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24/06/2004

Quelques chevaliers de la Table ronde

Words, words, words

 

 

« La corruption de l’homme est suivie par la corruption du langage. Quand la simplicité du caractère et la souveraineté des idées sont rompues par la prédominance des désirs secondaires […], et que la duplicité et le mensonge prennent la place de la simplicité et de la vérité, le pouvoir exercé sur la nature en tant qu’interprète de la volonté est perdu jusqu’à un certain point ; on cesse de créer de nouvelles images, et les mots anciens sont détournés pour représenter des choses qui ne le sont pas ; on se met à employer de la monnaie de papier quand il n’y a plus d’or ni d’argent dans les caisses ».

Ralph Waldo Emerson, La Nature

Lectures de plusieurs revues dont Médias, qui ne démérite pas comme je l’avais une première fois affirmé, n’ayant fait alors que parcourir quelques pages, ce qui suffit assez, bien souvent, pour se faire une idée assez précise de la qualité du travail proposé. La mise en page, d’ailleurs, est très claire, les photos assez soignées bref, on peut respirer. J’ai surtout apprécié l’entretien avec Marcel Gauchet qui évoque l’idée d’un « journalisme supérieur », aberration qui me paraît parfaitement creuse, un bon écrivain étant à mes yeux le plus grand des journalistes possibles, que dire alors d’un très grand écrivain si l’on songe à Bernanos, Malraux ou Mauriac qui donnèrent dans le journalisme. Un journaliste, inversement, fût-il le souverain pontife de ce minuscule État ayant sa propre législation discrétionnaire, ses bordels, sa police et ses cachots, ne sera dans le meilleur des cas qu’un piètre écrivain. Reste que le patron du Débat a parfaitement raison de souligner, après combien d’autres cependant, que le petit monde du journalisme français « est peuplé de militants qui ont trouvé dans les médias un autre emploi du mode de pensée militant ». L’article cosigné par Robert Ménard et Pierre Veilletet sur la guérilla des altermondialistes contre l’info est tout simplement excellent, dans lequel on peut lire cette description parfaitement valable de notre époque – à l’exclusion du premier membre de phrase (et encore) – alors qu’elle s’appliquait au monde des années 70-80 : « coalition hétéroclite de régimes communistes, de despotes afro-asiatiques et d’intellectuels occidentaux tiers-mondistes » qui tente, par tous les moyens qui sont à sa disposition, de jeter au large un filet au maillage ultra-serré afin d’éviter que quelque poisson indiscipliné ne lui échappe.

Alors que Chantal Delsol, dans un bel article pour l’enquête menée par Le Figaro sur l’identité française, affirme, pour une fois de façon assez claire et sans louvoyer, qu’il nous faut « redessiner sans les perdre les référents qui nous ont construits », Richard Millet, dans un magnifique texte (Le Dernier Écrivain) paru dans la nouvelle série des Cahiers de La Table ronde, écrit sans ambages qu’il voit « s’effondrer la grande verticalité européenne au profit d’une horizontalité parcellaire : la fin du christianisme, c’est-à-dire de la littérature telle qu’elle nous a portés jusqu’en ce nouveau siècle d’où elle semble se retirer […] ». L’idée est intéressante (mais certes pas neuve) qui affirme que la littérature (et plus largement, à mon sens, l’art tout entier) n’a strictement plus rien à dire si la déserte la préoccupation de la transcendance. La suite mérite d’être notée qui évoque un affaiblissement de la puissance politique française concomitante d’une langue qui tous les jours perd de son sang, idée ingénieusement exposée par un autre auteur des Cahiers, François Taillandier : « La France est entrée dans la fadeur du reniement de soi, dans l’extraordinaire réticence de langue, ne nommant plus le monde, ce qui continue de s’entendre en français ne répondant déjà plus de moi, n’étant plus à la langue qui m’a constitué que le bruissement même de ma disparition et à la phrase française ce que le rock et ses dérivés sont à la musique savante ». Tout est dit et dans une langue très maîtrisée qui n’est pas, heureusement, le pidgin télégrammique (ou le sabir télégraphique pour les esthètes...) employé par Nicolas Rey dans un texte insignifiant. A mon sens, c’est l’affaiblissement de notre langue qui réduit notre pays à n’être plus qu’un inlandsis de médiocrité, une toundra intellectuelle fière de ses quelques maigres arbustes. Il y a autre chose dans la constatation faite par Richard Millet : un effacement progressif de l’écrivain au monde, qui déserte la place publique piaillante de cris et de réclames pour s’enfoncer en son âme avec pour seule compagne la langue, autant dire non seulement et à l’évidence la France, toute la France depuis, au moins, les Serments de Strasbourg rédigés en 842 mais aussi les autres pays, leur histoire, les liens entre ces derniers et notre pays, l’univers tel que notre langue nous l’a donné à voir et comprendre. Le « sentiment de la langue » est ainsi une recherche, mieux, une quête que j’hésite à nommer mystique, une plongée dans « l’épaisseur d’une langue » qui a (pardon, qui aurait puisqu’elle ne l’a plus guère…) « le goût du secret et l’évidence cachée du monde ».

