Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« La revue Place au(x) panses d'Olivier Pascault | Page d'accueil | Les ténèbres d'Abel Ferrara : Fear City »

29/04/2004

Metropolis de Fritz Lang

Crédits photographiques : Mario Tama (Getty Images).

J'ai découvert Francis Moury alors que je cherchai des plumes susceptibles d'écrire sur l’œuvre de Pierre Boutang : elles sont peu nombreuses, fort heureusement… Ainsi néanmoins furent contactés Jean-François Colosimo (qui oublia ses engagements), Stéphane Giocanti ou... Francis Moury, qui proposait de faire paraître dans Dialectique quelques extraits de cours sur la métaphysique professés par Boutang. Je rencontrai l'homme qui, après s'être enfoncé (ou élevé, au choix) seul dans le grouffre d'une érudition philosophique remarquable, évoqué ses troublantes pérégrinations nocturnes à la belle époque où Paris offrait encore à un public d’amoureux quelques bonnes salles consacrées à la projection d’œuvres pornographiques de qualité (ce sont à peu près ses termes…), ne manqua pas de m'entretenir de l’une de ses passions les plus exacerbées : le cinéma. Moury officie, le croira-t-on alors que tant de crapauds croassent à propos de nullités (cela s’est tout récemment vu au sujet de l’exécrable, crétin et prétentieux Immortel de Bilal), de façon bénévole, outre sur différentes tribunes , par exemple dans les colonnes virtuelles de DVDrama : le moins que l’on puisse avancer est que son style y dénote par l’évidente qualité des connaissances cinématographiques du passionné et une impeccable plume lesquelles, nous devions également nous y attendre, lui sont reprochées presque systématiquement par quelques animalcules boutonneux qui hantent les forums de la Toile. Je suis toujours fasciné à cet égard par la médiocrité et la bassesse réellement abominables qui ne manquent jamais de germer dès qu’une œuvre de qualité tente de se dresser hors de la mare trouble où pataugent les canards bavards de la critique. Je ne pousserai pas la perfidie jusqu’à affirmer de même que les textes de Moury, dont je ne publierai dorénavant que des extraits sur ce blog (ce qui m’évitera fort heureusement d’avoir à citer systématiquement les sites mentionnés plus haut…), restent incompris, j’en suis presque sûr, des autres critiques cinématographiques qui, pour la plupart, paraissent incapables d’écrire dans une langue d’un niveau plus complexe que celle baragouinée par les héros des mangas.

Fiche technique/casting succincts
Réalisation : Fritz Lang / Production : Erich Pommer (U.F.A.) / Scénario : Fritz Lang et Théa von Harbou d’après son roman / Directeur de la photographie : Karl Freund et Gunther Rittau / Effets spéciaux : Eugen Schüfftan / Décors : Otto Hunte, Eric Kettelhut et Karl Vollbrecht / Musique : Gottfried Huppertz / etc.
Coffret (1 DVD 9 + 1 DVD 5 Zone 2 PAL) édité le 18 avril 2004 par MK2 éditions.
Durée du film : 117’30’’ou 1H57’30’’ – format image : 1.37.1 ou 4/3 N. & B. – son : v.o.s.t.f. DD5.1 et 2.1 – Suppléments.
Brigitte Helm (Maria / la créature), Alfred Abel (Joh Fredersen), Gustav Fröhlich (Freder, son fils), Rudolf Klein-Rogge (Rotwang), Theodor Loos (Josaphat), Erwin Biswanger (ouvrier 11811), Heinrich George (gardien de la machine «Moloch»), etc.

Résumé du scénario
En 2006 les ouvriers allemands sont devenus les esclaves des machines et vivent parqués dans des cités souterraines tandis que Metropolis, dominée par une moderne tour de Babel biblique, trône à la surface, hérissée de tours et de jardins suspendus, de viaducs et de ponts, sillonnée d’avions et parcourue en tous sens par des voitures. C’est là que vivent les maîtres de la cité et leurs enfants, dans des bureaux colossaux, des jardins édéniques, des stades majestueux. Le fils de son patron et fondateur Fredersen tombe amoureux de Maria, une pauvre ouvrière et découvre les horreurs de la vie des nouveaux damnés de la terre. Maria leur prêche au fond des catacombes, après les dix heures de travail réglementaire, la venue d’un médiateur qui réconciliera la main (les ouvriers) et le cerveau (les patrons) au moyen du cœur. Fredersen ordonne au savant Rotwang de construire une créature ayant l’apparence de Maria afin de subvertir toute tentative de révolte et contrôler le destin de son fils. Rotwang accomplit sa tâche mais son but est bien différent : il veut provoquer la destruction et le chaos afin de se venger de son maître qu’il tient pour responsable de la mort de son épouse Hel Fredersen, à laquelle il était lié. De fait, la Maria artificielle obéit bientôt aux volontés démoniaques de Rotwang et risque d’entraîner non seulement la mort de la véritable Maria et du fils de Fredersen mais encore l’Apocalypse…

