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27/11/2006

L'éclat des penseurs japonais, par Francis Moury


Voici un nouvel article de mon cher Francis Moury sur un récent ouvrage paru aux éditions de L'Éclat, sous la plume de Yann Kassile, intitulé Penseurs japonais. Dialogues du commencement.


«Pendant qu’un philosophe assure
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe jure
Qu’ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison [...]»
Jean de La Fontaine, Fables, livre VII, § XVIII, Un Animal dans la lune [1678] (29e éd. Hachette, avec notices et notes par M. E. Thirion, 1926, p. 228).

«Ce dont on ne peut parler, il faut le taire»
Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1918] (éd. Gallimard, coll. Idées, trad. de Pierre Klossowski, introduction de Bertrand Russel, notes d’Aimé Patri, 1961-1972, p. 177).

«[...] Dans la pensée européenne, il y a, je crois, deux choses : le rationalisme et l’individualisme. Et ni l’une ni l’autre ne conviennent au tempérament japonais. [...]»
Yasuzo Masumura (1924-1986) extrait d’un Entretien accordé aux Cahiers du Cinéma N° 224, octobre 1970.

«[...] Éh bien, mon cher ami Gilbert, les Évangiles ne nous donnent aucun renseignement sur la vie de Jésus entre douze et trente ans. Et pour cause ! Le Christ, suivant la «route de Bouddha», se serait rendu une première fois en Asie durant cette période, afin d’y étudier la théologie… en Inde puis au nord du Japon, terre du chamanisme aïnou [...] après un long voyage et de multiples aventures Jésus-Christ a regagné le Japon, pays des études mystiques et chamaniques de sa jeunesse… Il a voyagé jusqu’au charmant petit village de Heraï, dans la préfecture d’Aomori… Nous y avons tourné plusieurs séquences… Jésus de Nazareth s’est donc éteint là, à Héraï, plusieurs fois grand-père… ayant atteint grâce au yoga et à la gymnastique ésotérique chinoise, à un régime alimentaire japonais typiquement pauvre en graisses, l’âge vénérable de cent six ans…[...].»
Romain Slocombe, La Crucifixion en jaune, tome 4 : Regrets d’hiver (éd. Fayard, coll. Noir, 2006, p. 121).


Voici un très intéressant dialogue mené par Yann Kassile avec vingt-deux penseurs japonais. Kassile a séjourné à Tokyo, à Kyoto, à Osaka et à Nagoya pour réaliser ces entretiens qui ont été, en outre, filmés. C’est un livre important qui ouvre le dialogue franco-japonais du XXIe siècle sous les meilleurs auspices par sa richesse et sa variété.


Remarques matérielles
Première remarque : on ne saisit pas très bien pourquoi c’est Yann Kassile qui est mentionné sur la couverture comme auteur du livre alors que c’est un certain Jean D’Istria qui signe tous les entretiens. Éh bien, observez le titre de la collection dans laquelle paraît le livre : l’adjectif «imaginaire» y figure. Kassile aurait choisi de se nommer Jean D’Istria tout du long pour instaurer une sorte de distance fictionnelle, certes loisible sinon nécessaire. Bien sûr, les interlocuteurs japonais sont pour leur part – et encore heureux ! – identifiés réellement.
Chaque entretien est illustré de plusieurs photographies du penseur japonais avec à l’arrière-plan un fragment du contexte spatial où il s’est déroulé. La ville et la date sont mentionnées mais on regrette que la date soit exclusivement celle du calendrier japonais. Il aurait fallu mentionner aussi la date occidentale puisque ce livre est destiné à des lecteurs francophones occidentaux par principe ! Le nom japonais de chaque interlocuteur est également écrit en japonais, ce qui, en revanche, est très bien. Des notes maigres mais nécessaires rassemblent sur les deux dernières pages quelques informations sur les auteurs japonais cités par les interlocuteurs de Kassile.
L’usage japonais de l’inversion «NOM-prénom» est transcrit en français : c’est la mode mais nous dénonçons ce procédé pour une raison simple : on ne le faisait pas au siècle dernier, qui n’est pas si loin, dans les ouvrages traitant du Japon. Si on commence à le faire, ce sera le désordre dans l’esprit des jeunes lecteurs qui seront vite confronté à des ouvrages français du XXe siècle sur le Japon respectant l’usage français et à d’autres du XXIe siècle ne le respectant pas. Dans le cas d’une célébrité telle que le cinéaste Kenji Mizoguchi, le nommer à la japonaise Mizoguchi Kenji ne va pas changer la face du monde : le lecteur quelque peu cultivé ne sera jamais induit en erreur. Mais dans le cas de ces penseurs contemporains, célèbres là-bas pour certains d’entre eux mais, de toute évidence, peu connus chez nous en dehors d’une élite restreinte et japonisante – ce livre et notre modeste compte rendu vont d’ailleurs les populariser, nous l’espérons – c’est absurde. Il eût donc fallu persister à écrire «Takaaki Yoshimoto» à la française et non pas « Yoshimoto Takaaki».
Pour le reste, le papier est beau, les caractères lisibles et agréables : seule la couverture est décevante car trop fonctionnelle. On aurait pu trouver mieux et plus joli, d’un point de vue esthétique, que cette sorte de «dossier d’identité judiciaro-philosophique».
Peut-être eût-il fallu reproduire les vingt-quatre questions initiales posées par Kassile lors des premiers entretiens, puis les huit questions seulement utilisées lors des derniers ? Bien sûr, certaines sont reproduites plusieurs fois dans le cours de certains dialogues mais ces répétitions auraient tout de même été utiles. Cela aurait constitué un aide-mémoire pratique qui aurait pu servir de «plate-forme intellectuelle» de référence au lecteur français. Ce dernier découvre ici les questions en même temps que l’interlocuteur japonais : cette façon de faire a son charme aussi, cela dit, car il y a du suspense. Il augmente à mesure que l’ouvrage progresse : on se demande : «Celui-ci va-t-il répondre à telle question ?» et «Comment va-t-il y répondre ?».
Enfin sur la question de la traduction, un aspect matériel du livre non moins essentiel : on a strictement respecté les tentatives (réussies ou maladroites, partielles ou totales) d’expression française, et strictement respecté aussi les quelques impropriétés ou approches sémiologiques voulant exprimer une idée imprécise parfois. C’est très bien. Cela préserve la vie brute et dramatique de chaque dialogue.

