscrit final de La Chair, le roman s'est expurgé de certaines pages, chapitres, au fur et à mesure de sa construction. Pour tout dire, j'étais parti sur un premier chapitre complètement autre, une sorte d'énigme assez vertement pornographique et violente, qui fut la matrice originelle du roman jusqu'au deux tiers environ. Et puis tout à coup, j'ai buté contre cette matrice, je me suis aperçu qu'elle m'emmenait quelque part où je ne voulais pas aller, un final seulement pressenti mais auquel mon cœur n'adhérait pas. Je suis resté comme ça environ un an sans pouvoir écrire quelque suite que ce soit, jusqu'à ce que j'ai compris, puis surtout admis qu'il fallait tout simplement faire disparaître ce chapitre inaugural, tout bien écrit que je le trouve, et tout essentiel qu'il avait été à la construction du roman.Évidemment, j'ai conservé ce premier chapitre, comme d'autres passages qui ne menaient à rien, ou qui me paraissaient superflus, tant du point de vue de l'économie du récit que de celle du sens. On espère toujours pouvoir «recaser» un jour ou l'autre un texte qu'on aime, le faire tenir dans un autre ensemble… Pour ce qui me concerne, ce n'est d'ailleurs pas toujours illusoire, mes écrits avancent souvent à partir de fragments, une espèce de paradigme d'imaginaires que la quête de sens (le Verbe ?) parvient parfois à lier entre eux. Alors, en réponse à votre dernière question, je dirais qu'au fond le texte auquel je rêve aujourd'hui, c'est ce texte-là, celui qui s'élabore lentement en moi depuis que j'écris des livres, l'écart (comme on dit des cartes du tarot qu'on n’a pas utilisées pour faire sa manche) de ceux qui l'ont précédé. Roman ? Essai ? Poème ? Conte ?... Je n'en ai aucune idée pour le moment, aucune idée précise, j'évite de me poser la question du genre quand je commence un livre, et même quand je l'écris. Je prends le temps de me le rendre nécessaire, en espérant qu'il puisse l'être à quelques autres, à la littérature en général.JA«L’écart de ceux qui l’ont précédé» : étrange tournure, assez belle d’ailleurs qui me fait penser au «reste» des vieux textes prophétiques juifs, cette parcelle de vie incernable, sur la nature de laquelle on ne peut se prononcer (combien d’élus, par exemple, la composent ?) et dont l’absence serait pourtant inconcevable puisqu’elle provoquerait une destruction totale du cosmos. Le texte que vous rêvez n’est pas là, n’existera peut-être jamais (tant d’écrivains ont espéré accoucher de leur Grand Œuvre ou Livre total !) ou bien est déjà là, sous-jacent, palimpseste de tous les textes que vous avez écrits. Que vous le matérialisiez ou pas, vous semblez quoi qu’il en soit ne pas douter de son existence. Vous me parlez du Verbe. Avez-vous, justement, l’idée de cette totalité, de ce Livre de la nature peut-être dont vous écririez quelques lignes, paragraphes voire, je vous le souhaite, chapitres entiers ?SRJe me le souhaite aussi, mais pas pour faire genre ni postérité : pour l'aventure. Je crois sincèrement qu'il n'en reste pas d'autre, depuis la fin du 17e siècle, que celle de la Sainteté. Depuis que (presque) tous les territoires de la Terre ont été découverts, depuis que «l'oikoumenè» (la terre civilisée) a gagné les frontières de la planète, il ne reste plus à l'homme qu'à se confronter à son devoir, c'est-à-dire son Salut et celui de ses comparses.Je n'ai aucunement l'ambition d'écrire Le Livre de la nature, ni a fortiori celui de la totalité. Quelques grotesques et néanmoins parfois talentueux auteurs de la fin du 20e siècle – celui de «la mort de Dieu» – ont cru pouvoir s'y risquer, et quelquefois le prétendre (Pierre Guyotat a été un de mes maîtres en «libérrature»). Les terribles désillusions de ce même 20e siècle, dont je suis un rejeton, nous forcent à plus de modestie. Nous ne