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18/08/2004

La Peau de l'ombre de Joël Gayraud

G. Helnwein, Le baiser de Judas, 1985

 

Lundi 16 août

J’ai terminé la lecture de La Peau de l’ombre de Joël Gayraud, paru chez José Corti. J’ai dit que l’on m’avait conseillé la lecture de ce livre, qu’il est vrai j’avais déjà repéré : une cible potentielle de lecture, rien de plus, je suis coutumier de ces espèces de repérage qui n’ont qu’un seul but, me jeter ensuite sur tel ou tel livre, dépecé alors comme si j’étais un tueur en série. Gayraud, nous apprend le site du célèbre éditeur, est traducteur du latin et de l’italien, d’auteurs tels qu’Ovide, Leopardi ou encore Agamben. Ancien khâgneux, l’homme est donc, à l’évidence, un fin lettré et son écriture s’en ressent, voici au moins un point que nous ne lui contesterons pas. C’est la peau de son écriture mais aussi son ombre, son aspect le plus volatil, inessentiel. Ainsi de son goût pour les méditations moins phonétiques que poétiques (l’exemple du « o dans le e ») ou pour ses réflexions sur le langage, souvent admirables même si, c’est là que le bât blesse, je ne comprends guère pourquoi un tempérament évidemment littéraire va s’égarer dans un domaine qui lui convient moins, celui de la philosophie. Pourtant, l’intention du livre est intéressante, qui annonce une attention phénoménologique à la réalité, moins à sa peau d’ailleurs qu’au velouté le plus fin de la pêche, qu’on appelle pruine. La matérialité fascinante et poétique du monde est donc privilégiée, louée même par rapport aux fantômes hideux de l’arrière-monde.

Fort bien. Mais alors, pourquoi donc, l’auteur ne se privant jamais de critiquer violemment l’emprise que le christianisme a exercé sur l’Europe, courir se réfugier, assez pitoyablement à mon sens, dans les jupes sales de la psychanalyse, cet idéalisme de la latrine ou de l’égout, ce faux dieu de nos déchets les plus rebutants, sous prétexte de tenter de saisir l’essence (le mot fera grimacer Gayraud) évanescente de nos rêves ? Quitte à choquer, je préfère me perdre dans les limbes fécondes de l’eschatologie, qui jamais ne peut se contenter bien longtemps d’approximatives visions (Maître Eckhart est ainsi l’un des auteurs dont je conseillerai vivement la lecture à Gayraud qui goûte davantage les surréalistes…), plutôt que glisser malencontreusement sur les étrons de notre inconscient, que je ne réduis cependant pas à la fosse septique humée par les sbires bavards de Freud. Reste que l’un des courts textes (p. 138) que l’auteur consacre à l’un de ces rêves qui nous semblent plus réels que notre quotidien est superbe, de la même façon que le goût proclamé d’une philosophie non systématique, c’est-à-dire hégélienne, fera privilégier à Gayraud des auteurs tels que Kierkegaard ou son tragique descendant breton, Jules Lequier. Une nouvelle fois, je ne puis qu’abonder dans le sens de l’auteur et goûter ces autres exemples de philosophes tragiques par excellence, Nietzsche, Michelstaedter ou Benjamin. En revanche, me troublent plusieurs points. D’abord le fait que Gayraud, qui vient de nous marteler son goût pour l’œuvre de penseurs qui n’ont jamais séparé le dire du faire, nous offre un bel exemple de dédite lorsqu’il affirme que, aujourd’hui, le seul héroïsme qui vaille étant celui de l’effacement et de l’oubli (p. 177), lui bien sûr peut continuer d’écrire ! Pourquoi donc ce privilège ? Nous ne le savons pas, si ce n’est que Gayraud, ce qui lui donne bien des droits sans doute, est un révolté, un conspirateur de l’ombre… C’est ainsi que Gayraud, qui sans cesse clame qu’il est un anarchiste au sens propre du terme, un homme qui veut, en détruisant le présent, faire advenir un nouveau commencement (archè), peut tranquillement devenir, à son tour, marchandise contemplée dans un lupanar par des milliers d’yeux virtuels, puis achetée, cela va de soi, par autant de mains avides.

