Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Étonne-moi, saint Espace ! | Page d'accueil | Contrelittérature »

13/01/2005

Bernard-Henri Lévy ou Du romantisme comme déchéance de la raison, par F. Moury

Crédits photographiques : Attila Balazs (MTI via Associated Press).

«Moins on raisonne, plus on se montre fougueux et violent. C’est ce que doivent plus que personne éprouver les Athéniens, eux qui prétendaient commander aux autres; eux plus accoutumés à porter le ravage chez leurs voisins qu’à le voir porter chez eux.»
(Archidamos, roi de Lacédémone, à ses généraux, après la bataille de Platée)
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponèse, II, § XI (édité et traduit par M. Sommer, éd. Hachette, collection des auteurs grecs, Paris, 1873, p. 40).


«Qu’on n’aille pas croire, en effet, que personne soit par hasard esclave, que personne soit prisonnier de guerre par simple rencontre accidentelle. Qui a tué sa mère renaîtra femme pour être tué par son fils ; qui a violé une femme deviendra femme pour subir à son tour le même sort.»
Plotin, cité par Karl Jaspers, Les grands philosophes, t. 4, § Plotin, VI, Chute et envolée (éd. U.G.E. & Plon, coll. 10/18, trad. Maurice de Gandillac, Paris, 1972, p. 137).


Je te remercie, cher Juan, de m’avoir signalé ce dossier Bernard-Henri Lévy dont j’ai lu les extraits en ligne sur le site Internet du magazine L’Express et d’avoir supposé qu’il puisse m’intéresser. Il illustre à merveille ce vieux précepte hégélien qui veut que celui qui combat son temps ne fasse, en somme, que l’exprimer et, parfois, mieux que d’autres.

La démarche du biographe Cohen prétendant révéler une contradiction entre Lévy et son temps est fondamentalement anti-philosophique et essentiellement stupide par cela-même qu’elle croit distinguer une vérité historique d’un philosophe qui l’eût ou ne l’eût pas exprimée, à travers sa vie et son œuvre. De ce point de vue, elle me semble aussi ridicule que l’attitude de ces braves historiens des sciences qui avaient prétendu critiquer Bergson sous prétexte que Durée et simultanéité aurait manqué la compréhension de la relativité d’Einstein, dont on nous rebat les oreilles de «l’invention» depuis quelques jours. Lévy avait riposté brillamment, je m’en souviens, que cela équivalait à prétendre ruiner Descartes en raison de sa théorie des animaux-machines. Théorie qui d’ailleurs est intéressante car on discute tout de même encore des limites de l’instinctif et du non-instinctif chez les animaux dans le moindre traité sérieux de psychologie animale. Cette fondamentale vacuité et ses petitesses, par une ruse bien évidente de la raison raisonnante, proposent un savoureux raccourci historique des errements idéologiques et moraux qui ont jalonné les trente honteuses, de 1973 à 2003, et encore aujourd’hui… jusqu’à quand ?

J’ai donc lu les extraits du livre de Cohen, l’entretien qui lui est consacré accordé par Lévy à des journalistes de L’Express, lu aussi les articles de Raymond Aron et J.-F. Revel qui critiquait L’Idéologie française au lendemain de sa parution. De tout cela un goût amer ressort, que la sincérité – que je crois fondamentale en dépit de tout ce que s’évertue à prouver Cohen – de Lévy ne contribue nullement à adoucir !