sommes, écrivains, plasticiens, musiciens, philosophes, bûcherons, soigneurs, parents, que des passeurs.Le texte dont je rêve est là, cher Juan, et il existera forcément, parce qu'il existe depuis la nuit des temps. Il ressemble à ceux qu'ont écrits Ésope, Virgile, Le Tasse, Rabelais, Villon, Dante, Racine, Baudelaire, tant d'autres… Moins ou plus fort, ça dépend toujours du lecteur, de celui qui au final fait «l'écart». Ce n'est pas forcément moi qui l'écrirai. Mais soyez gentil, revenons à nos moutons ! La Chair, qui a le mérite d'exister…Rivron 2.jpgJALa Chair ? Mais nous ne l’avons jamais quitté, voyons, ce beau roman ! Un point tout de même : non, trois fois non, il n’y a pas eu que des grotesques ayant désiré écrire le livre total, Le Livre. Je vous rappelle quelques noms tout de même : Canetti, Musil, Broch, Faulkner, Joyce, Melville, Dos Passos, Borges, etc. Un autre point et, promis, nous revenons à notre licorne noire : si la Terre n’est pas totalement explorée (nous sommes même très loin du compte), que faites-vous donc des mondes qui nous entourent ? La conquête de la Lune est pour demain, celle de Mars pour après-demain. Ensuite, qui sait ? Vous ne lisez pas assez de romans de science-fiction et ne paraissez pas être au fait, quoi qu’il en soit, des progrès fulgurants de la conquête spatiale, cher Serge…Bien, puisque vous êtes pressé de revenir à votre roman (il faut bien, tout de même, que nous empruntions quelques sentiers qui bifurquent, non ?), alors même que nous avons, dans la Zone, tout notre temps, voici une question abrupte : votre livre existe me dites-vous ? Bien sûr, mais vous savez que l’existence d’un livre, hélas, dépend certes du nombre (et de la qualité, mais tout de même de plus en plus du nombre) de ses lecteurs mais aussi, là aussi de plus en plus, de la puissance commerciale de son éditeur. Avez-vous proposé votre Chair à d’autres éditeurs que celui qui a eu finalement le courage, puisqu’il en faut, de publier un tel livre dont le sujet serait… la sainteté ? Celle de Marie je suppose ou bien celle, torturée, inversée, de son fils Michel ?SRQue de remarques ! Que de questions ! D'abord, je ne conteste pas que la quête du «Livre Total» – tout de même très «vingtièmiste», vous me le concèderez – n'ait été poursuivie par des écrivains majeurs, et ceux que vous citez en sont évidemment de très bons spécimens (vous auriez pu ajouter Proust). Je tentais simplement d'exprimer ceci qu'au fond le rêve du prochain livre comme «Grand Œuvre», à la fois naïf, un peu bêta, et abruptement prétentieux, outre qu'il me paraît (voyez, je reste prudent maintenant) concomitant à l'histoire d'un siècle, le 20e, particulièrement brutal et nombriliste, ne sert en aucune manière de moteur à mon désir d'écrire. Que le «Grand Œuvre» est toujours derrière nous, et que nos créations prochaines en seraient plutôt une conséquence, un approfondissement. Quant aux «mondes qui nous entourent»… Vous avez parfaitement raison de souligner mon inconnaissance en matière de science-fiction, je n'ai aimé que très peu de romans du genre à part ceux de Van Vogt, certains Philip K. Dick, et Dune, de Frank Herbert. Les livres de science-fiction me font en général bâiller d'ennui dès la sixième page, au moment où les cybers commencent à se révolter parce que ceux de la dernière génération ont senti qu'à l'autre bout de l'espace intersidéral une étrange planète violette était en train de surgir d'un trou noir entièrement peuplée d'une civilisation de droïdes revanchards ayant la capacité de se reproduire par scissiparité. Comme j'avais essayé de l'expliquer il y a quelques années dans les colonnes de votre excellente Zone, je crois l'humain irrémédiablement voué à la Terre, et «les mondes qui l'entourent» ne m'intéressent que dans cette exacte