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02/01/2006

Les abeilles de Delphes de Pierre Boutang

Crédits photographiques : Dr. Jan Michels.

«[...] si donc le furet, le lion, et l'espèce de griffon qu'est Boutang sont couverts de signes comme les livres apocalyptiques de sceaux, c'est bien que nulle accalmie ne tempère leur bouillonnement et qu'aucune lénitive prudence n'attache leur marche au piquet où les chèvres continuent de brouter leur mouchoir d'herbe sale.»

Pierre Boutang, La source sacrée aux éditions du RocherVoici l'article que j'écrivis pour saluer la publication, aux éditions des Syrtes alors dirigées par Pierre-Guillaume de Roux, des Abeilles de Delphes, recueil d'articles éblouissants de style, d'imprécation et d'érudition signés par Pierre Boutang. Depuis, le tome 2 de ces Abeilles a été édité en 2003, intitulé La source sacrée, toujours sous les auspices de Pierre-Guillaume, cette fois-ci aux éditions du Rocher. J'attends la suite, non pas celle de ces Abeilles (bien qu'existent une multitude d'articles politiques qui mériteraient d'être regroupés et présentés, comme Olivier Véron directeur des Provinciales en avait d'ailleurs le projet si je ne m'abuse...) mais la publication, par exemple, de certains des textes les plus intéressants que Pierre Boutang écrivit sans jamais désirer les publier dans son Journal. Aux dernières nouvelles, déjà passablement anciennes elles aussi, Stéphane Giocanti et Jean-François Colosimo se chamaillaient quant à l'opportunité de faire paraître partie ou totalité (!) de ces milliers de pages manuscrites. Apparemment, la dispute, qui n'est sans doute point médiévale dans sa finesse argumentative, doit toujours durer puisque aucune publication partielle ou prétendument exhaustive de ces textes à l'écriture fulgurante et presque illisible (si ce n'est de la veuve de l'auteur), n'a vu le jour. Pour l'heure, seuls quelques extraits de ces Cahiers, rédigés tout au long d'une vie, sont reproduits dans le Dossier H qui est consacré à Boutang.