Remarques intellectuelles
Concernant les questions posées par Kassile, il faut bien convenir qu’elles sont souvent naïves et tout aussi souvent tendancieuses mais ce n’est pas grave. Leur rôle est fonctionnel : amorcer le dialogue et de fait, elles l’amorcent souvent d’excellente façon.
Il arrive qu’on s’en tienne pratiquement à la première question ou, en tout cas, qu’on n’arrive pas au stade de la quatrième ou de la cinquième. La meilleure question est celle concernant le rationalisme : c’est elle qui donne lieu aux réponses les plus intéressantes. L’attitude de Kassile est parfois un peu agressive et a probablement gêné certains de ses interlocuteurs. Nous pensons notamment à ses reproches lorsqu’ils lui avouent ne pas partager ses illusions sur le progrès de l’humanité ou l’universalité du rationalisme, sur l’idée aussi que l’individu pourrait se définir d’une manière auto-suffisante, comme une sorte d’être infini «per se». On ne voit pas en quoi l’individu serait «auto-référent». On ne voit pas non plus en quoi il importe de préciser qu’Aristote estimait que l’activité philosophique était la plus élevée du monde puisque tous les philosophes grecs le pensaient, y compris le maître d’Aristote et que tous les philosophes postérieurs l’ont aussi pensé ! Une telle remarque incidente se veut culturelle : elle est vaine.
On loue le soin de Kassile d’avoir rapporté les conditions de chaque entretien. C’est une nécessité : il aurait fallu pousser plus loin les descriptions parfois. Il est vrai que ce devait être un film. Si Kassile a un montage visible, il faut au moins faire éditer cela en DVD : on lui suggèrerait volontiers quelques pistes d’éditions. Voir et entendre un penseur répondre en v.o.s.t.f. à des questions en v.f.s.t.j. est un spectacle qui se vendrait à une élite mais il se vendrait assurément : cela renforcerait sans doute encore la portée du livre et on pourrait même les vendre ensemble, à notre humble avis.
Concernant les interlocuteurs (une seule jeune femme parmi eux), une remarque statistique : la majorité (seize) habite à Tokyo. Les autres se décomposent comme suit : quatre de Kyoto, un d’Osaka et un de Nagoya. Cela ne rend absolument pas compte de l’importance de l’École contemporaine de Kyoto, soulignée par un certain nombre d’interlocuteurs de Tokyo.
Une autre remarque statistique concernant les professions dont le compte excède naturellement le nombre des personnes puisqu’une personne peut cumuler plusieurs qualités : on compte seize philosophes, six écrivains ou professeurs de littérature ou d’histoire de la littérature dont deux poètes, deux psychologues (un psychiatre et un psychanalyste). On peut encore superposer à cela un ou deux professeurs de philosophie qui sont également anthropologues, sociologues. Bref, cela signifie, et c’est un compliment que nous faisons à Kassile, que tous les aspects de la pensée sont bien représentés. Il ne manque éventuellement que des juristes ou des politiques s’intéressant à la philosophie de leur activité mais leur absence est compensée par celle des philosophes qui s’intéressent à celles-ci.