Quoi qu’il en soit ce premier numéro de la nouvelle série est prometteur et je me dois de saluer, quelles que soient mes critiques, la volonté de deux hommes, Denis Tillinac et Jean-François Colosimo, qui ont permis la renaissance de ce qui fut une très belle revue. Je signale d’ailleurs, pour finir, les textes de Jean-François Colosimo – sorte de journal aussi métaphysique (mais tout de même bien moins salonnard) que celui de Michel Crépu est littéraire – et de Philippe Muray même si la partie purement littéraire de la revue, je l’ai dit avec Nicolas Rey mais aussi Gabriel Matzneff et Yves Charnet, s’avère la plus décevante.

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Voici une critique rédigée par Luc-Olivier d’Algange sur Saint-Bernard (Éditions Pygmalion-Gérard Watelet, 1998) de Philippe Barthelet.

Le spectacle du monde moderne ne laisse de rendre plus merveilleux les temps où l'esprit se manifestait avec une royauté si naturelle que les circonstances historiques et profanes ne cessaient d'en recevoir l'empreinte et, parfois, d'en être bouleversées. Quel monde étrange et lointain que celui où la parole humaine, dévouée à ce qui la dépasse était entendue avec révérence ! « La connaissance de Dieu, écrivit Saint-Bernard, est la cause que l'homme est quelque chose ». Philippe Barthelet, dans le livre qu’il a publié sur Saint-Bernard, dans la collection Chemins d'éternité dirigée par Olivier Germain-Thomas, précise ainsi le propos : « L'homme n'est que pour autant qu’il connaît Celui qui est. Dans la mesure même où elle est d'ordre supra-individuelle, l'autorité spirituelle est infaillible par définition ».

Faire le récit de la vie de Saint-Bernard, c'est bien autre chose qu'une biographie. Certaines existences sont prédestinées. Or, qu'est-ce qu'une prédestination, sinon une victoire sur le déterminisme ? Ces éclatantes destinées, écrivit Bernanos à propos des hommes qui se sont haussés jusqu'à la sainteté et furent transfigurés par elles « échappent, plus que toutes les autres, à n'importe quel déterminisme : elles rayonnent, elles resplendissent d'une éclatante liberté ». Le récit d'une existence prédestinée exige de l'auteur l'exercice à la fois de la vision panoramique et de la vue plongeante. Il faut tenter de rendre compte, en même temps, de l'horizontal et du vertical. Relever ce défi, c'est comprendre les traces d'un cheminement humain comme l'empreinte d'un sceau divin. Philippe Barthelet montre, avec exactitude, que chaque moment de la vie de Saint-Bernard est une victoire sur le hasard. Cette victoire, il importe de nous en souvenir, fut aussi longtemps celle de la Couronne de France. Lorsqu'une vie humaine est haussée à une certaine intensité de ferveur et d'abandon, il peut arriver qu'une conversion du regard change le plomb si lourd et si immobile de l'entendement humain en un or fluant d'entendement divin. C'est à cet instant-là que les signes deviennent Symboles.

Tout est dans le mystère de l'oraison. L'oraison est à la fois prière et parole. La possibilité même de retrouver l'oraison dans l'écriture témoigne de la générosité divine. Nous nous hasardons dans les phrases, portés par une exigence vague et peu à peu la grammaire et l'étymologie nous laissent entrevoir l'Ordre divin. « La Prière est l'échelle de Jacob, écrit Philippe Barthelet, le lien vivant entre tous les mondes ; la prière est la véritable parole de l'homme, que les anges écoutent ».