Critique
On sait que l’origine du film est à la fois un scénario de Théa von Harbou d’essence mi-nationale-socialiste mi-démocrate-chrétienne au romantisme sentimental naïf et le voyage qu’avait effectué son ancien époux en 1925 à New York dont les buildings aperçus de nuit dans le port l’avaient fasciné. Metropolis (1927) transcende finalement ces deux causes occasionnelles contingentes mais elles sont tout de même dignes d’être repérées et analysées.
L’idée de la médiation qui court comme un fil rouge dans l’histoire de la philosophie allemande de Jacob Boehme à Nietzsche en passant évidemment par Hegel et les hégéliens de droite comme de gauche (dont Marx) est ici vulgarisée et critiquée, et en somme rabattue plutôt du côté de la sociologie française d’Auguste Comte, voire de celui de l’économiste Frédéric Le Play ! Inutile de dire que les marxistes allemands devaient s’étouffer de rage en voyant la réconciliation finale (d’un comique grotesque intangible) du capital et du travail ! Théa von Harbou demeura fidèle au national-socialisme «nazi» (dont la réconciliation du capital et du travail était une idée-force, mais par la médiation de la nation et non pas du cœur «individuel» comme dans notre film) tandis que Lang, comme on sait, refusa l’offre de devenir le cinéaste officiel emblématique du IIIe Reich et émigra après le tournage du Testament du Dr Mabuse (1932) en France puis en Amérique. Lang avait épousé Théa von Harbou puis en avait divorcé mais elle demeurait sa collaboratrice fidèle et écrivit le roman dont elle tira le scénario. Et Lang n’en renia certains aspects, d’ailleurs un peu du bout des lèvres, que bien plus tard.
Ce qui l’intéressait au premier chef, c’était la possibilité offerte d’un cinéma visionnaire dont les buildings de New York étaient selon lui une prémisse matérielle, celle d’un cinéma proprement «démoniaque» par son esthétique comme par ses thèmes de base. En dépit du commentaire historique offert dans le premier supplément annexé au film, il est évident que bien des aspects expressionnistes sont manifestes dans ce dernier et qu’il ne marque nullement une rupture avec ses prédécesseurs, y compris dans la filmographie même de Lang. Ils sont alliés à ceux de «l’art nouveau» des années 1910-1920 (costumes, accessoires, architecture) et à ceux du surréalisme. On constate que le passé (une cathédrale gothique où s’animent la mort et les sept péchés capitaux, une tour de Babel biblique revendiquée expressément comme telle, l’Apocalypse de saint Jean, les jardins suspendus de Babylone), le présent (voitures, bureaux, machinisme, boites de nuits, etc.) et le futur (l’androïde, le savant fou, la technologie de science-fiction) coexistent dans un étonnant mélange, aussi étonnant que les aspects mi-passéistes, mi-contemporains voire prémonitoires de la fameuse médiation qui fonde le scénario. Lang est coutumier de ces mélanges de temps et d’époques, de civilisations et de cultures. L’extrême modernisme du film, son éternité visuelle comme dramatique proviennent précisément de ce mélange revendiqué comme synthétique, total et définitif. C’est ce mélange qui devait décevoir si cruellement les critiques contemporains qui nous ravit justement aujourd’hui ! On a d’ailleurs pu parler avec raison de «science-fiction […] médiévale» (Sadoul en 1965 qui n’aimait guère le film du point de vue politique mais savait l’analyser, comme c’est souvent le cas chez lui) à son sujet et la formule n’a pas vieilli d’un pouce.
Chronologiquement situé entre les deux films consacrés à la mythologie germanique des Niebelungen (1924) et celui consacré au voyage de La femme dans la lune – que le couple «Maria» – «Freder» devait initialement effectuer, ce qui eût constitué une suite directe ! – tourné avec des capitaux mixtes américains et allemands, Metropolis emprunte à l’univers du fantastique et à celui de la science-fiction tout comme à l’Allemagne contemporaine pour se constituer comme unité, résultat tout autant que source tant dans la filmographie langienne que dans l’histoire du cinéma mondial. Il emprunte aussi naturellement au premier âge d’or muet du péplum italien. La révolte des constructeurs de la tour de Babel y renvoie très directement : la séquence est saisissante. L’architecturalisation des figurants, l’usage des effets spéciaux les plus en avance sur leur temps – l’idée du téléphone-vidéo se trouve d’ailleurs déjà dans Die Spinnen [Les araignées] (1920) –, le jeu authentiquement expressionniste de l’acteur Rudolf Klein-Rogge, tout cela est déjà présent dans la filmographie de Lang et il est inutile de répéter ce que Lotte H. Eisner a si bien analysé dans sa biographie du maître allemand parue en France en 1984. La séquence des sept péchés capitaux et l’animation de la mort renvoient à l’inspiration gothique de l’expressionnisme allemand dans son ensemble et à Der Müde Tod [Les trois lumières] (1921) tout aussi bien. Ajoutons tout de même que James Whale s’inspirera évidemment de la séquence de la création de la fausse Maria pour Frankeinstein (É.