mesure. C'est en ceci que la sainteté me paraît une «entrée» essentielle, qui fait du Ciel l'horizon tellurique de l'humain, qui nous force à approfondir notre relation à la boue qui nous fonde et ne la transmute (peut-être) qu'autant que nous sommes d'ici, et pas des ectoplasmes doués de pouvoirs surnaturels.Apparemment, cependant, notre époque qui affiche la supériorité absolue de la matière tout en s'ébaubissant paradoxalement de para-normal et d'énergie transcendantale, vieille lune, éternel éther mystique, frisson gratuit des fins de feu de camp, apparemment notre époque ne croit plus une demi-seconde à la possibilité de la sainteté, alors même qu'elle lui doit les deux derniers millénaires de son histoire, et son règne absolu sur toute la planète, quand Memphis, Athènes, Rome et toutes les autres civilisations jusqu'à la nôtre n'avaient pu, à leur apogée, conquérir que des morceaux de territoires continentaux. Cela soulève mon étonnement, et c'est effectivement le sujet principal de La Chair – non pas la sainteté, mais l'exploration des conséquences dans la chair et pour la chair de l'incapacité absolue dans laquelle nous sommes tous aujourd'hui d'accepter la possibilité de la sainteté. En ce sens, Marie et Michel sont tous deux des figures non pas inversées, mais renversées, de la sainteté. La force qui les habite et les conduit est sans cesse empêchée, contrainte, par celle, incroyablement plus puissante, des constructions que notre époque de grégarité a élaborées pour parer son impuissance à admettre l'impensable qui l'a fait souveraine.Bon, je ne sais pas si c'est ce qui passe, quand on lit ce bouquin. C'est en tous cas une de ses clés, a posteriori. Un livre ne sera toujours qu'une reconstruction, même et peut-être surtout pour celui qui l'écrit. Je ne suis pas certain, par exemple, que mon éditeur (mes éditeurs, devrais-je dire, parce qu'en plus de Jean-Patrick Péju, le directeur de la collection Les sœurs océanes, qui a le premier accepté ce livre, il a été bien porté par Michèle Narvaez et Jean-Pierre Huguet) ait le sentiment d'avoir édité un livre sur la sainteté. Je suis certain, en revanche, qu'il a été l'un des premiers éditeurs auxquels je me suis adressé à le lire – et sa capacité de lecteur, pour répondre à une de vos nombreuses questions antécédentes, m'intéresse davantage que sa puissance commerciale, hélas fort limitée !JAAttendez un peu. Vous me dites que Marie et son fils Michel sont tous deux empêchés de devenir des saints par la force de «constructions que notre époque de grégarité a élaborées pour parer son impuissance à admettre l'impensable qui l'a fait souveraine». Je ne suis pas d’accord avec votre affirmation, et à double titre : d’abord parce que, à mes yeux, Marie est bel et bien une sainte, justement puisqu’elle ignore presque tout de sa condition et paraît s’être engagée dans la «petite voie» chère à Sainte Thérèse de Lisieux. Elle accepte ce que la vie lui réserve, elle accepte même le sacrifice de son propre fils comme s’il s’agissait d’une douce et douloureuse évidence. Ensuite parce que Michel, lui, n’est qu’un homme moderne. Entendons-nous : votre personnage est aussi complexe que vous le souhaitez, peut-être même est-il infiniment plus complexe que le Pernichon moyen hantant nos sociétés, mais il n’est pas un saint. Il est un «homme creux» pour évoquer T. S. Eliot, un «désespéré» selon Bloy, surtout un Des Esseintes ne parvenant guère à s’arracher à la contemplation esthétique. Il est, surtout, je vous cite, un «tricheur» («Qui n’est pas un Saint est un tricheur. Jusqu’à l’abaissement. Jusqu’à la vomissure», p. 23). Où est donc, je vous prie, notre Durtal qui délaissera le démonisme de pacotille pour le silence plénier des monastères ? Je ne l’ai pas trouvé. Je n’ai même pas vu en Michel