Il y a plus grave cependant, je l’ai dit. La détestation évidente que manifeste l’auteur à l’endroit du fait religieux, plus encore, si cela est possible, à celui des religions révélées, systématiquement confondues avec des régimes d’oppression éhontée, voilà ce qui a fini par m’indisposer, m’agacer puis en fin de compte me faire partir d’un grand rire, l’humour étant finalement la plus belle claque que l’on puisse distribuer à un gamin sûr de ses dons qui, devenu adulte, ne s’en réfugie pas moins sous ses douillettes couvertures. En un mot, Gayraud a la trouille de ce qu’il connaît bien mal… En somme, et pour me laisser aller à un mauvais jeu de mot, il ne faut pas trop vite vendre la peau avant d’être bien certain d’avoir tué sa divine ombre… Car enfin, passe encore que l’auteur admire en Benjamin un penseur qui renonce consciemment à nous assener une vérité brutale, préférant tenter de nous convaincre par un chemin oblique (notons au passage qu’une telle approche est parfaitement applicable à Kierkegaard, espion de Dieu selon ses propres termes. Notons aussi que Gayraud, contre Scholem qui pouvait au moins se targuer de connaître infiniment mieux que l’auteur son grand ami, ne voit pas en Benjamin un penseur religieux…), passe encore qu’il nous fasse rayonner les splendeurs perdues d’une époque où le sacré n’avait pas encore été balayé par la violence des fous de Dieu. Comment expliquer en revanche la cécité de l’auteur quant à ces innombrables auteurs qui, en des termes d’une violence qui le feraient sans doute lui-même rougir, lui qui pourtant se présente en mercenaire de la révolte (le comble du ridicule est atteint lorsque Gayraud compare son courage à celui d’Ulysse, pp. 204-5), ont bien avant lui décrié la déshumanisation progressive du monde contemporain, sans connaître un seul traître mot du catéchisme marxiste ? Que vaut ainsi un Gayraud face à un Bloy, un Bernanos, qu’il ne cite jamais et qu’il ferait sans doute bien de lire quelque peu avant de jouer les prophètes de l’âge des blooms ? Que vaut-il même face à un Anders, communiste comme lui mais à l’évidence bien plus ouvert à des auteurs qui ne l’étaient guère, voire pas du tout, et dont les analyses remarquables concernant la technique, le triomphe de la machine, notre monde devenu fantomatique, etc., paraissent réduites, sous la plume de Gayraud qui semble ne pas connaître cet auteur phare, à quelques piques ridicules (et déjà maintes fois lues dans les livres de Finkielkraut par exemple) contre les portables, les marques de survêtement ou la marchandisation croissante de nos villes ? Quoi de neuf dans ces textes, pourtant nombreux, dénonçant la réification du monde et des êtres ? Y a-t-il une seule idée, non pas certes parfaitement originale mais, à tout le moins, nous dévoilant quelque horizon inconnu ? Non, il est vrai que la pureté de l’engagement communiste de Gayraud à de quoi nous faire hurler de rire, lui qui explique sa fascination pour les prestiges et les vertiges – à l’évidence : quelques dizaines de millions de morts tout de même – de l’utopie la plus meurtrière que l’humanité ait connue, par sa lecture des albums de Babar ! Je parlai de rire… En fin de compte, nous rassure le fait que l’imbécile est toujours terrassé par sa propre bêtise, qui suinte de chacun de ses pores sans même qu’il paraisse s’en rendre compte, prenant même celle-ci pour une irrépressible modestie qui lui fait confondre Netchaïev et… Casimir ?