Prouver que la carrière d’un philosophe des années 1970 repose sur la duplicité, le mensonge, l’arrivisme en traquant les nombreuses contradictions chronologiques, les revirements de posture tout au long de sa vie et de sa pensée ? Il faut avouer que l’entreprise a tout pour séduire a priori les sévères critiques de la modernité immorale que nous sommes dans la mesure où Lévy et ses amis sont chronologiquement les pères – je ne dirai pas «spirituels»; disons plus modestement «intellectuels» – de cette modernité. Bien sûr, elle est menée à bien : et alors ? Au prix d’une bassesse sans nom consistant à traquer le père pour mieux abattre le fils. J’ai rarement lu une attaque aussi ignoble. Il faut vraiment que le sentiment moral soit en voie d’extinction pour qu’un journaliste reproche à un fils d’avoir voulu sauver son père de la faillite ? Non, on ne doit pas mêler les histoires d’argent et la vie privée à la pensée pure : c’est une abjection dont les journalistes sont coutumiers mais qui n’a pas à être reprise lorsqu’on pense sur l’histoire du monde, sur l’histoire de la philosophie et sur le jalon que constitue («volens» certes et pas du tout «nolens-volens») l’œuvre écrite de Lévy comme ses déclarations orales vouées à la publicité.
Quelques points et d’abord la biographie, et dans cette biographie, le commencement : il contient en germe la fin, comme on le sait. On en a l’illustration. Analysons-donc la jeunesse telle qu’elle nous est objectivement connue, au-delà du témoignage intéressé de l’attaquant et des réponses de l’attaqué sur ce point précis.
On savait que l’E.N.S. était une pépinière, dans les années 1970, de marxistes – ceux, et notamment Althusser parmi eux, dont précisément le phénoménologue Michel Henry dénonçait la lecture de Marx dans son admirable Marx I Une philosophie de la réalité (éd. Gallimard, coll. N.R.F. Bibliothèque des idées, Paris, 1976), premier volume d’une étude dont le second est intitulé Marx II Une philosophie de l’économie) – et qu’il n’était pas évident de renier ce marxisme, alors, si on voulait passer les fourches caudines du prestige universitaire. On le suçait au mamelon des professeurs dont dépendaient l’avancement, les notes, la carrière. Il baignait la vie intellectuelle française de cette époque. L’E.N.S. était devenue, peu à peu, le nid le plus inattaquable de cet Alien, de ce Prédator (importé d’Allemagne) moral et intellectuel. Il faut bien mesurer les conséquences de cet état de fait pour en juger aujourd’hui. «Idéologie» est un terme marxien d’abord, puis marxiste. Lorsque je préparais à Louis le Grand le concours d’entrée à l’E.N.S., le bruit courait que Lévy avait réussi le concours parce qu’il était un excellent latiniste. Cela m’avait rendu Lévy a priori relativement sympathique (être bon latiniste signifiait tout de même «être nourri de la sagesse antique» et pas seulement connaître le Précis de grammaire latine édité par Magnard !) mais je ne m’étais pas senti obligé pour autant, alors, de lire ses livres. Par un effet d’hygiène mentale, je m’interdisais pratiquement de lire tout ce qui était postérieur à 1950, à moins qu’il ne s’agît d’histoire de la philosophie. Le temps, pensais-je, décanterait la proximité bien assez tôt. Son intervention télévisée que j’avais entrevue aux «États généraux de la philosophie» tenus vers 1977, si ma mémoire est bonne, m’avait convaincu qu’il incarnait – autant que les autres bruyants participants – ce courant marxiste qui prétendait révolutionner la tradition de l’enseignement de cette discipline dont le propre est de transmettre un passé en préservant strictement son contenu, sans jamais le modifier. Cela m’horripilait. Qu’il eût amené Sartre et Aron à se serrer la main me semblait… comment dire ?… vain. En 1979, le communisme progressait à nouveau dans le monde : l’U.R.S.S. avait envahi l’Afghanistan, occupant avec virulence une case de plus sur l’échiquier géostratégique. Le monde était bel et bien coupé en deux, entre deux blocs irréconciliables. Les boat-people du Sud-Est asiatique s’installaient dans mon quartier parisien : Belleville. Je voyais de mes yeux les conséquences de l’installation du communisme dans nos anciennes colonies indochinoises, et les premiers témoignages vécus que j’en reçus de vive voix dès les années 1980-1985 me confirmèrent dans ma haine intangible de ce régime, à tout jamais. Être anticommuniste, donc anti-marxiste (Marx disait, il ne faut jamais l’oublier, qu’il n’était pas marxiste), donc méfiant à l’égard de ceux relevant de son héritage, s’installant en héritiers-critiques, qu’ils fussent maoïstes ou gauchistes, anarchistes ou je ne sais quoi d’autre, me semblait naturel. Critiquer le communisme de l’intérieur, ou par le bord, par les marges ? La belle affaire ! Nous étions en guerre mondiale : il ne s’agissait donc pas, à mes yeux commençant à penser vers 1979-1981, de critiquer plus ou moins timidement mais de gagner une guerre ! Cohen a beau jeu de dénoncer les postures instables de Lévy face à L’archipel du Goulag selon qu’elles concernent son auteur russe (ce livre a marqué la fin de l’équivalence entre la Russie et le système communiste) avant ou après sa parution. Il suffit d’observer le temps qu’il a fallu aux intellectuels du monde libre pour reconnaître la justice et la nécessité de la guerre d’Indochine puis du Viêt-Nam pour mesurer l’ampleur du mal dont ces attitudes n’étaient qu’un symptôme évident.