Commençons la recension.
Le mot «Dialogue» est désigné par la lettre «D».
Son numéro correspond à son ordre chronologique dans le volume.

Recension critique

D1 – Hidetaka Ishida et Chihiro Minato (Tokyo)
D2 – Osamu Nishitani et Kuniichi Uno (Tokyo)

Les deux premiers dialogues avec ces deux groupes de penseurs – philosophes, parfois historiens de la littérature française – sont d’excellentes introductions aux similitudes culturelles et aux premières différences que l’on rencontre. Il faut commencer par ce commencement naturel qui fut aussi celui de Kassile dans le temps de la découverte de cette altérité. Ce qu’est l’histoire de la réception de l’Occident durant Meiji, ce qu’est le Bouddhisme, ce qu’est la culture normale d’un intellectuel japonais de bonne facture, on le trouve dans ces deux dialogues. Par la suite, on retrouve individuellement chacun d’eux et nous y reviendrons à ce moment-là dans le cours de cette recension.

D3 – Schinichi Nakazawa (Tokyo)
Il est le premier interlocuteur «sérieux» de Kassile, en ce sens qu’il est le premier qui lui résiste d’emblée franchement et ne le caresse pas dans le sens du poil structuralo-socialiste – même si Nakazawa cite Spinoza avec à propos – et ne cite pas trop les habituels Lacan ni Deleuze ni Lévi-Strauss. Il est aussi, par son expérience biographique, un exemple intéressant d’aventurier de la pensée puisqu’il a été au Tibet rechercher une initiation religieuse dans sa jeunesse.

D4 – Rika Kayama (Tokyo)
La psychiatre lacanienne Rika Kayama (Tokyo) qui suit, est très intéressante et franche : elle sape de l’intérieur sa propre discipline en posant que la réalité n’est pas unique ni stable donc pas compréhensible, in fine. Cette attitude réjouira tout freudien de stricte obédience, comme nous. Elle décontenance Kassile qui pensait qu’un psychologue ne pouvait être qu’un scientiste éhonté. Elle est un exemple pratique de «l’étrangeté» japonaise qui est la conséquence d’un certain pragmatisme. Il n’est pas étonnant que le pragmatisme et l’irrationalisme puissent s’allier : les sociétés de recherche psychique anglo-saxonnes en étaient un bel exemple européen au XIXe siècle. Bergson qui fut un de leurs correspondants et même, un temps, président de l’une d’elles, ne s’y trompait pas. Freud lui-même savait qu’il faut faire sa part à l’irrationnel. Ce secret antique est le partage des grandes âmes : les présocratiques, Platon et Aristote (le mythe chez l’un, l’individu chez l’autre), Descartes (les passions de l’âme, l’infinité de Dieu en nous qui n’est pas rationnelle mais expérimentable grâce à la volonté), Maine de Biran, Hegel (sa pensée religieuse), Schopenhauer et Nietzsche, Freud. La boucle existe aussi au Japon : elle est bien plus passionnante à relever que de s’occuper des passeurs du XVIIIe siècle !

