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11/09/2011

Un beau ténébreux de Julien Gracq

Crédits photographiques : Goran Tomasevic (Reuters).

Un beau ténébreux, le deuxième roman que Gracq publia après son très vaguement vaporeux Château d'Argol, peut facilement être rattaché à la longue tradition du roman gothique anglo-saxon, bien qu'il ne dégage d'aucune façon les senteurs subtiles des contes noirs de Walpole, Radcliffe ou Maturin.
Pourtant, se contenter de ce rapprochement, pont aux ânes de bien des travaux universitaires, s'extasier encore devant le plaisir mystérieux, et bien réel ajoutons-le immédiatement, qu'offre la lecture de ce livre, c'est ne pas voir l'essentiel, c'est ne pas lire en lui la figure qu'il s'ingénie cependant à nous désigner par tous les moyens grossiers de l'allusion, je parle bien évidemment du diable.
Le beau ténébreux n'est pas une invention romanesque de Julien Gracq, qui n'a jamais su inventer une figure d'un peu de consistance mais s'est contenté de piocher à tous les livres pour façonner de maigrelettes figurines en bakélite. Cette figure est d'abord celle du René de Chateaubriand, que Sainte-Beuve affubla de ce double qualificatif. C'est encore le surnom, Beltenebros, d'Amadis de Gaule, le chevalier mélancolique de Garcia Rodriguez de Montalvo.
Pour Gracq, ce beau ténébreux d'arrière-saison n'est autre qu'un démon d'opérette qui se contente de pousser son petit air convenu sur deux seules notes, pas mêmes tenues d'un bout à l'autre de la représentation, l’ambiguïté et la beauté, ce diable en carton-pâte gardant la clé de sa surnaturelle séduction, cette beauté première qu'avait le visage de l'Ange déchu, pour ouvrir quelques vieilles commodes où le romancier a conservé pieusement de minuscules feuillets d'une littérature pour bas-bleu.
Avant de m'attarder sur ce qu'a de louche et surtout de raté la figure du diable selon Gracq, il me faut évoquer l’atmosphère du roman, que d'aucuns qualifient de surréaliste ou même d'onirique, que pour ma part je qualifierai de maligne, procédant de cette séduction trouble évoquée plus haut.
Bien évidemment, ce n'est pas dans les allusions plus ou moins directes dont est truffé le roman de Gracq qu'il faut chercher des preuves de cette atmosphère qu'un baromètre sommaire qualifierait de déliquescente ou de fin de siècle, car il faut au moins reconnaître à l'écrivain sa ruse, l'intelligence qu'il met à brouiller les cartes, à subtiliser l'évidence.
Possédant au moins quelques épaisses ficelles avec lesquelles il joue au romancier agitant des marionnettes tellement simplissimes qu'elles nous semblent de gaze, Julien Gracq consacre dans le personnage de son beau ténébreux, Allan Murchison, le maigre secret de l'atmosphère de début d'orage qui baigne tout le roman, orage qui jamais n'éclate, personnage qui jamais ne prend vie, d'une zébrure d'éclair qui aurait eu la chance de l'animer en tombant directement sur sa tête vaguement maudite.
Un beau ténébreux, c'est en somme l'histoire d'une fascination, du pouvoir dont jouit Allan qui semble porter jusqu'à son incandescence le privilège énorme que Camus attachait au charme : la facilité, réellement magique, de ne jamais s'entendre répondre non.
Ce charme qu'exerce Allan, cette fascination est délétère, selon l'aveu de Gérard, un des narrateurs du roman, qui y reconnaît la preuve ô combien visible et lisible d'une action diabolique, fascination mauvaise, pervertie, parce qu'à ses yeux elle manifeste la ligne de conduite du Malin, laquelle ne peut être droite ni sincère mais torve, oblique, puisque, selon Gérard, «le diable, c'est toujours l'oblique» (1), rappel d'un propos d'Alain qui écrivait, parmi d'autres réflexions beaucoup moins pertinentes sur le démon, que Satan «est bien cet esprit rusé, à marche oblique» ou encore qu'il est tout entier «puissance oblique» sans cesse «déguisant les opinions, séparant les hommes» (2). Rien de bien nouveau depuis que la Bible, dans des phrases moins insipides et tellement plus bruissantes de secrets, nous a suffisamment renseigné sur l'Adversaire pour nous le faire craindre, y compris lorsqu'il sautille et exécute des entrechats dans les pages d'un roman.