Le romantisme procède à une relative déchéance de la raison écrivait Gusdorf dans les années 1980. Je ne sais pas pourquoi, j’aurais écrit non pas « à » mais «d’une» : cela se tient dans les deux cas. Cause ou conséquence : l’effet est politiquement le même. Le problème de Lévy n’est pas – d’abord – d’avoir voulu incarner la tradition française de l’intellectuel comme médiateur entre la raison et le peuple éclairé. C’est de l’avoir incarné «in illo tempore» : comment peut-on ressortir indemne d’un passé intellectuel crypto-communiste (ce qui nous semble une contradiction dans les termes était tout bonnement la norme de ce temps !) et d’une amitié avec «Tonton» (alias Machiavel à la rose) ? Pas évident. Avoir voulu s’appuyer sur un monarque aussi pervers pour réformer moralement la France et le monde ? D’autres s’y sont brûlés plus ou moins. Et cette idée, fondamentale, de remplacer la politique par la morale, qui a donné naissance à l’action absolument admirable moralement – mais vaine politiquement – d’un Kouchner ? Quelle naïveté insigne ! Quelle grandeur d’âme ! Lévy a adopté la posture de la «belle âme» : une posture sentimentale. Il était naturel que la presse du cœur s’emparât de lui entre deux dénonciations du fascisme de Péguy. Les communistes avaient insufflé au cœur de nos sociétés occidentales leurs arguments démoralisant notre jeunesse : de l’intérieur, cette jeunesse était prête à nier les valeurs sur lesquelles s’appuyaient leur histoire, leur culture, leur terre. C’était une jeunesse qui par conséquent exigeait que la guerre du Viêt-Nam fût perdue par nous et gagnée par les communistes mais qui admirait comme seul acte réellement moral le sauvetage des victimes engendrées par cette victoire infâme. Une jeunesse victime, en somme, de la contradiction qu’elle prétendait dénoncer et qui la manipulait.