D5 – Takaaki Yoshimoto (Tokyo)
Le cinquième dialogue – demi-dialogue en fait, et raté en dépit de ce que Kassile s’évertue à raccommoder par la suite, est le premier qui fascine franchement : nous voulons parler de sa rencontre avec Takaaki Yoshimoto (Tokyo). Sur lui, les questions de Kassile ne mordent pas d’un pouce l’altérité culturelle, et lui parler, c’est une expérience qui pourrait s’assimiler à parler – par delà le temps et l’espace, par delà-le mur du sommeil et du rêve – à quelqu’un comme Héraclite (cité justement par Kassile au début de son volume, et avec une belle intuition, profonde cette fois-ci) ou bien Hölderlin. Yoshimoto n’est pas rationaliste mais il est très intelligent. Il fait à Kassile le pire reproche que l’on puisse faire à quelqu’un qui se pique de penser : Kassile parle de mots ne correspondant pas à une réalité. Kassile parle du chaos en citant Deleuze mais ne SAIT pas ce qu’est le chaos parce qu’il ne l’a pas expérimenté. Son expérience «préliminaire à» et «déclenchant»… la philosophie, sa première question (Sur quoi m’appuyer ?) n’est nullement chaotique : elle découle d’une interprétation idéaliste du cartésianisme qui n’est, comme le lui fera très justement remarquer par la suite un autre interlocuteur (Yasuo Kobayashi de Tokyo, pp. 74-76) nullement le cartésianisme véritable. Kassile se justifie en expliquant qu’il est faux qu’on doive associer une image au mot «chaos» pour le penser correctement, et qu’il est inutile d’associer de même une représentation précise à l’idée de non-être pour penser cette idée réellement. Cette justification est hélas inacceptable : Héraclite en son fragment 124 (in Abel Jeannière, La Pensée d’Héraclite d’Éphèse et la vision présocratique du monde, avec la traduction intégrale des Fragments, éd. Aubier Montaigne, coll. Philosophie de l’esprit fondée par Louis Lavelle et René Le Senne, Paris 1959, p. 114) compare «le plus bel ordre du monde (cosmos)» à un «tas d’ordures rassemblées au hasard». Le Poème de Parménide (tel que Jean Beaufret l’a traduit, notamment in IV et VIII) assimile de son côté le non-être à la nuit, l’être au feu mais assure que cette séparation est humaine, non véridique en soi. Aucune idée, de toute manière, qui puisse se tenir abstraitement : l’être est une sphère, et même le non-être doit être considéré comme une présence. Les remarques d’A. Dies et de Heidegger sur la possibilité de replacer le fragment IV dans le corps du fragment VIII de Parménide sont un signe de plus de cette vérité. Yoshimoto s’est intéressé à Hegel, en profondeur, comme tout penseur japonais authentique, parce que Hegel a affronté directement cette dialectique terrible qui ne supporte pas l’absence de contenu trop longtemps. C’est le sens de la citation – qu’elle soit ou non tronquée par la traductrice – de Yoshimoto qui impressionne tant Kassile : elle traduit bien une pensée typiquement hégélienne, et du meilleur Hegel, du plus génial Hegel.

D6 – Yasuo Kobayashi (Tokyo)
Remarquable d’un bout à l’autre. À la p. 70, Kassile pose l’équivalence «athéisme = rationalisme», «religion = irrationalisme». Il n’a jamais lu saint Thomas ? Il ne sait donc pas qu’une des disciplines les plus remarquables, une des sections les plus riches de l’histoire de la philosophie est la philosophie des religions ? Une telle équivalence n’a cessé d’être déniée par l’Église catholique, en tout cas, à travers ses plus illustres théologiens. À la page 72 Kassile se revendique d’une lignée dont Descartes et Spinoza seraient les deux maîtres : l’idée d’une telle lignée prouve qu’on n’a rien compris à l’un ni à l’autre. La lecture courante d’Istrienne des deux philosophes est d’ailleurs souvent insuffisante dans son principe comme dans son résultat. On le renvoie aux interprétations de Delbos, de Gilson, de Gouhier, de Laporte et d’Alquié sur Descartes, de Delbos, Macherey et Alquié sur Spinoza (à notre récent article sur le spinozisme eudémoniste de Misrahi, pendant que nous y sommes, paru d’ailleurs ici) afin qu’il mesure ce qui les sépare et qui rend impossible leur rassemblement en une lignée commune, vocabulaire et problématique à part. Lachièze-Rey a étudié cela : inutile d’y revenir ici et maintenant. Kobayashi interprète Descartes correctement p. 74-76, bien mieux que Kassile. Nous le félicitons. Page 77, Kobayashi est cousin des Stoïciens. Page 82, Kobayashi juge 40 ans de spinozisme d’une manière exacte et aboutit – à propos du cri d’une femme – à la conclusion des meilleurs commentateurs, de Roland Caillois notamment : l’idée de valeur n’a plus de sens dans le système spinoziste.

D7 – Kuniichi Uno (Tokyo)
Page 88, Uno est naïf : il estime que ni Descartes ni Kant n’ont pensé la transgression de la raison. C’est faux : ils n’ont cessé de penser cette transgression et de la montrer en acte. Croire que Bataille, Benjamin ou Artaud l’ont pensée les premiers est illusoire et inexacte. Les connaissances d’Uno en histoire de la philosophie sont médiocres mais il a pourtant un esprit profondément philosophique : c’est l’essentiel. Il parle du travail infini de la liberté et pense que c’est ce brave Michel Foucault qui aurait le premier inventé une telle expression. Foucault l’a peut-être employée quelque part mais une telle expression provient directement de l’œuvre de Hegel, elle est purement hégélienne : telle est sa source. Le fait que Uno s’intéresse à cette expression et la trouve belle est très sympathique. Nous avons souligné bien des idées de Uno aux p. 94-95 et p. 97 qui témoignent d’une réflexion intelligente sur la pensée occidentale, et d’une recherche japonaise originale.