Pierre Boutang, Les abeilles de Delphes aux éditions des SyrtesQu'y a-t-il de plus pur et délié que l'écriture de ces nombreux articles parus jadis dans Aspects de la France et réunis en 1952 par les soins de La Table Ronde, de moins tourmenté et violent, de plus éloigné de la prose stochastique d'un Hadjadj [Nda : Et les violents s'en emparent, L'âge d'homme/Les provinciales, 1999] et du verbe irascible d'un Soulié [Les châteaux de glace de Dominique de Roux, L'âge d'homme/Les provinciales, 1999] ? Pourtant, pour les pieuses galantes qui me liraient, dois-je rappeler quelle espèce d'infréquentable fut Pierre Boutang, qui écrivit d'aussi furieux pamphlets que Sartre est-il un possédé ? en 1947 ou La République de Joinovici l'année suivante ? Les lions ont de ces haltes, purs émerveillements d'une force concentrée dans la chair musculeuse de l'esprit qui, contrairement à ce que pensent les imbéciles, ces freluquets zoologistes qui s'imaginent que la lionne seule chasse pour son mâle paresseux, est la violence prodigue qui réellement capture la proie, autrement invisible, indestructible comme le vif-argent, inexistante et insapide. Boutang, dans ces articles de critique, ne voyage pas comme il le fait dans son odysséenne Ontologie, toujours proche d'être envoûtée par le chant maléfique des sirènes du non-être, bien près d'être capturée par la trame circéenne du secret ou, s'il le fait effectivement, c'est en nous ouvrant la halte protectrice de nombreux refuges sur la route limpide qu'il parcourt en poète, c'est-à-dire en homme qui n'a jamais honte d'avouer son étonnement, son bonheur de découvrir une œuvre qui l'enchante et le ravit. Certes, de nombreuses fois, tombant d'ailleurs dans l'ornière peu profonde d'un prosélytisme somme toute fort discret, l'auteur réaffirme — mais qui en aurait douté ? — ses indéracinables convictions monarchistes, comme lorsqu'il nous parle du contre-révolutionnaire Babel de Caillois. Mais jamais, même s'il s'agit assez souvent de regretter, à l'exception évidemment révérée du maître Maurras, que l'auteur et l’œuvre étudiés n'aillent pas aussi loin que lui et n'avouent franchement que leur souci de l'ordre et d'un principe logocratique dans les lettres ne rejoigne pas, à moins qu'il ne le fonde, celui qui légitimerait une politique réellement mystique et non plus tartufe, laïcardement innocente, mais jamais, donc, cette critique ne fait l'impasse du texte, de sa réalité chaude et profonde, n'emmaillote celle-ci dans le paletot rapiécé d'une pesante et imbécile critique partisane. De toute façon, l'écriture de Boutang, comme celle de Barbey, de Hello ou de Maistre, comme celle de Bloy ou de Bernanos, de Kraus ou même, comme celle de Steiner, n'a nul besoin de glacer son édifice analytique avec le sucre amer de la pièce rapportée, puisqu'elle-même scrute dans le langage les prodromes de la décadence du monde et des institutions qui régissent sa destinée de vieillard intarissable de paroles : arc-boutée sur les contreforts effrités, elle devient une tentative inspirée de rédemption de l'écriture. Qu'importe donc si l'homme de conviction, dans ces pages où il ne se prive pas de condamner durement l'errance politique du grand Bernanos tout en admirant à juste titre son pouvoir de voyant (Malheureux Bernanos... Le chemin de la fidélité qui est le même que celui de l'honneur... p. 237), commettant au passage une vilenie inutile et de surcroît bêtement insinuante (Car enfin c'est Bernanos qui a failli avoir les funérailles nationales... p. 333), qu'importe si son plaisir est souvent frustré, puisqu'il reste la tâche redoutable et immense qu'il faut accomplir, en homme lige de la royale littérature : commenter les œuvres, toutes les œuvres, et pas seulement celles naguère savourées par les papilles néo-classiques du maître Maurras (qui y trouvèrent, plus que le génie intrinsèque de ces ouvrages, celui, remarquablement condimenté, qu'elles-mêmes y apportèrent), cela seul compte, à l'évidente condition que les auteurs lus et commentés aient du talent, voire, ayant quelque chose de nouveau à dire dans le brouhaha du siècle, comme Faulkner ou T. S. Eliot, du génie. Ainsi le Très-Haut de Blanchot, qui probablement n'a jamais rendu la politesse à Boutang, est-il très justement analysé comme l'acmé du romanesque devenu cauchemar.
Les conversations boutangiennes, ou plutôt, les véritables disputes qu'il a eues avec l'auteur de Réelles présences, sa thèse, Ontologie du secret ou bien le vaste champ des traductions offertes par son Art poétique, m'avaient depuis longtemps averti que ce maître de l'enseignement était également, tout comme son ami anglais ou Borges, un maître de lecture, capable de rendre aux œuvres commentées la politesse d'une réelle présence, d'une courtoisie (notions cardinales dans l'œuvre critique de George Steiner) qui font d'un commentaire plus qu'un appendice caudal disgracieux et mutant : qu'on en juge, Blanchot, Faulkner, Maurras, Aymé, Giono ou Marcel, Supervielle ou Mann, Pascal ou Montaigne, Rousseau et Michelet, Baudelaire ou Bernanos... Je pourrais allonger cette liste; elle ne manquera pas, d'elle-même, de s'agrandir, puisque le deuxième volume de ces Abeilles, également préparé par les soins de Stéphane Giocanti (aidé de Georges Laffly et de Frédéric Rouvillois) qu'il faut ici remercier pour son impeccable et sobre préface, mais gronder de ne pas nous l'avoir donnée plus longue, est prévu courant 2000 [Nda : ce deuxième volume ne parut en fait qu'en 2003]. Dans presque tous les cas, la lecture de Boutang est magistrale, et révèle en somme ce que l'œuvre étudiée dit en bégayant, dans les ténèbres, comme au travers d'un miroir à l'eau troublée que le critique est seul capable de lire. J'emploie à dessein des métaphores scripturaires, car le souci de notre auteur dans ces pages lumineuses est, je l'ai dit, de rehausser l'étiage stagnant du flux de paroles, de seconder amoureusement la vision de l'écrivain par la limpide sérénité d'une vraie compréhension : À quoi servent les critiques ?, se demande ainsi Boutang, avant de répondre, dans une étude consacrée à Oublieuse mémoire de Supervielle : Ce ne peut être qu'à maintenir le sens et la fonction religieuse du langage (p. 346).
Ah ! Dois-je parler ici de ma petite personne et ajouter mon inutile sobriquet aux noms prestigieux que je viens d'évoquer ? A dire vrai, je n'avais presque rien lu de l'œuvre de l'auteur de l'Apocalypse du désir, qui demeurait dans mon esprit auréolée d'une réputation (bien évidemment inepte dans sa publicité, et toute proche de n'intéresser que ceux qui ne l'avaient jamais lue) emmaillotée dans le prestige d'un solide hermétisme qui devait, comme il se doit inévitablement, me séduire, et tomber, dès que je compris que cette difficulté était, non pas une étape ou une partie de la difficile progression, mais comme l'enveloppe même de cette dernière, sa lumière voilée. Qui a lu, une fois seulement, une œuvre de Boutang, reconnaît sans doute immédiatement ce que Julien Gracq appelait la patte du griffon, la signature inimitable, propre à quelques auteurs – quelques auteurs, pas plus – raidis par la discipline du style. Mais cela importe peu, tout compte fait. Ce qui demeure dans la prose de Pierre Boutang, plus que le style dans lequel s'amalgame (comme dans un alliage entre deux métaux réfractaires mais inéluctablement liés) la concision érémitique des classiques avec la déprédation furieuse trouvée chez Bloy ou Lautréamont, c'est la question posée au langage et, plus encore que cette question, qui pourrait nous faire confondre Boutang avec un esthète mallarméen duquel tout le sépare, ce qui demeure et trouvera sa place éminente dans les années qui viennent, lorsque l'os blanc de la déconstruction structuro-psychanalysante aura été jeté dans la flache de l'oubli puant qui tentera de sucer sa moelle maladive, c'est la veille, et la garde jalouse que monte le soudard Boutang auprès du trésor inépuisable, comme un Gygès famélique hurlant de désespoir après que son secret luxuriant a été rendu invisible par un mauvais démiurge, ou comme un Oedipe attaché à son Sphinx qui le presse de découvrir son arcane ultime, ou comme un séide enfin qui serait fanatiquement pressé contre sa vestale innocente. Les puristes hurleront de me voir transformer l'érudit impeccable en reître, en barbare tudesque ? Je dis à ces prudents : et alors ? Ne sont-ce pas ces mêmes barbares qui, voici plusieurs siècles, en convertissant leurs forces inépuisables mais désordonnées, en les plaçant sous la seule bannière capable de guider leurs cavalcades sur les plaines incendiées, celle du christianisme, ont édifié les immenses bibliothèques que les esthètes parcourent à présent dans un silence impressionné ? Et puis, il y a chez Boutang une force, que l'on réduirait en la qualifiant seulement, comme Steiner le fait, de physique, dont chaque muscle de fauve bande l'épine dorsale de la plus courte de ses phrases : si les lions de Borges tout bardés des signes mystérieux d'une écriture divine, si le furet, cet animal métaphysique dont Boutang a fait le personnage d'une fable, ce prodigieux prédateur qui chasse, pourvu qu'il ait été quelque peu apprivoisé, pour le compte d'un maître qui aura grand soin d'en attiser la fulgurante vivacité – mais ce maître, à son tour, n'est pas le dernier de la chaîne : la proie que lui rapporte son furet, il ne peut se l'approprier définitivement, puisqu'il doit la remettre à plus puissant que lui, la sacrifiant au Dieu ainsi honoré qui lui donnera de nouvelles proies à poursuivre –, si donc le furet, le lion, et l'espèce de griffon qu'est Boutang sont couverts de signes comme les livres apocalyptiques de sceaux, c'est bien que nulle accalmie ne tempère leur bouillonnement et qu'aucune lénitive prudence n'attache leur marche au piquet où les chèvres continuent de brouter leur mouchoir d'herbe sale. C'est bien aussi que son verbe, il est allé le chercher, le capturer puis le domestiquer (domestication sauvage, comme celle, toujours dangereusement aléatoire, du lynx), dans les ruines encore fumantes de Babel la Haute, de Ninive la blanche qui faisait enrager le prophète Nahum, au milieu des bêtes horribles de la nuit, et que, une fois lavé, purifié, rédimé – car il faut quereller les mots qui font couler le sang après avoir permis l'imposture, comme nous le rappelle l'auteur à la page 464 –, c'est ce même verbe qui va lui servir à bâtir, plus que l'arche nouvelle chère à Maurras, la tour immense, cette fois inversée comme la fosse d'Abellio, au fond de laquelle les prodigieuses forces inconnues n'auront de cesse de creuser jusqu'à ce qu'elles aient trouvé, comme à la sortie d'un enfer bouché par le Satan congelé de Dante, la montagne lumineuse où tout murmure continue de résonner à l'infini, où toute vision devient à son tour signe d'un espace dégagé, où toute impatience trouve enfin sa réponse.