-U., 1931) et pour son génial The Bride of Frankenstein [La fiancée de Frankenstein] (É.-U., 1935) tandis qu’elle évoque parfois un Golem modernisée bien autrement excitant que celui filmé par Galeen en 1914 ou par Paul Wegener en 1920. Et que les visions du machinisme d’un René Clair ou d’un Charlie Chaplin s’en souviendront aussi, que William Cameron Menzies se souviendra pour sa part plus précisément de ses hallucinants décors urbains futuristes dans son Things To Come [La vie future] (É.-U., 1936), que le plan de la foule tirant une pyramide est certes inspiré par Pastrone mais que sa rigueur toute langienne inspirera certainement elle-même (consciemment ou inconsciemment ?) Howard Hawks pour Land of the Pharaohs [La terre des Pharaons] (É.-U., 1955), que celui de la boite en verre contenant une étrange lumière inspirera probablement Terence Fisher (qui connaissait bien l’œuvre de Lang) pour son non moins génial Frankenstein Created Woman [Frankenstein créa la femme] (R.-U., 1966). On pourrait multiplier les exemples d’emprunts innombrables de Lang à son œuvre antérieure mais on pourrait aussi multiplier ceux des emprunts effectués par ses plus grands héritiers. C’est dire que Metropolis est un des grands films matriciels du cinéma mondial et que les rides qu’il a prises ne sont rien en comparaison de l’étonnante modernité de l’ensemble.
La première heure de cette version restaurée (qui dure dans son ensemble à présent presque deux fois plus longtemps que celle connue il y a encore vingt ans et est à présent divisée en trois parties par les intertitres) paraîtra à certains moments un peu lente au spectateur contemporain mais elle contient déjà nombres d’idées visuelles inoubliables qui la rendent encore aujourd’hui visible avec plaisir, en partie grâce aux sublimes séquences retrouvées. Et dès lors que l’androïde Maria est présentée, le rythme s’accélère fiévreusement jusqu’à la fin. L’ampleur de la version reconstituée et restaurée est bien différente de celle de la version courte appauvrie exploitée en Allemagne et aux États-Unis et que l’on pouvait encore voir dans les salles du quartier latin à Paris vers 1980. Cette version courte produisait déjà un effet inoubliable alors comment dire notre émerveillement devant la version longue enfin découverte ? Certaines séquences sont quasiment autonomes, ont une vie propre (celles des cauchemars prémonitoires médiévaux et bibliques du fils de l’industriel, celle de la tour de Babel) et modifient l’économie rigoureuse de l’action au profit d’un baroque extrême dont se souviendront Rex Ingram, Vincente Minnelli, Giorgio Ferroni et tant d’autres. Bien entendu, Lang n’a pas attendu Orson Welles pour employer la profondeur de champ ou le travelling subjectif et sa caméra, dans Metropolis, exploite en même temps qu’elle contribue à l’enrichir toute la richesse native de l’art cinématographique. Synthèse du cinéma muet, Metropolis est aussi annonciateur d’un cinéma sonore au montage musical en raison du soin extrême apporté à la relation entre la partition et l’action. Cet aspect avait d’ailleurs été «exploité» par Moroder dans sa version modernisée de 1984 mais ne concernait que la copie courte du film. Cette aberration – si intéressante pouvait-elle paraître à certains lors de sa présentation – n’a plus de raison d’être puisque la musique originale est ici restituée et qu’on sait que le film était soigneusement écrit en relation avec elle. Symphonie filmée ou mise en scène symphonique, Metropolis est tout cas, tel qu’il nous est enfin restitué, assez wagnérien et prolonge directement les Niebelungen de ce point de vue.
Sa violence symbolique comme purement visuelle et son érotisme sont eux annonciateurs de bien des aspects du cinéma populaire-bis américain et européen. Il convient d’ailleurs, en guise de conclusion et de clin d’œil, de noter l’existence de l’intéressant (et pas seulement d’un point de vue historique en raison de sa partielle homonymie sémantique un peu trompeuse) Il gigante di Metropolis [Le géant de Metropolis] (Ital., 1961) d’Umberto Scarpelli, un splendide «péplum fantastique» italien qui retrouve régulièrement une thématique et une beauté plastique bien dignes de sa source revendiquée, même si son sujet évoque plutôt l’Atlandide qu’E.G. Ulmer venait de revisiter pratiquement la même année. Et cela dit même après l’avoir uniquement visionné sur une chaîne de son pays d’origine vers 1988 qui le recadrait pourtant outrageusement et le coupait toutes les cinq minutes de publicité longues de cinq minutes, ce qui rendait sa vision presque aussi longue que celle de cette édition restaurée de Metropolis ! À quand d’ailleurs, de ce film de Scarpelli, une copie restaurée avec le même soin et son édition en DVD zone 2 ? Quel distributeur français rétablira cette belle continuité spatio-temporelle de l’histoire du cinéma entre un des chefs-d’œuvre les plus reconnus du cinéma classique (à l’époque nullement considéré comme tel, d’ailleurs) et un autre, non moins authentique prétendant à ce titre dans son registre, à savoir le cinéma-bis le plus méconnu mais le plus noble ?