D8 – Kazushige Shingu (Kyoto)
Ce psychanalyste (mais de quelle obédience : strictement freudien ?) et psychiatre est le premier, curieusement, à poser le problème de l’irrationnel sous un angle mathématique qui est brillant. Il s’intéresse aussi au pouvoir «performatif» des énoncés bien qu’il ne cite pas le penseur anglais J.L. Austin. Shingu pense volontiers la contingence et l’incomplétude humaine. En platonicien – conscient que cet idéalisme est une compensation tragique – il place le langage dans le ciel, ce qui ne laisse pas de surprendre notre brave Kassile ! Les dernières pages de l’entretien – y compris la conclusion réflexive de Kassile à qui nous rendons justice quand nous le pouvons – comptent parmi les plus belles du livre.

D9 – Osamu Nishitani (Tokyo)
Nous avons des points communs avec Nishitani : comme lui, nous pourrions nous retirer sur une île d’Okinawa – nous y pensons d’ailleurs – le croirez-vous ? – depuis plusieurs années, depuis que nous avons vu Sonatine [Sonatine] (Japon, 1993) de Taleshi Kitano au cinéma, pour être précis – dont le climat nous conviendrait probablement bien. Et comme lui, si nous étions sur une telle île, nous pourrions probablement renoncer à penser, et vivre heureux. Nous partageons aussi son intérêt goethéen pour les plantes et leurs noms. Nishitani a raison de considérer l’art comme résultant d’une corruption : il est exact que l’art primitif n’était nullement un art mais l’expression d’une religion. Problème pertinent et toujours fondamental pour l’esthétique que ce problème. Une incorrection p. 120 de Kassile : «… accuser Spinoza d’athée…» : accuser Spinoza d’être athée, conviendrait mieux. Simple coquille mais on aurait pu l’éviter par une relecture attentive. Nishitani s’intéresse à Jean-Luc Nancy, à Bataille, à bien des sujets. Parfois nous le trouvons un peu «juste», mais parfois il nous ravit positivement.

D10 et 11 Satoshi Ukai (Tokyo)
Passionnante remarque historique sur la fatigue au Japon durant tout le XXe siècle mais ce lacanien revendiqué commet l’éternelle erreur de jugement sur Descartes et Kant, supposés être des penseurs «désincarnés», «abstraits». Rien n’est plus faux. En revanche, ses thèmes d’intérêt sont proches de ceux d’un Heidegger, d’un Max Scheler : la pudeur, l’angoisse, la honte. La phénoménologie allemande influence en profondeur le Japon, on s’en rend compte en lisant ce livre. On retrouve une vieille idée sartrienne : le langage constitué m’empêcherait de me définir moi-même car il me serait fondamentalement étranger, étant créé par les autres. Cette idée avait été critiquée par Émile Bréhier, Les Thèmes actuels de la philosophie française, § XIII, L’Existentialisme (7e éd. P.U.F., coll. Sup. Initiation philosophique, 1951-1967, p. 71). En revanche, l’idée de définir – ou non – son identité, le rapport de l’individu à la nation, posent d’autres problèmes spécifiquement japonais : on pense à la colère collective provoquée par la perte de l’identité, de la carte d’identité à la fin du dramatique film Tatyo no hakaba [L’Enterrement du soleil / La Tombe du soleil] (Japon, 1960) de Nagisa Oshima. À la p. 139 un amusant décalage : Ukai concède qu’il aurait peur si la nécessité universelle d’une action politique était prouvée; or c’est exactement ce que pense pour sa part Kassile ! Il y a quelque chose d’éminemment socratique chez Ukai, en dépit de ses références convenues à Deleuze et Guattari. La page suivante, 141, montre l’intérêt des Japonais pour l’idée du devenir, cette idée qui répugne tant à l’esprit français et que les Grecs anciens méprisaient, tandis que les Allemands l’ont épousée avec passion, et les Anglais avec froideur. Précisons que cette idée répugne en profondeur à la France du point de vue métaphysique, mais qu’elle sait l’étudier à la perfection : il y a là un paradoxe. Les meilleures histoires d’une matière quelconque sont toujours les histoires françaises. Notamment les histoires de la philosophie. Page 142, Ukai refuse le brutal «ou bien… ou bien» auquel voulait le réduire Kassile. Page 146 ligne 4 une coquille de syntaxe. Page 147 on apprend une chose étonnante : que le mot «amitié» n’existe pas vraiment en japonais ! L’eusses-tu cru ? Tant de films japonais reposent sur une belle amitié ! C’est un problème au carrefour de la philologie, de la sociologie, et de la psychologie individuelle ou collective qu’il faudrait éclaircir en détails un jour : qui nous écrira un traité sur la «Philia» japonaise analogue au beau livre qu’avait écrit Jean-Claude Fraisse en 1974, publié chez Vrin ?