d’indices nous permettant de supposer qu’il pourrait devenir (voyez comme je suis prudent à mon tour) un saint, même torturé comme Donissan, tant ce personnage me paraît parfaitement incapable de comprendre quelques toutes petites choses essentielles, y compris lorsque sa propre fille les lui assène d’une façon pour le moins… fulgurante ! Vous n’allez tout de même pas me répondre que Michel a été empêché de devenir un saint parce qu’il a trop aimé les femmes ? Et alors je vous prie ? Sainte Thérèse d’Avila a beaucoup aimé les hommes et voyez quelle a été sa carrière !… Je vais vous le dire sans ambages, cher Serge : je crois que vous avez absolument tout fait, tout ce que le diable de romancier que vous êtes pouvait faire pour que Michel ne devienne pas un saint.SRLa posture au monde de ce pauvre Michel est extrêmement complexe, je vous le concède aisément. D'abord, parce qu'il est une pure création de mots. Et à ce titre, comme tout personnage de fiction, son destin est tout entier dans la main du diable qui l'agite, un romancier. Ensuite parce que le

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14/09/2008 | Lien permanent

Intégralité de l'Enquête sur le roman

Crédits photographiques : Claudio Santana (AFP/Getty Images).
Voici l'intégralité de mon texte recueilli dans un volume passionnant paru en 2007 aux Éditions du Grand Souffle. Les photographies illustrant le corps du texte sont toutes d'Andres Serrano.822160964.2.jpg1 – La littérature peut-elle être encore pensée en termes d’évolution, de révolution ? En d’autres termes, face aux impératifs commerciaux, qui tendent, semble-t-il, à la niveler en la réduisant, par exemple, à ne plus ressortir qu’au seul genre du roman, reste-t-elle cet espace (que l’on dit sacré) de liberté, ce lieu de tous les possibles ?De révolution, je n’en sais rien car ce n’est pas l’art qui fait les révolutions mais les révolutionnaires il me semble, n’en déplaise aux surréalistes et aux Netchaïev de salon de la revue Ligne de risque.Parler d’évolution est tout aussi problématique dans le cas de l’art : quarante ans d’emprisonnement dans l’un des camps de rééducation gauchiste du prêt-à-penser idéologique ne parviendraient pas à briser, tout du moins je l’espère, la conviction qui me fera toujours hurler qu’une criarde fresque murale griffonnée sur un mur du «neuf trois» vaut moins, infiniment moins qu’une peinture miraculeusement nichée au plus profond des grottes de Lascaux, Altamira ou Chauvet. Toutefois, il me semble indéniable d’affirmer que le roman, au moins formellement, évolue, a évolué et continuera de le faire, même si, après Dos Passos, Musil, Broch, Joyce ou Faulkner, je ne vois pas bien ce qu’il lui reste à expérimenter...Selon Sábato dans L’Écrivain et la catastrophe, cette évolution est parallèle «à la profanation de l'être humain, à l'effrayant processus de démystification du monde». Or, un monde qui se démystifie étant aussi un monde avalé par le règne de la machine, un monde qui connaît de plus en plus le vertige, écrivait Anders, de «l’obsolescence de l’homme», un monde qui se vend et s’achète, nul doute que le livre, comme n’importe quel autre produit, devienne consommable (il l’est déjà bien sûr, et avec quels excès), c’est-à-dire véhicule d’une «parole putanisée» selon la trouvaille de Michel Waldberg. En somme, le roman, comme son nom l’indique, est lui aussi non seulement un genre profane mais surtout, oserais-je écrire, profané depuis longtemps. Une autre question, et des plus complexes, est de savoir si le «sentiment de la langue» comme l’écrit Richard Millet, si le langage lui-même, attaqué de toutes parts, n’est pas le principal agent infectieux contaminant l’homme moderne et ce qu’il écrit, par exemple des romans. Le langage corrompu infecterait en premier lieu