Toutefois, si Allan Murchison emprunte au diable quelques-uns de ses attributs les plus communs, ce bavard jouant au sombre mystérieux n'en reste pas moins très peu convaincant, parce qu'il manque d'épaisseur et de consistance. Le diable de Julien Gracq n'est en fin de compte qu'un personnage strictement littéraire, éminemment littéraire, nourri de livres et de cela seulement et ainsi rendu tellement conventionnel qu'il ne peut que ravir les élèves désireux d'exposer devant leurs petits camarades un exposé en bonne et due forme où ils le feront paraître comme un gandin bien davantage redevable à quelques héros décadents, comme Des Esseintes, Dorian Gray ou Monsieur de Phocas, qu'au Prince de ce Monde de saint Jean.
À l'évidence, la filiation entre Murchison et son père est presque trop directe et le jeu de l'intertextualité ne nous est même pas caché.
Tout de même, cet inoffensif diablotin esthète qu'est le personnage de Gracq prend un peu d'épaisseur, mais uniquement, encore une fois, d'épaisseur littéraire, lorsque son démiurge de maigre talent s'avise de le laquer d'une très mince caractéristique du diable définie par la patristique : ainsi de la voix d'Allan, commune au Tentateur et à tout personnage diabolique qui se respecte, donc parle beaucoup plus qu'il n'agit. Le diable est avant toute chose un être de paroles (si nous faisions quelque jeu de mots, nous pourrions cependant opposer le fait qu'il en manque, qu'il n'a aucune parole puisqu'il est le traître absolu, l'ami qui ne reste jamais jusqu'au bout comme le surnomme Bernanos).
Un des personnages du roman, ami d'enfance d'Allan, évoque ce dernier sous les traits d'un fauve guettant sa proie, rappel, une fois de plus transparent, des paroles de Pierre dans sa première épître (5, 8) : «Soyez sobres. Veillez ! Votre adversaire, le diable, rôde comme un lion rugissant, cherchant qui dévorer».
Toutefois, le trait principal d'une convergence entre Murchison et le démon est la fascination qu'éprouve notre beau ténébreux pour la mort, pour sa propre mort, puisqu'il ne manquera pas de se suicider à la fin du roman. Souvenons-nous que le royaume de Satan est celui de la mort, par le fait que le péché, nous dit Paul dans son Épître aux Romains (5, 12-18 et 6, 23) a pour unique salaire la mort.
Ces similarités, et quelques autres, existent bel et bien, mais ce travail de collation est inutile et de toute façon grevé par le poids d'une ambiguïté du personnage quelque peu satanique qu'est Allan : celui-ci est-il vraiment le Démon ou, finalement, n'est-il, comme lui-même se qualifie, qu'un pauvre démon, un démon de rang inférieur à celui de Satan, un «démon triste» (3), une espèce de surhomme encore qui, à l'exemple de Napoléon, aurait «pour mission d'inscrire en traits de feu sur le sol", sans se soucier du prix à payer, «certaine courbe fabuleuse» (4).
N'est-il encore qu'un moderne avatar du docteur Faust, lorsqu'il affirme, sans l'ombre d'un sourire, que, lui aussi, comme son illustre prédécesseur, a «signé le pacte» (5) ?
Décidément, je crains que Julien Gracq ne puisse être rangé dans une autre sphère, au cristal si fragile qu'un souffle le fissure, que celle du pur littérateur maniant avec habileté la référence et se contentant de nourrir les personnages qu'il crée d'un peu de ce sang transparent. À l'inverse, le vrai romancier n'a été littéraire, anodin et donc léger qu'à son plus grand désespoir, comme en attestent les correspondances d'un Faulkner, d'un Broch ou d'un Bernanos. L'écrivain de génie se nourrit de sang et d'entrailles, de souffrances indicibles et de hautes victoires, qu'importe le fait qu'elles soient secrètes, alors que le littérateur rend sa copie encore délicatement parfumée des fragrances distillées par les livres innombrables qu'il a lus.
Je doute d'ailleurs que l'expérience du mal, du mal réel, nauséeux, brutal, totalement dénudé de sa délicate parure littéraire, puisse souffrir un seul instant de n'être que bibelot ravissant peloté amoureusement par les mains grassouillettes d'un Anatole France, d'un André Gide, d'un Julien Gracq même, être, n'être que de papier comme l'est son Démon de boulevard, tout comme l'est son Mal pour soirée mondain ou raout lettré.