Pourtant André Glucksmann, dans son remarquable Les maîtres penseurs (éd. Grasset, Paris, 1977), avait désigné cette perversion et n’a cessé de la désigner. L’ironie est qu’il fut trahi – d’une certaine manière même si cette illustration témoignait peut-être aussi de la perversion qu’il dénonçait – par l’illustration de la couverture de l’édition originale : une image du Crépuscule des Dieux de Wagner… mis en scène en 1976 par Patrice Chéreau dans les décors de R. Peduzzi à Bayreuth ! Une vision marxiste d’un opéra de Wagner ouvrant un livre qui dénonçait parfaitement la perversion marxiste ! Double-jeu éditorial typique de cette époque : Nietzsche s’en serait retourné dans sa tombe, de voir une telle couverture, alors qu’un chapitre lui est consacré… et que le chapitre en question est intelligent ! De la révolution française à Fichte, oui la conséquence est bonne, les prémisses aussi. De Kant aux post-kantiens… si Victor Delbos lit L’Express et ce dossier, que penserait-il ? Penserait-il d’outre-tombe que Bernard-Henri Lévy a mis en pratique La philosophie pratique de Kant ? Que son biographe Cohen l’a mise en pratique ?
L’amertume que provoque en moi cette question est venue cette nuit de la vision de ces Français au R.M.I. à qui E.D.F. a coupé l’électricité et qui doivent cuisiner à la bougie. Le journal télévisé nous a montré des maires révoltés contre E.D.F. puis un préfet ou un sous-préfet expliquer benoîtement que l’État n’avait pas lieu de s’immiscer dans l’exécution ou la non-exécution d’un contrat privé entre E.D.F. et ses clients. Qui à Uriage aurait prévu un jour cela en 1940-1942 ? Qui au C.N.R. aurait prévu cela au lendemain de 1945 ? Aucun Français sain d’esprit n’aurait imaginé assister à pareille scène ! On peut dire ce soir que certains de nos compatriotes vivent dans des conditions à peine meilleures que celles des survivants du désastre de l’Asie : «hic et nunc» ! Par la faute de l’État ou par la faute du marché ?
L’élite française fut décimée, nivelée, rayée de la surface de la terre en 1914-1918. La principale raison de la défaite de 1940 est d’abord là et pas ailleurs. Que cette élite fût de droite est un fait connu et que les élites de gauche d’alors aient vu dans la guerre de 1914-1918 l’occasion rêvée de décimer cette élite est un fait non moins avéré : certains à l’époque l’ont même dit haut et fort ! Que les restaurants du cœur aient été fondés sous une présidence socialiste qui devait installer le paradis en France est aussi un fait connu ! En fait de paradis, on a eu la pire crise sociale depuis 1929, la mort à l’œuvre – individuelle et sociale – jusqu’à la rupture provoquée par l’arrogance des derniers barons de la caste. Ce n’était pas dans leur plan ? Mais cela s’est produit tout de même ! Le destin a de ces ironies… La gauche en France depuis 1900 : ce brave Jean Touchard se posait une année cette question en forme de titre d’un de ses célèbres cours. Je l’ai lu. C’est un tissu de propos éclairants consacrés à une suite d’insanités et de naïvetés. Et ce soir, en ce début de XXIe siècle, nos compatriotes pauvres doivent parfois s’éclairer à la bougie pour pouvoir apercevoir ce qu’ils cuisinent avec leur réchaud à gaz ! Parfois depuis près d’un an, telle cette femme, d’un certain âge et d’une grande dignité, que j’ai vue ce soir dans la pénombre ! Mon parrain me racontait qu’Octave Hamelin avait choisi de s’éclairer à la bougie et refusait l’électricité comme un luxe inutile, preuve de sa vigueur et de son énergie, de son indépendance d’esprit si caractéristique d’un philosophe authentique. Mais Hamelin l’avait choisi ! Cette femme ne l’a pas choisi. Si Hamelin avait vécu pour voir une telle infamie, il aurait vendu une partie de sa bibliothèque (au moins ses doubles) pour lui offrir un abonnement E.D.F. : on peut le gager ! La gauche en France a rayonné intellectuellement sur le monde français et francophone pensant de 1945 à presque nos jours… pour en arriver là. Pour laisser triompher un capitalisme inhumain en se contentant de colmater les brèches de quelques rustines mais en favorisant comme jamais son expansion dans notre pays. Les guerres qu’elle refusait de gagner ont été finalement gagnées par la force des choses. Son progressisme n’empêche pas que nous sommes, comme aux plus belles heures des pires désastres recensés, environnés par la mort, la faim, la peur, la souffrance. Et E.D.F-G.D.F. fait de la publicité dans le magazine de gauche Alternatives économiques : contradiction quand tu nous tiens. De Voltaire à Bernard-Henri Lévy, la conséquence est-elle bonne ? Tous deux ont pensé l’inanité de la guerre d’une manière formelle et sentimentale : «candide». On retiendra dans les deux cas des postures, des pensées, des traces. Oui. Sans doute. Des traces que Cohen veut arpenter pour les délimiter, dans le cas du second. Traces effacées par la poussière, le vent, le sable, la fumée…
Peu de temps avant, sur la chaîne télévisée où nous avons regardé les informations, un débat sur la noblesse avec de véritables nobles chez Jean-Claude Delarue, commenté à la fin par Jérôme Bonaldi. «La véritable noblesse est celle de l’âme, pas celle du titre» commentait avec sagacité ce moraliste. Les intéressés opinaient du chef, dans le studio de télévision. Ils sont différents, mais comme tout le monde. Ils sont comme tout le monde, mais différents. Circularité et transparence : indifférence de la différence et de l’opposition pendant que les autres sont dans le noir avec leur bougie !
Un dossier BHL, un dialogue entre Aron (clair mais un peu suranné tant il est lucide sur Lévy) et Revel (lui-même un peu ambigu sur l’ambiguïté de Lévy) lu, donc, entre ces deux instantanés du débat public télévisé. Il y a de ces coïncidences… qui nous font parfois nous demander si nous ne vivons pas dans un corps de verre. On sait (la lecture de Glucksmann nous l’a opportunément remémoré) qu’une telle «extravagance» était justement le point limite où le doute de Descartes s’interrompait. Mais on avoue qu’on en est à peine plus rassuré pour autant.
Penser en homme d’action, agir en homme de pensée (Bergson) : voire… pas si simple. Mais c’est peut-être aussi que c’est parfaitement impossible et que le problème est ainsi mal posé. Or certains intellectuels fondent leur vie et l’idéal de leur vie sur cette position du problème. Se souviennent-ils de l’exemple donné par Platon dans Lachès du général incapable d’apprendre à son fils à monter à cheval ? Ce général désespéré parce qu’incapable d’y arriver ? Il est difficile de transmettre une pensée. Il est impossible de transmettre une vertu. Se penser comme – plus exactement et mieux encore : «être» – médiateur entre les deux domaines, celui de la pensée et celui de l’action, ne peut être qu’un résultat, jamais une décision. Se vouloir médiateur est assurément le produit d’une décision : décision risquée. Ce n’est pas à moi de dire si le risque en valait la peine.