l’écrivain lui-même, qui, à son tour, ne pourrait créer rien d’autre que des moignons d’œuvre, des sortes de phocomèles littéraires, l’ensemble de cette toupie devenue folle ressemblant à ce « camp de concentration verbal » évoqué par Armand Robin. Je vous invite quoi qu’il en soit à relire Babel de Roger Caillois, dont un passage assimile le langage moderne à l’argent. Je vous invite aussi à relire les fulgurantes notations de Kierkegaard qui dans son Journal de 1846 (Pap. VII 1 A 77) analysait la réduction de l’œuvre d’art à une marchandise, bien avant que Walter Benjamin ne s’offusque du fait que l’art avait perdu son aura, que Canetti, lui-même grand lecteur de Kraus, ne déplore l’apparition d’un monde où la parole est tout entière, de plus en plus, réifiée… Tout cela n’a donc strictement rien de nouveau, je le sais, de même que la réponse à votre seconde question : au sein même des immenses monades urbaines (ce parangon d’une société devenue, enfin !, sous la plume de Silverberg, tout entière communiste) que nous promettent nos apôtres du bonheur perpétuel, au dernier recès, fût-il minuscule, du novlangue orwellien («Le langage est la forme ontologique de notre liberté» écrivait Pierre Boudot), se nichera toujours le génie d’un auteur et d’une œuvre puisque l’art vit de contraintes, parfois mortelles, en tous les cas, potentiellement mortelles (y compris même pour l’auteur, comme nombre de grands écrivains russes nous l’ont appris) et au contraire meurt pitoyablement, en se gonflant comme un cadavre qui fermente, de libertés ou plutôt du culte ridicule et dangereux de la liberté sans contenu des Modernes. Tant que notre pays, tant que l’Europe n’aspireront à devenir rien d’autre qu’un espace de libertés strictement économiques, sans la moindre référence à une tradition judéo-chrétienne pourtant très ancienne, tout autant que le théâtre parallèle d’une déconstruction de l’homme par l’homme, son orlanisation infinie pourrait-on dire, c’est-à-dire son indifférenciation absolue, chimère faite d’un assemblage asexué de différents éléments que l’on dirait prélevés sur des cadavres alors, je crois pouvoir affirmer sans crainte de me tromper que notre art ne vaudra pas plus que le prix d’une capote, aussi vite remplacée qu’utilisée. Il en sera de même ; pardon, il en est déjà de même avec le roman. «Chaque vibration de la parole, écrit Roberto Calasso dans La Littérature et les dieux, présuppose quelque chose de violent, un palaon pénthos, un «deuil ancien». Un meurtre ? Un sacrifice ? Ce n’est pas clair, mais la parole ne cessera jamais de le raconter». C’est donc une extraordinaire banalité qu’il est toutefois bon de répéter : nos plus grands prosateurs étaient des hommes qui ne craignaient pas le danger physique, qui parfois même eurent du sang sur les mains (je songe à Villon mais aussi à Agrippa d’Aubigné) en tout cas qui auraient assurément admis que le comble du déshonneur eût été de courir derrière une subvention étatique plus ou moins maquillée en incitation à la création vivante. Sans danger ou corne de taureau, pas de liberté possible, pas de persuasion, c’est-à-dire de poids, mais au contraire uniquement de la rhétorique, c’est-à-dire moins de la légèreté que de la vanité… Je crois donc que nous avons besoin d’hommes véritables plutôt que de livres, sous la masse desquels nous croulons.356029763.jpg2 – Par corrélation, et une fois retenue la problématique de la Forme et du Fond, une telle normalisation de l’expression littéraire pourrait-elle provoquer logiquement, en retour, une normalisation des contenus, c’est-à-dire des modes de pensée et, plus profondément, des imaginaires ?Bien sûr, vous avez tout à fait raison. Joseph Conrad remarque dans ses Propos sur les lettres que les livres sont les objets les plus proches de