D12 – Hidetaka Ishida (Tokyo)
Ce philosophe est de toute évidence un disciple de Hegel, de Heidegger et de Karl Jaspers et son entretien est remarquable. Sur l’impersonnalité possible de la pensée pure, sur la possibilité d’un idéalisme absolu, sur le cheminement original de la phénoménologie – Heidegger n’est pas cité page 169 alors que le cheminement de Sein und Zeit est exactement restitué – on trouve de belles choses. La page 167 est l’occasion d’une définition scandaleuse et ignoble de N.S.J.C. par Kassile. Le Christ y est qualifié d’homme «probablement assez simple d’esprit et délirant». On aura tout lu décidément ! Ishida a le mérite, dans ces conditions, de refuser la proposition d’Istrienne de remplacer le calendrier universel catholique par son calendrier athée et scientiste ou humaniste, selon ce qu’on en pensera. Kassile nous déçoit ici car il a parfois le sens comtien de l’Humanité. Mais peut-être nous faisons-nous des illusions sur lui ?

D13 – Matsuba Soichi (Kyoto)
Il se définit comme un relativiste qui n’est pas nihiliste. Il connaît parfaitement l’histoire de la pensée occidentale, y compris certains problèmes de logique mathématique. Il s’inquiète de la permanence au Japon de l’impérialisme, au sens où selon lui Kitaro Nishida (1870-1945) – fondateur, nous apprend Kassile, de la passionnante «École de Kyoto» – pourrait être qualifié de fondateur philosophique de cet impérialisme japonais. Il ne croit cependant pas au progrès ni à l’universalisme, une constante japonaise d’ailleurs que cette incrédulité envers ces deux éléments mentaux si français ! Il est anti-marxiste – une constante encore, observée chez tous ceux qui parlent du marxisme dans ce livre. Sa position est claire, simple, mais il avoue qu’il est fatigué et l’entretien tourne court. Certains éléments de la pensée de Soichi nous ont semblé intéressants (que le monde des valeurs se définisse automatiquement en laissant les valeurs se concurrencer entre elles : idée toute schelerienne) et d’autres nous ont laissés nettement plus froids (pourquoi critiquer ou s’inquiéter de l’impérialisme puisque cet impérialisme définit le Japon comme nation-ayant-un-empereur : autant renoncer à soi-même, alors…).

D14 – Osamu Nishitani (Tokyo)
Complément intéressant à ce que disait déjà Nishitani dans D2. Certaines idées sont historiquement curieuses (Jésus serait un médecin au sens où Nietzsche parlait du philosophe comme médecin de la civilisation) et une bizarre coquille apparaît page 183 («…les juifs se prient comme abandonnés…») mais certaines autres remarques sont passionnantes par leur étrange altérité : refus de la dichotomie sujet-objet, inutilité de l’idée D’Istrienne d’une pensée permettant d’augmenter la liberté, etc.

D15 – Gozo Yoshimazu (Tokyo)
«Et me voilà, homme étrange qui exprime des choses, en utilisant diverses formes d’expression…»
Yoshimazu a un point commun avec bien des Japonais connus en France : une enfance sous les bombes. Le cinéaste Shuji Terayama aussi avait, comme on sait, de tels souvenirs d’enfance. Yoshimazu est un poète, et un artiste. Lecteur de littérature française (il aime Gérard de Nerval et Marcel Proust), de poésie chinoise, de Lord Byron. Incroyable tout de même : qui a lu, ici à Paris, Lord Byron ? Quelle belle culture ! Nous l’en félicitons chaleureusement. Amateur de cinéma expérimental : il cite Jonas Mekas. P. 192, sa propre explication de son inspiration a quelque chose de profondément héraclitéen. Le premier paragraphe de la p. 194 permettra au lecteur cinéphile de comprendre pourquoi le plan-symbole de la société japonaise de distribution cinématographique Toei est si beau : une mer sauvage qui vient se fracasser contre des récifs, filmée en ToeiScope-couleurs la plupart du temps ! La page finale contient une belle description d’une petite scène poétique entre Yoshimazu et une petite fille qui lui parle à l’oreille : l’enfant et l’adolescent sont, il est vrai, les destinataires premiers de toute poésie, de toute activité poétique. Quel plus bel hommage rendre à un poète que de le montrer parler à un enfant ? Quel charmant tableau, si proche de nous et de notre tradition poétique !

D16 – Masaru Yoneyama (Nagoya)
Il est le seul penseur issu de cette ville. Entretien bref mais intéressant : Yoneyama est un admirateur de Descartes et de Leibniz : c’est incompatible mais il a une raison pour les aimer tous les deux. Elle n’est pas fantastique mais enfin, pourquoi pas ? C’est un dénominateur commun d’être scientifique lorsqu’on est philosophe au XVIIe siècle. Yoneyama aime particulièrement deux penseurs : Leibniz et Kitaro Nishida, déjà cité supra. Curieuse alliance : suggestive… étonnante ! Aux pages 202-203, un moment comique : Yoneyama avoue n’avoir pas compris la première question de Kassile : Kassile la repose d’une manière encore plus obscure et compliquée – citant Spinoza et Wittgenstein, deux de ses Dieux lares – et Yoneyama y répond… de justesse !

