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15/08/2007

Angelus ex Machina, 6 : de la beauté, terrifiante comme l'ange

Crédits photographiques : Chris O'Meara (AP Photo).

L'été étant, traditionnellement, la période des rediffusions, je rappelle que l'ensemble des textes évoquant le roman de Dantec, Cosmos Incorporated, a été recueilli dans La Critique meurt jeune. Voici l'avant-dernier.

Dans Harcèlement littéraire, Richard Millet affirme des romans de Maurice G. Dantec qu’il n’y a pas en eux «d’écriture digne de ce nom». L'antienne est connue et aussi vieille, sans doute, qu'en partie justifiée. J’invite pourtant Millet à lire Cosmos Incorporated, tout particulièrement, entre autres, les chapitres, haletants et crânes, premier et deuxième, celui encore intitulé SHT (pour Système Humain de Termination) : il y lira alors, puisqu’il sait lire, qu’il est désormais payé pour lire, l’inscription, étrange, à tout le moins inhabituelle sous la plume du romancier, d’une quête, qui n’est autre que celle de la beauté. Fascinante quête à dire vrai puisqu’elle semble surprendre Dantec lui-même (Cf. le chapitre intitulé Nexus road, pp. 346 et sq., surtout le magnifique passage commençant par «Alors c’est si saisissant, cette beauté du monde…»). Dans un univers où la liberté étouffe, où la religion ne peut être que de contrebande (du moins quand elle se propose, comme le christianisme, de promettre rien moins que la Vérité), nous ne nous étonnerons pas de constater quelle logique apophatique suit le dévoilement de la beauté : «Lorsqu’elle essaie de vous guider vers elle, la beauté fera en sorte d’être sélective, elle se déguisera peut-être en une Cendrillon couverte de haillons […]. Il lui arrive même de se cacher. Non seulement de se cacher dans les laideurs apparentes du Monde, mais plus encore derrière ce qui, en lui, subsiste de beauté pure et sauvage» (348-9).
Et c’est finalement un souci similaire d’établir, au sein même de la création, une réserve de mystère, de non-visible, de non-lisible plutôt qu'une piètre volonté, par avance, de déjouer toute explication critique de ses livres, qui anime Dantec lorsqu’il écrit par exemple : «Toute tentative d’explication rationnelle manquerait inévitablement le point essentiel et souffrirait d’une absence totale de préoccupation esthétique» (496). Quel plaisir aussi, par le biais de la thématique de la beauté, de clouer le sale clapet des imbéciles qui prétendent que Dantec est désespéré, noir, excessivement pessimiste, que sais-je encore ? Adorno écrit ainsi dans Minima Moralia (Petite Bibliothèque Payot, 2003, p. 26) : «[...] et il n’y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde meilleur». Dantec fixe sans ciller l'horreur parce que, permettez-moi de vous apprendre cette évidence, lui aussi scrute l'horizon assombri, la main en visière pour guetter la moindre lueur. Autre point, légitimant cette fois-ci l'apocalyptisme des écrits de Dantec si l'on constate qu'à ces mots du début de l'essai d'Adorno font écho les dernières remarquables lignes où l'auteur écrit que «La seule philosophie dont on puisse encore assumer la responsabilité face à la désespérance, serait la tentative de considérer toutes les choses telles qu’elles se présenteraient du point de vue de la rédemption» (333). Je me borne à constater que le mot de philosophie peut être bien sûr remplacé par celui de littérature, sans même m'interroger sur l'étonnante conclusion (finalement si peu philosophique) à laquelle est parvenue Adorno.
Je dois dire que certaines fulgurances stylistiques n’ont jamais été absentes des différents romans de l’auteur ainsi que des deux tomes de son Journal mais Cosmos Incorporated innove, il faut le remarquer, en ceci que la découverte, l’intrusion de la beauté semblent inséparables de celles de l’ange, comme l’écrivait jadis Rilke dans un poème célèbre. Et puis, pour tout de même diluer, voire «couper» quelque peu le vin de la louange, c’est peut-être cette certitude de la présence angélique qui autorise Dantec à faire la bête, je veux dire, à ne pas craindre le grotesque d’inventer, dans son roman, un chien cyborg doué de parole (surnommé Balthasar; toutefois, de récents articles scientifiques ont évoqué le cas du chien Rico maîtrisant un vocabulaire limité et l'on constate, par ailleurs, que Pierre Assouline parvient à tenir une plume après deux décennies d'efforts, donc, prudence...) ainsi que celui des noces alchimiques de Plotkine et de Vivian McNellis, ridicule qui m’avait aussi frappé chez un autre auteur, Frank Herbert décrivant l'union entre Panille et Waela, au milieu des tentacules de l'Avata, dans L’Incident Jésus. Ridicule ? Atténué si j'affirme à propos de ces noces de feu que, dans l'une des nombreuses légendes relatives à Romulus, légende citée par Plutarque au début de sa Vie consacrée au mythique fondateur de Rome, c'est une flamme de forme phallique qui apparut dans le foyer du roi d'Albe, Tarchetios, un oracle avertissant ce dernier que la femme qui en serait fécondée donnerait naissance à un homme surpassant tous les autres par sa destinée exceptionnelle.
Quel lecteur intrépide, à propos de cet antique et fort vénérable exemple, oserait affirmer qu'il s'agit de délire, au lieu de se contenter d'une prudente observation : tout être né du feu est appelé à un destin hors du commun ?

De même pour Plotkine, salamandre des temps futurs qui déjà sont notre présent.