nous, puisqu’ils sont vivants.Comme Paul Gadenne l’écrit dans À propos du roman (dans un texte datant je crois de 1944 intitulé Efficacité du roman), les grandes scènes romanesques s’intègrent peu à peu à notre univers spirituel, et, ajoute l’auteur, «parce qu'elles représentent le point de culmination d'une pensée, un certain point de vue sur le monde, le concrétisent dans une image», un tel phénomène n'est sans doute pas sans influence sur notre vie. Je me demande quel peut bien être le sens, hormis celui de nous aider à ne pas désespérer, d’une image telle que Tarkovski, Bergman ou Tarr l’ont imaginée puis filmée, d’une lumière mystérieuse peinte par Georges de La Tour, Goya ou Rembrandt, d’une scène cruciale de Dostoïevski, de Melville ou de Faulkner dans un monde qui accueillera ces œuvres de l’esprit comme il accueille – avec indifférence et affairisme – n’importe quelle information : aussi vite digérée qu’ingurgitée. Gershom Scholem n’a jamais cessé de répéter que faire dire au langage n’importe quoi, tenir une plume pour rire en somme, pour prendre le contre-pied d’une maxime d’Angèle de Foligno, était un crime. Nous en voyons déjà les conséquences : une réduction inhumaine de l’imaginaire des adolescents (et des adultes !), perclus dans la répétition hagarde de quelques gestes et paroles directement puisés dans le langage médiatique au sens le plus large, mécaniquement transposés à une vie quotidienne qui est elle-même le clone de millions d’autres, tout aussi télévisuelles et anodines. D’une façon inverse mais bien évidemment diaboliquement liée, un univers aussi plat que le nôtre, à moins d’être transcendé par le génie d’une espèce de vision seconde, comme celle qui fit émerger selon Merleau-Ponty, des murs sans vie de Lascaux, de somptueuses fresques, ne fera surgir que des images d’une absolue pauvreté, des langues réduites à quelque sabir décérébré, des romans eux-mêmes épris de vitesse et d’efficacité, suintant de bons sentiments œcuméniques et tiers-mondistes. Des œuvres mortes, des cadavres. Ce n’est tout de même pas un hasard si des œuvres télévisuelles, voire cinématographiques de piètre qualité séduisent des millions de personnes, ce n’en est pas moins un si des navets littéraires, que l’on nous sert à grand renfort de sauce médiatique, se consomment à des dizaines de milliers d’exemplaires : ne me dites pas de ces rinçures qu’elles ont une portée universelle mais parlez-moi plutôt d’une réduction drastique et dramatique de nos attentes, fussent-elles celles de notre imaginaire ! Reste que demeurent des invariants troublants dans ce que je pourrais appeler, pompeusement, l’imaginaire occidental, irrécusablement hanté (mais pour combien de temps encore ?) par le divin. L’un de ces invariants est à mon sens l’attente eschatologique du Sauveur, que l’on retrouve, autant de fois grimée qu’on le souhaitera, dans une œuvre telle que Dune de Frank Herbert ou bien dans la trilogie Matrix par exemple (œuvres formatées d’une dimension pourtant infiniment supérieure, je m’empresse de le préciser, à celle des lamentables productions d’un Paulo Coelho et de tant d’autres boutiquiers du spirituel). Parfois donc, il faut admettre que la vérité choisit, pour paraître, de se travestir, parfois donc ce que je lis m’empêche d’être totalement pessimiste même si je crois, comme le comique Sar Joséphin Péladan répondant fort justement à Jules Huret, que «Hors des religions, il n’y a pas de grand art et lorsqu’on est d’éducation latine : hors du catholicisme, il n’y a que le néant». Qui, aujourd’hui, ose écrire cela noir sur blanc ? Péladan, mage de foire et polygraphe de nos jours quelque peu oublié, n’a toutefois pas craint d’écrire une phrase qui, à présent, ferait hurler de rire les belles âmes.1250987601.jpg3 – A propos justement