D17 – Kiyokazu Washida (Osaka)
De même que l’interlocuteur précédent était le seul représentant de sa cité, Washida est le seul penseur issu d’Osaka qui soit interrogé dans ce livre. Le lecteur français est en terrain connu, pourtant, puisque Washida a été formé par la phénoménologie allemande, lui aussi. Ce qu’il dit de la propriété, du temps, de la mode, est familier à ceux qui ont lu Barthes ou Heidegger. Plus intéressant est son admiration pour Pascal, qui tranche avec le reste et le détermine comme profond. Les Japonais allient, d’une manière pour nous étrange, des penseurs si divers ! C’est une de leurs caractéristiques : elle éclaire d’une lumière transversale tout ce volume.

D18 – Atsushi Fukui(train Tokyo-Hiroshima puis Tokyo)
Le professeur Fukuia un idéal d’intellection qui est l’inverse de celui deTakaaki Yoshimoto. Celui-ci exigeait qu’à chaque mot correspondît une image ou une représentation, celui-là exige qu’une pensée pure parvienne à se passer d’une telle correspondance d’essence, selon lui, corporelle. Leur idéal axiologique n’est cependant pas sans rapport, paradoxalement pour un Occidental qui a l’habitude que la théorie de la connaissance détermine la métaphysique, depuis Immanuel Kant. On peut pourtant renverser la détermination : la preuve par le Japon, hic et nunc. Fukuis’intéresse à la recherche de l’infini, nullement à la politique. Il résiste à Kassile en beauté : Kassile ne parvient pas à entamer ce bloc de granit pur que ce philosophe rigoureux, qui a compris un aspect important du XVIIe siècle et n’est parfois nullement éloigné d’un penseur antique comme Plotin. C’est l’un des entretiens les plus riches pour qui dispose d’une culture authentiquement philosophique.

D19 – Chihiro Minato (Tokyo)
La page 234 de son entretien évoque des sujets qui ne sont pas inconnus de ceux qui ont lu la Disputatio sur l’eschatologie et la sauvegarde de l’humanité, en ligne sur le site du Stalker, disputatio initiée par votre serviteur au lendemain de la catastrophe asiatique. Minato soutient à la page suivante certaines thèses sur le lieu qui demanderaient une discussion serrée et la relecture, notamment, de la thèse latine d’Henri Bergson, Quid Aristoteles de loco senserit [L’Idée de lieu chez Aristote] traduite en français par Robert Mossé-Bastide in Les Études Bergsoniennes, vol. II (éd. P.U.F., 1949, pp. 27-110), puis repris dans les Mélanges de Bergson, chez le même éditeur. Lui aussi nie l’idée de progrès : son exemple de l’art Jomon est intéressant. Page 239, Kassile pose un problème bien connu : «… en matière de pensée, on ne peut absolument pas dire que Hegel ou Schopenhauer pensaient plus profondément que Platon ou Épicure…». C’est tout le problème de la philosophie de l’histoire de la philosophie ! On ne va pas en discuter avec Kassile ici. Page 240, Kassile se déclare contre le régime parlementaire et le vote : il nous devient brusquement sympathique, ce garçon ! Nous plaisantons, bien sûr… car nous soupçonnons les raisons istriennes de ne pas être les nôtres. Dans l’absolu, ce n’est pas très grave puisque les ennemis de nos ennemis sont nos amis.

D20 – Hisaki Matsuura (Tokyo)
C’est un des entretiens les plus savoureux. Ce professeur de littérature française, et lui-même écrivain cultivé et éclectique, rembarre en beauté Kassile lorsque ce dernier lui demande, par une chaude journée d’été, de se définir comme un «travailleur de la pensée». On a l’impression en lisant certaines remarques de Kassile, de lire du Lénine, plutôt que du Victor Hugo (Les Travailleurs de la mer !) et la réaction de Matsuura nous a ravis. Ne soyons pas trop méchant avec Kassile cependant car il se rachète en citant une très belle phrase d’Héraclite – on ne se trompe jamais en citant Héraclite, c’est une qualité éminemment pré-socratique – sur l’élitisme du meilleur. Ces combats amorcés laissent froid Matsuura qui s’intéresse d’abord à la révélation esthétique de la beauté, et n’aime Roland Barthes que pour son style, en quoi nous lui donnons absolument raison. La véritable élite est toujours modeste et Matsuura est modeste : une modestie qui vaut bien des génies. Matsuura dit aussi et nous le signalons avec plaisir, admirer Gozo Yoshimazu.

