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07/03/2005
Deux monstres : Les harmonies Werckmeister de Tarr et Baleine de Gadenne
«You know, I don't believe in God. This is my problem. If I think about God, okay, he has a responsibility for the whole thing, but I don't know. You know, if you listen to any Mass, it looks like two dogs when they are starting to fight. And always, I just try to think about what is happening now.»
Béla Tarr à propos des Harmonies Werckmeister.
Quelle enfantine certitude remplit le travail de ces derniers jours ? Peut-être la douce assurance, à vrai dire l'évidence, qu'aucun événement n'est le fruit blet du hasard, l'une de ces pommes opportunément tombée sur la tête de quelque savant rêveur. Ansi, Actes Sud vient de rééditer (pour la troisième fois je crois) l'extraordinaire Baleine de Paul Gadenne (d'abord publiée dans la revue Empédocle, dirigée par Camus), une nouvelle qui, si nos professeurs n'étaient pas de sinistres cuistres aussi incultes que sottement laïcards, devrait figurer au programme des classes de collège, à l'égal du sempiternel Petit prince. Dans cet admirable texte de Gadenne, la pure simplicité de la prose, sa presque transparence n'est pas l'infantilisme doctement enseigné à des gamins rêvant de dragons et de fiers combattants harnachés pour les routes dangereuses plutôt que de renardes gamineries (j'aurais pu parler, rappelant l'adjectif mignardise et surtout le célèbre Roman de Renart, de renardises) mais la pauvreté évangélique découverte sur la plage du monde, cernée par la lointaine rumeur de la guerre. La carcasse immense du cétacé échoué sur le sable devient ainsi la promesse d'une nouvelle naissance, la rupture du cycle impassible qui enferme l'homme dans une redite terrifiante, alors même que les deux personnages imaginés par Gadenne contemplent, fascinés, le lent travail de la pourriture fouaillant l'énorme cadavre.

Alors la Mort est vaincue. Alors le cadavre, comme celui sorti du tombeau par l’ordre souverain, va revenir à la vie, s’il est vrai que «cette défaite, cet effacement silencieux», l’agonie du monstre échoué, vont devenir «une présence». Et si les personnages, devant ce spectacle, peuvent affirmer qu’ils étaient bien sûrs, alors, de leur «solidarité avec le monstre», c’est qu’ils ont compris que cet événement ne servirait à rien, n’aurait aucun sens s’il n’était la chance, pour eux, d’une rencontre souveraine.»
... le lent travail de la pourriture fouaillant l'énorme cadavre.

C'est peut-être l'invention de l'Allemand Werckmeister ayant brisé l'harmonie du clavecin, harmonie première que s'efforce de retrouver le savant musicologue, Monsieur Eszter, qui a constitué le foyer (insoupçonnable) d'infection de l'irrémédiable pandémie courant désormais d'homme en homme, de siècle en siècle, de (fausse) mélodie en (fausse) mélodie. Peu importe que nous ne puissions déterminer l'origine du Mal (l'ancienne femme d'Eszter, décrite par ce dernier comme une catin ? Ces deux enfants devenus incontrôlables ? Quelque bouleversement cosmique comme l'éclipse métaphorique du début ?), qui est ce toujours-déjà-là évoqué par Paul Ricœur et dramatiquement mis en scène, sans que nous puissions découvrir dans le tableau du maître un quelconque responsable de ce tohu-bohu, par Brueghel le Vieux, l'un des rares peintres (avec Bosch) qu'avoue aimer Tarr.

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