du roman, Edmond de Goncourt disait : «Le roman est un genre usé, éculé, qui a dit tout ce qu’il avait à dire…». Aussi, et au-delà du simple fait – peut-être paradoxal – que cet auteur ait donné son nom à un prix littéraire qui, de par sa prééminence, contribue en effet à la promotion du roman comme genre ultime et incontournable, que pensez-vous de cette assertion ?Cette réponse d’Edmond de Goncourt à Jules Huret est tout simplement stupide. Du reste, le fait même que, comme vous le rappelez, cet auteur ait laissé son nom au prix éponyme derrière lequel courent tous les ânes de Paris et même ceux de Navarre est une juste moquerie, un retournement comique des événements qui ne s’en laissent jamais compter.Dois-je rappeler que le roman, justement, allait, quelques années seulement après cette sottise pompeusement affirmée, produire quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvre avec Conrad, Proust, Musil, Joyce, Broch, Faulkner, Bernanos ou Sábato ? Remarquez a contrario dans cette même enquête remarquablement menée par Jules Huret, qui reste encore d’actualité plus d’un siècle après sa parution, la réponse faite par J.-K. Huysmans, qui, évoquant ce que nous appellerions maintenant la voie de garage dans laquelle s’engageait alors le roman, coincé entre le spiritualisme pur et la bauge matérialiste, n’avait toutefois pas encore osé évoquer ni réellement peindre le personnage du prêtre, ses tourments de conscience et d’âme. Ce sera chose faite quelques années plus tard avec Bernanos qui, dans son premier roman datant de 1926, Sous le soleil de Satan, sut mieux que l’auteur de Là-bas créer, selon les vœux d’ailleurs de ce dernier, une sorte de matérialisme spiritualiste. J’ajoute que pareille tentation consistant à annoncer la mort prochaine du roman s’est bien souvent répétée au cours de l’histoire littéraire : il s’agit d’abattre le roman ou, à tout le moins, d’en pratiquer la dissection savante, par exemple après la mort du naturalisme puis à la sortie du premier Conflit mondial, lorsque de jeunes écrivains ont tout d’un coup compris que les leçons érudites d’un France, d’un Loti, d’un Bourget ou même d’un Barrès ne pouvaient plus être suivies à la lettre si je puis dire, à moins de ne point craindre le ridicule. Ainsi, le 14 octobre 1924, Boylesve donnait à la Revue de France son article intitulé Un genre littéraire en danger, le Roman qui sonna l'ouverture d'une querelle devant occuper toute l'année 1925, et pendant laquelle les défenses succédèrent aux réquisitoires. En 1925 fut fondé le prix Théophraste-Renaudot, afin de concurrencer justement le prix Goncourt. En 1926 je l’ai dit, Bernanos faisait paraître Sous le soleil de Satan, roman romanesque s’il en est, tout droit sorti des lectures de Balzac, Barbey et Bloy. Que voulez-vous, les romanciers écrivent et ceux qui ne savent pas écrire se posent la sempiternelle question de la mort de l’écriture… Toutefois, Edmond de Goncourt, il faut le noter, en veut autant au roman («Pour moi il y a une nouvelle forme à trouver que le roman pour les imaginations en prose») qu’au romanesque, c’est-à-dire au fait, dans son esprit, de faire sortir les marquises à cinq heures. Pour ma part, je considère le romanesque dans l’acception qu’en donnait Bergamín, qui y voyait une sorte de monstre mystérieux, tapi au centre du labyrinthe qu’est tout roman, en tout cas tout bon roman. J’ajouterai que ce monstre est, comme celui que traquent les astronomes, une sorte de trou noir avalant le langage, le livre dans son ensemble pouvant donc être compris comme le résultat de cette chute de l’écriture dans la gueule du monstre (Mario Vargas Llosa parle, lui, de «cratère»), ce vortex qui n’avale jamais tout à fait le langage mais, comme dans le conte de Poe, permet qu’une minuscule bouteille