D21 – Shigeru Taga (Kyoto)
Grâce à une intéressante jeune femme nommée Naoko Tamura dont on aurait aimé avoir une image car le portrait dressé nous le faisait désirer, Kassile rencontre à Kyoto le philosophe Taga qui s’intéresse à la sociologie et à l’anthropologie du sacré, des institutions, de la culture. L’entretien est d’une belle ampleur. C’est un des plus riches du livre. On discerne parfois un certain panthéisme hérité de Goethe et de Hegel (p. 268 où Lévi-Strauss est cité deux fois, une fois avec la bonne orthographe Lévi-Strauss, une fois avec la mauvaise Lévy-Strauss). Page 270, Kassile semble méconnaître la distinction cartésienne entre la volonté et l’entendement. On lui rappelle que c’est la volonté qui est infinie, pas l’entendement. À la page 271, Taga est aristotélicien et a raison de l’être. Page suivante, Kassile soulève l’objection de la pierre, à laquelle je pensais aussi. La pierre est un individu mais cet individu pense-t-il ? C’est ici qu’il faudrait relire Roger Caillois. Aux pages 274 et 275, question habituelle sur le progrès où Kassile cite enfin Comte, Condorcet et même Hegel (c’est un jour faste) mais la réponse est prévisible : c’est une notion occidentale ! Cependant, Taga n’est «pas contre». Enfin un appel à se débarrasser du capitalisme est doublé d’une comparaison avec la manière dont Nietzsche a «aidé» l’Occident à se débarrasser du… christianisme. Et d’une confirmation concernant l’incapacité du marxisme à résoudre le problème. On le voit, tout cela est très hétérogène et guère rigoureux mais toujours assez riche.

D22 – Kazushige Shingu (Kyoto)
Dernier entretien du livre, tenu dans cette ville qui fut la résidence impériale jusqu’en 1868, avec un médecin psychanalyste et lecteur de Karl Jaspers. Sur une possible étude de psychanalyse appliquée à Descartes et à son oeuvre, bien trop rapidement évoquée par Shingu et Kassile, nous leur signalons à tous deux une étude définitive qu’ils ne semblent connaître ni l’un ni l’autre. Nous voulons bien sûr parler de celle du Dr. Francis Pasche, in Le Sens de la psychanalyse, §5 Métaphysique et inconscient (éd. P.U.F., coll. Le Fil rouge, 1988). Le texte composant ce paragraphe 5 était initialement paru dans la Revue Française de Psychanalyse (éd. P.U.F., 1981).

PS : Puisque le hasard nous a donné l’heureuse occasion de conclure en citant notre Francis Pasche, profitons-en pour ajouter quelque chose qui nous tient à cœur depuis sa mort en 1996. Une édition critique des œuvres complètes de Pasche, ancien Président de la Société Psychanalytique de Paris de 1960 à 1964, se fait attendre. Nous ne perdons pas espoir de la voir un jour se réaliser, de notre vivant ou après notre propre mort, peu importe : nous ne sommes pas narcissiques. L’essentiel serait qu’elle paraisse. Nous voulons donc ici préciser que certaines études, pour le moment pas rééditées, comme La Passion de la violence (paru in Les Temps Modernes n°8, Paris 1er mai 1946), La Sublimation (Les Temps Modernes n°29, février 1948), Le Psychanalyste sans magie (Les Temps modernes n°50, décembre 1949 qui répondait à un article de Claude Lévi-Strauss, Le Sorcier et sa magie, lui-même paru dans Les Temps Modernes de mars 1949) sans oublier l’admirable enquête Cent cinquante biographies de tuberculeux pulmonaires (L’Évolution psychiatrique n°IV, année 1951) devraient y trouver place. Nous affirmons en outre que la destination naturelle d’articles comme Métaphysique et inconscient est d’être intégrés dans un volume qui serait spécialement dédié au rassemblement de ses plus belles études de psychanalyse appliquée à l’histoire de la philosophie. Un tel volume qu’on pourrait intituler tout naturellement Études psychanalytiques d’histoire de la philosophie devrait rassembler des textes pour l’instant éparpillés entre les trois recueils déjà parus : À partir de Freud (éd. Payot, coll. Science de l’homme, 1969; ce volume fondamental est scandaleusement épuisé), le livre de 1988, cité supra et Le Passé recomposé – Pensées, mythes, praxis (éd. posthume P.U.F., coll. Le Fil rouge, préface de Didier Anzieu, 1999). On le voit, bien du travail reste à faire.

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