Certes, un instant, un seul instant, le Diable de Julien Gracq devient réellement grand, miltonien ou plutôt, puisque nous voulons crever la mince pellicule littéraire, réellement conforme à ce que la Bible nous enseigne, à ce que l'Apocalypse de Jean nous révèle de son pouvoir terrifiant de prestidigitateur, d'usurpateur du trône divin. Ainsi nous dit-on qu'Allan Murchison est «venu apporter l'épée» (6), action qui est réservée au Christ selon l'évangéliste. Allan n'est pas le Christ, ni même un personnage christique, mais un usurpateur tout comme, selon Paul dans sa Deuxième épître aux Thessaloniciens (2, 3-4), le Démon va «jusqu'à s'asseoir dans le temple de Dieu et se faire passer lui-même pour Dieu».
D'ailleurs, il me semble que court dans le roman de Julien Gracq comme une volonté de puissance (ainsi ai-je parlé de surhomme), volonté folle, désireuse d'usurper les attributs de Dieu : le rêve d'Henri nous le rappelle, où ce personnage se voit «seul, à guetter cette ville de cette cime invisible, comme un aigle planeur, comme un dieu, comme ravi par le démon sur la crête de la montagne» (7). Ces paroles nous offrent bien évidemment l'écho, mais inversé, de la tentation que Satan fit subir au Christ (en Matthieu, 4, 8-9) et à laquelle, Lui, résista.
Même ainsi formidablement grandi, le Démon selon Gracq est encore pitoyable, ne peut guère nous effrayer parce qu'il n'est pas crédible, que son créateur le pose face à... eh bien, face à absolument rien, face au vide, car le tour de passe-passe, hélas assez commun en littérature, consiste dans le fait que Gracq parle du Diable, semble y croire même, à sa façon toute symbolique certes, évoque donc le Diable et y croit du bout des lèvres et de la plume, mais ne croit pas un seul instant à Dieu. Privé de la possibilité, fascinante et terrible, du salut, comment un écrivain pourrait-il insuffler un peu de sa propre vie, de ses angoisses et de ses doutes à un personnage qui semble peiner à se tenir debout sur un tréteau de carton-pâte ? Les plongées dans le Mal les plus téméraires ne peuvent avoir de réalité que si elles ouvrent, pour tenter de L'y engloutir, un abîme sous les pieds du Seigneur.
Croire au Diable sans croire en Dieu, qu'est-ce donc sinon un amusement de lettré ? Quel banal prodige, quelle position intenable surtout. Peut-on la qualifier de sceptique ? Non, car le scepticisme, encore tout crotté de la sanie matérialiste de laquelle il s'est extrait avec peine, nierait, comme le fait l'athée conséquent, Dieu et Diable. Est-ce une position que l'on dira, alors, littéraire ? Peut-être, mais par cette caractéristique éminemment perverse (car croire au Diable sans croire en Dieu, c'est rejouer le jeu pipé de l'esthète qui, comme Paul Valéry, est charmé par le serpent, écoute plaisamment la douce voix de Monsieur Teste), c'est, en jouant et en rejouant la vieille antienne de l'art pour l'art, penser assez bêtement que tant de femmes et d'hommes n'ont hurlé leur plaisir en se ruant dans la carrière du Mal qu'afin de servir le Maître cruel, baiser son cul comme les sorcières au sabbat ! Or, si les malheureux se donnent à Satan, c'est moins par amour ou même simple respect pour celui-ci que parce qu'ils veulent provoquer Dieu, Le forcer à les écouter, voyez ainsi la Mouchette de Bernanos ou le Gilles de Rais de Huysmans.
Nous tenons donc notre prodige strictement littéraire, un Satan de pacotille existant sans Dieu même si, pourra-t-on m'objecter, il existe dans notre roman une authentique figure christique, Christel justement, dont le transparent symbolisme est aussi puéril que grossier.
Dès lors, Gracq a beau faire, déployer ses talents de sophiste, employer sans trop y avoir réfléchi les termes évocateurs mais déchristianisés de «chute», «rédemption» ou «sauveur», sa ridicule théologie ne parvient à se hisser, et avec quelle langue tirée, quelles ampoules au pied et quelle fatigue de tout le corps chétif si peu habitué aux vraies ascensions, qu'au sommet lilliputien d'une butte dialecticienne d'où il peut tapoter la tête attentive du potache Hegel, l'un des auteurs préférés, ô surprise, du personnage principal d'Au château d'Argol, un premier roman qui nous explique, dans son Avis au lecteur, que sa trame doit être comprise comme l'illustration romanesque de la mécanique bien huilée du philosophe, mais appliquée sans autre précaution conceptuelle au dogme catholique de la rédemption !