De cette perspective métaphysique où le Symbole rayonne, Philippe Barthelet, parce qu'il sait construire et orienter son propos, nous porte un témoignage précis, dans la lignée de René Guénon, avec cette exactitude mathématique qui unit le sens des rapports et des proportions avec l'effusion lumineuse du sentiment poétique. Ainsi, à propos du Symbole de la fête des Rois : « La kabbale hébraïque, telle que le Moyen-Age l'a connue, l'ésotérisme chrétien en a sucé le lait et il semble qu'en ce domaine tout ou presque soit à redécouvrir ; beaucoup de rapprochements que l'on se hâte de déclarer fortuits s'y éclaireraient d'une toute autre lumière. On observe par exemple que le lis, en hébreu Havatseleth symbolise la Shekinah ou présence divine et qu'il a la même valeur que le miel, Nöphet, soit 350. Le lis et le miel sont attribué à la Vierge par la liturgie chrétienne, et Saint-Bernard, doctor mellifluusqui fait couler le mielest, par tradition le protecteur des Lis, soit de la Couronne de France, laquelle appartient à Dieu comme l'a rappelé Jeanne d'Arc. Couronne que le roi Louis XIII a consacrée, ou mieux translatée, à Notre-Dame ».

L'intérêt de telles considérations est de montrer que ce qui paraît si lointain, si éloigné de nous par la tristesse étrange du monde moderne, est en même temps fort proche. Non seulement nos villes et nos livres sont pleins de témoignages de la vérité justement orientée mais encore, au cœur de chacun, pour peu qu'il n'eût point été gagné par le nihilisme, demeure quelque ressouvenance et quelque pressentiment d'un élan chevaleresque. « Il est au vrai deux sortes de chevaleries, écrit l'auteur, la terrestre et la célestielle, la chevalerie selon Lancelot et la chevalerie selon Galaad,l'ancienne et la nouvelle, comme il y a selon Saint-Paul le vieil homme et l'homme nouveau. L'ancienne est la chevalerie de naissance et de caste ; elle n'est que la préfiguration charnelle de l'autre, la spirituelle, où tout prend sens et figure véritables [...]. C'est encore la leçon très-oubliée du symbolisme : le sens obvie, banal, technique peut avoir raison, il aura toujours moins raison dans son ordre subalterne que le sens profond, secret, "poétique" si l'on veut, prophétique à coup sûr, qui replace chaque chose particulière dans sa juste perspective, apprend à voir en elle un hiéroglyphe de l'invisible et à déchiffrer l'univers comme un blason de Dieu ».

L'ouvrage donne au chercheur épris de l'art du déchiffrement (qui se distingue du banal dénombrement, comme l'interprétation se distingue de l'explication) des éléments premiers et primordiaux. Notre temps n'est que trop enclin au délire d'interprétation. Il importe désormais de se reporter à l'essentiel. Les plus vastes champs du savoir ne valent que s'ils s'ordonnent et désignent un centre, qui est la Sapience. Le style vient servir la Sapience en donnant à la pensée l'élégance et la précision qui font de la quête de la Vérité une aventure digne d'être vécue. De toutes les aventures humaines, la chevalerie spirituelle est celle qui donne avec le plus d'exactitude au mot orientation sa signification aurorale et libératrice. L'ouvrage s'adresse ainsi au premier titre à celui qui s'interroge sur le sens du passage entre l'histoire et la Légende.

Toute vie prédestinée fleurit dans la Légende. Sa corolle d'or s'épanouit dans le supra-sensible. « Saint Bernard, écrit Philippe Barthelet, a quitté l'histoire pour le conte, quand le conte est devenu le refuge de toute sainteté opérative et médiatrice dans l'ordre temporel. La légende bernardinelegenda, ce qui doit être recueilli, et lua refleuri bientôt dans la Quête du Graal, dont l'auteur anonyme a fait de Galaad le double poétique de l'abbé de Clairvaux, au point que tout le roman peur se lire comme une nouvelle Vita Bernardini dépouillée des contingences de la biographie : non pas recomposition délibérée après coup sous le déguisement de la littérature, ce qui eût permis tout juste de produire un très-piteux roman ; mais infaillible coïncidence de l'allégorie et de l'histoire dans l'unique réalité du symbole ».