survive à l’engloutissement. Du génie de l’artiste dépendront deux choses : la profondeur à laquelle il aura réussi à descendre et, surtout, la matière exotique qu’il sera parvenu à enfermer dans la bouteille. Broch, avec sa Mort de Virgile, est descendu très bas, de même que Sábato avec le dernier tome de sa trilogie romanesque, L’Ange des ténèbres. Je ne vois, aujourd’hui, qu’un seul auteur ayant osé arpenter le gouffre (et encore, sans l’aide d’aucun cicérone !) : Maurice G. Dantec, avec Villa Vortex et les romans étranges et fascinants qui ont suivi ce livre que l’on dirait hermétiquement clos sur d’inavouables vérités.Quoi qu’il en soit, faire grief au romancier, lorsqu’il écrit un roman, d’évoquer l’anecdotique, est une idiotie, extrémisée par les tentatives elles-mêmes moins idéologiques que sottes du Nouveau Roman, toute cette théorisation inepte (ayant encore et toujours les faveurs des caciques de l’Alma Mater) visant à purger le roman de ses inévitables scories, de ses lenteurs et redites voire, du récit lui-même, en tant que vecteur d’une norme parfaitement critiquable que je nommerai, sans m’étendre, logocentrique au sens où Gilles Deleuze puis George Steiner (qui préfère le mot «logocratique») l’ont entendue et analysée. Il s’agit en somme de suspecter puis de dénoncer (les procédés du flicage intellectuel ne différant pas de ceux utilisés naguère dans les joyeux régimes démocratiques populaires) la position éminente du romancier, deus ex machina ayant don d’ubiquité et pouvoir de vie et de mort sur ses personnages. Qu’est-ce que cela donne ? Maurice Blanchot dans le meilleur des cas et, dans le pire, une suite stochastique de phrases pardon, pas même, de mots, voire de lettres qui affirmeront haut et fort (mais que peuvent affirmer pareils écrits, ceux d’un Pierre Guyotat par exemple ?) que l’écrivain, pardon encore, le garagiste ou le garçon de café, voire la ménagère, en ont bel et bien fini avec la dictature judéo-chrétienne imposant un double horizon : un principe d’autorité qui décide, en somme, ex nihilo, de faire émerger la parole du néant puis de la faire cesser et un autre, que je dirai de légitimité, qui pose de façon corollaire qu’une tradition existe qui doit être respectée et connue avant même que d’être balayée par quelques ignares qui se proclament génies. Je vous rappelle que Monsieur Ouine, le dernier roman de Georges Bernanos, va plus loin, infiniment plus loin, dans sa tentative crépusculaire de «déconstruction» de l’ordre logocentrique occidental, que l’ensemble des productions péniblement accouchées par le Nouveau Roman, qu’aujourd’hui plus personne ne lit, pas même les thésards en peine de sujets. Oui, le rêve de tous ces cancres désireux de secouer le cocotier de la tradition a été déjà fait, et avec quelle finesse, par le Monsieur Teste de Paul Valéry ou par ce qu’on appela naguère l’écriture blanche, Saint Graal romanesque où s’abreuvent ces ânes des années après le passage des fauves. Une fois pour toutes, Ernesto Sábato a punaisé tous ces cancrelats bavards en écrivant : «Un roman dans lequel le créateur – et déjà le mot «créateur» devrait être remplacé par un autre – ne ferait pas intervenir son point de vue et ses opinions devrait être une vaste, que dis-je ? une totale description de l'univers, de tout ce que l'on peut voir, toucher, sentir, goûter et palper, pour ne pas sortir du sensorialisme de base de la doctrine». Une aberration en somme, un monstre, ou, je l’ai dit : une chimère. 1674524804.jpg4 – Julien Gracq constatait : «la littérature est essentiellement une chose dont il (le lecteur français) parle» et, plus loin : «l’écrivain français se

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18/07/2011 | Lien permanent

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