Rien, donc, pas même le ridicule, ne semble devoir arrêter Julien Gracq qui n'hésite pas à évoquer le «sauveur» et le «damnateur» ainsi que «deux déterminations n'étant dialectiquement pas séparables» (8). Qu'y aurait-il encore d'effarant à proposer du «mythe» de la chute de l'homme une «explication» toute hégélienne où la seule rédemption possible, pour le pauvre pécheur, consisterait à tremper de nouveau ses lèvres dans la coupe dont jadis il se rassasia, celle dont le breuvage aurait dû faire de lui l'égal d'un Dieu, puisque «eritis sicut Dei» (9). Qu'y aurait-il de bien original aussi à faire que d'une habile concaténation, «la main qui fait la blessure [puisse] aussi la fermer» (10) ?
Rien à faire. Philosophie de foire, littérature de boudoir. Julien Gracq, que je qualifiais, ironiquement, de prestidigitateur exquis, utilise de si visibles ficelles qu'elles en deviennent, dans son roman, comiques. Nous ne sommes donc pas en présence d'une dramatique au sens que l'immense théologien qu'était Hans Urs von Balthasar donnait à ce mot, de la chute et de la rédemption mais dans une banale machinerie, avec gros soufflet et huile fort grasse, produisant de la dialectique pour planches de théâtre de boulevard. Rien à faire non plus, le pauvre démon que Gracq essaie de faire tenir debout sous nos yeux pas mêmes amusés, à grand renfort de béquilles fragiles et de sang de navet est, tout comme son pitoyable succédané christique, incroyablement pâle, pauvre être de papier ayant moins de consistance qu'une bulle de savon, translucide marionnette qui jamais ne parvient à crever ne serait-ce que l'enveloppe du plus commun cliché mythologique.
Julien Gracq l'esthète ne choisit pas, il contemple le Bien et le Mal réduits à deux faces d'un même papier cigarette sur lequel il gribouille, à l'encre sympathique et avec une plume que l'on dirait avoir été confectionnée avec une patte de mouche plutôt que de dragon, une vague histoire pas même entraînante, capable de nous ravir comme le font les destinées infernales des personnages diaboliques que les contes gothiques d'une Radcliffe ou d'un Maturin, reconnaissons-leur ce mérite, parvenaient à rendre, avec plus ou moins de réussite il est vrai, distrayants sinon captivants.
Peut-être eût-il fallu mettre, sous le nez de notre bon professeur Poirier, quelques lignes de Bernanos, qu'il semble avoir lu, bien que distraitement et sans nous dire grand-chose(11), extraites du Chemin de la Croix-des-Âmes : «il y a deux façons de se damner, il y a deux chemins de la perdition. Le premier est d'aimer le Mal plus que le Bien [...]. C'est le plus court. L'autre est de se préférer soi-même au Bien et au Mal, de rester indifférent à tous les deux. C'est le chemin le plus long conclut Bernanos, car c'est "le chemin dont on ne revient pas».

Notes
(1) Un beau ténébreux (Éditions José Corti, 1989), p. 114.
(2) Propos (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1991), pp. 654 et 758.
(3) Un beau ténébreux, op. cit., p. 251.
(4) Ibid., p. 193.
(5) Ibid., p. 254.
(6) Ibid., p. 169.
(7) Ibid., p. 120.
(8) Au château d'Argol (Éditions José Corti, 1988), p. 8.
(9) Ibid., pp. 40 et 41.
(10) Un beau ténébreux, op. cit., p. 255.
(11) «Bernanos surtout – dont tous les protagonistes sont des prêtres, ou vivent dans l’aura du prêtre – quel écho son Curé de campagne peut-il bien éveiller aujourd’hui parmi les prosaïques brancardiers du service social qui couvrent par équipes de trois-huit les urgences de la «pastorale» ? Nous entrons aujourd’hui encore dans les singularités de la caste, close jusqu’à l’étanchéité, où vivait le duc de Saint-Simon, parce que les mêmes ressorts qui l’animent continuent à jouer sans déformation trop scabreuse dans le monde simplement snob de Proust, et peut-être même, pour l’essentiel, aujourd’hui encore dans celui de la jet society. Tout au moins une transposition reste-t-elle possible. Mais comment entrer dans les réactions d’une chimie mentale entièrement régie par un monde fantasmatique épuisé ?», in Carnets du grand chemin (José Corti, 1992, réédition utilisée, 2003), p. 240.