Pierre Boutang, Les abeilles de Delphes (Éditions des Syrtes, préface de Stéphane Giocanti, 1999).

Je rappelle quelques autres ouvrages, encore disponibles pour la plupart, à condition toutefois de manifester quelque opiniâtreté dans ses recherches...

La Maison un dimanche (La Table ronde, 1947). J'ai écrit sur ce roman un article, reproduit dans la Zone, ici.
Quand le furet s'endort (La Table ronde, 1949).
Le Secret de René Dorlinde (Fasquelle, 1957).
Le Purgatoire (Sagittaire, 1976). Ces quatre romans ont été réédités en 1991 par les éditions La Différence.

Le colossal Maurras, la destinée et l'œuvre (Plon, 1984) a été réédité par La Différence (1993). Karin Pozzi et la quête de l'immortalité (1991) et William Blake, manichéen et visionnaire (1990) ont également paru chez cet éditeur mais sont épuisés, tout comme Sartre est-il un possédé ? (La Table ronde, 1947), La Terreur en question (Fasquelle, 1958) ou bien Reprendre le pouvoir (Sagittaire, 1978).
En revanche, l'Art poétique (La Table ronde, 1988) et l'Apocalypse du désir (Grasset, 1979) sont encore disponibles, de même que le fascinant Ontologie du secret (PUF, 1988), le précieux petit volume Le Temps (Hatier, 1993) et La Fontaine. Les fables ou la langue des dieux (Hachette, 1995).
L'une des façons les plus commodes de pénétrer dans le labyrinthe boutangien reste encore de lire les Dialogues entre George Steiner et Pierre Boutang (Jean-Claude Lattès, 1994) et, bien sûr, le Dossier H consacré à Boutang, sous l'égide de Antoine Joseph Assaf.