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01/09/2007

Blow-Up de Michelangelo Antonioni, par Francis Moury

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Résumé du scénario :
Londres 1966 : Thomas est un riche, célèbre et jeune photographe de mode qui prépare aussi un livre d’images sur la misère urbaine. Il croit capter la réalité grâce à sa technique. Un après-midi pourtant, lassé des mannequins et de la mode, il va prendre l’air dans Maryon Park. Il photographie à la volée quelques beaux plans de nature déserte puis un couple qui se trouve là. La femme exige nerveusement le négatif, tente même de le lui arracher mais Thomas refuse : le rouleau contient aussi des photos professionnelles qu’il doit développer. Son examen approfondi lui fait comprendre qu’il a photographié un meurtre et qu’il est, du même coup, devenu un témoin gênant…

Écrit pendant deux mois, réalisé à Londres d’avril à août 1966 en six semaines, monté durant un mois, Blow Up (Ital.-USA 1966) de Michelangelo Antonioni obtint la Palme d’or au Festival de Cannes de mai 1967 (1) ainsi que le Prix de la Fédération Internationale des Ciné-Clubs.
Son scénario avait été inspiré à Antonioni par une nouvelle de Julio Cortazar (1914-1984) qui flirta régulièrement avec la littérature fantastique. Antonioni n’en retint que le personnage du photographe interprété par David Hemmings. C’était le premier film qu’il tournait hors d’Italie.
Si la version française d’époque est bonne à tous points de vue, c’est bien la version anglaise (et non la version italienne) qu’il faut privilégier comme piste-son de référence car le film fut tourné avec des acteurs anglais et les dialogues originaux conçus pour cette langue. Aux USA le copyright mentionné sur les copies américaines est 1967 mais la date du film est d’un an antérieur. Là-bas, le titre s’orthographie Blowup sans trait d’union et en un seul mot tandis qu’en Angleterre il s’orthographie Blow Up en deux mots mais sans trait d’union : les affiches françaises l’ont ajouté systématiquement, ce qui donne Blow-Up.
La richesse de signification du film est déjà inscrite dans le verbe (intransitif ou transitif suivant le sens) anglais qui lui donne son titre original : «to blow up» veut dire aussi bien «éclater», «exploser», «gonfler», «agrandir une photographie» que «sermonner, tancer». Cette étymologie renvoie bien à la dynamique profonde du film.
L’univers vain et désespéré dans lequel se mouvait avec une certaine sensation d’étouffement Thomas, le héros photographe du film, va être «explosé» par la «révélation» chimique de l’agrandissement. Thomas passe à travers le miroir, par-delà les apparences, jusqu’à avoir confirmation qu’il a bel et bien photographié un meurtre. Dès lors, il comprend aussi qu’il a vu ce que personne n’aurait dû voir, été témoin de ce dont personne n’aurait dû être témoin. Mais son désir de devenir un témoin encore plus actif se heurte à sa propre peur d’une part (son appartement a été fouillé : on sait donc qu’il sait, de l'autre au désintérêt étrange de ses amis et relations. La célèbre scène finale de mimétisme qui le remet en présence d’un groupe qu’il avait déjà croisé au début du film achève de donner le sens de la «révélation» : la réalité s’est dissoute dans sa représentation. Et si telle représentation intéresse tel groupe, alors elle existe. Sinon, elle ne renvoie à rien. Critique morale absolue de la société anglaise permissive de 1967 qui laisse Thomas seul, en marge, témoin menacé, apeuré, effrayé de l’inhumanité de son propre milieu. Le film «tance», «sermonne» intérieurement ce délaissement profond qui caractérise le monde moderne et en assène un symbole sur lequel on glosa beaucoup à l’époque de sa vision.
Cette boucle toute platonicienne d’une réflexion métaphysique sur la perception, les apparences et la réalité dont un homme d’image est le héros – héros dont la vie s’écroule à cause d’une image de mort qu’il n’a nullement préméditée ni mise en scène, qui est venue à lui par hasard : revanche terrible du réel le plus aporétique –, est soutenue par une mise en scène impressionnante. Les images de Carlo Di Palma (l’un des collaborateurs réguliers d’Antonioni) et le montage de Frank Clarce organisent sournoisement le piège dont Thomas était déjà la victime puisqu’il participait à son économie. En prend-il conscience à cette occasion ? Oui, si l’angoisse est déjà prise de conscience. Il y a un existentialisme chez Antonioni, une visée métaphysique appuyée. Qu’on se souvienne simplement de l’argument du premier grand film d’Antonioni, L’Avventura (Italie, 1960) ! On y racontait une disparition qui était peut-être une mort (celle d’Anna) et qui contaminait métaphysiquement l’être et des êtres, en annihilant toute possibilité d’amour pour ceux qui en avaient été témoins, les laissant seuls face à la peur de la mort. Cet argument n’était-il pas, en fin de compte, la stricte inversion de la résurrection du Christ qui est une mort niée, transformée en présence, fondant toute possibilité future d’amour ? Blow Up creuse plus avant encore dans la même direction que L’Avventura dans la mesure où il pose d’emblée une vision de cadavre, une concrète trace de mort, puis de meurtre qui elle-même risque de s’annihiler, de disparaître sauf pour celui qui l’a indirectement révélée. Antonioni était le cinéaste de l’apophatisme : il devient celui de l’aporie. Il joue concrètement avec les notions d’être et de néant d’une manière qui les rend présentes, concrètes, compréhensibles.
Remarquons, d’un strict point de vue esthétique, que Blow Up qui semble a priori réfléchir sur l’espace, réfléchit en fait sur le temps et affirme la supériorité efficace du temps sur l’espace comme moyen d’appréhender le réel. C’est pendant que la femme brune est venue trouver Thomas que le meurtre a eu lieu. Ce laps de temps a suffi pour que Thomas ne s’aperçoive de rien. Et s’il n’avait pas repris une ou deux photos par la suite, le deuxième cliché lui serait resté inconnu. D’autre part, elle connaît son domicile : comment ? Peut-être parce que le meurtrier est son voisin peintre dont une peinture évoque étrangement la scène du meurtre, comme son épouse jouée par Sarah Miles le fait remarquer à Thomas. Le visage du peintre ressemble vaguement au visage esquissé en noir et blanc sur le premier des deux clichés révélant le meurtre. Hypothèses invérifiables parce que le temps aura repris au héros d’un même mouvement ce que son appréhension de l’espace lui avait donné par hasard. Ce combat du temps signifiant contre un espace dénué de sens, et de l’image contre la vacuité du langage : c’est tout le cinéma d’Antonioni.
Dans la filmographie d’Antonioni, cette critique globale d’un monde risquant de devenir – déjà presque devenu ! – inhumain et désespérant prolongeait directement celle de son précédent long-métrage, Deserto Rosso [Le Désert rouge] (Italie-France, 1964) et sera elle-même prolongée avec la même beauté plastique dans son film suivant Zabriskie Point (Italie-États-Unis, 1969) dont le cadre sera cette fois-ci la société américaine et aussi le désert. Le désert comme retour du temps sur lui-même : paix et résolution possible de tout conflit et de toute représentation. Une tentation permanente pour Antonioni consiste à figer l’espace afin d’échapper au temps : certains plans pourraient être, si on les immobilisait, de parfaites photos de plateau ou d’exploitation. Mais elles sont mouvantes et échappent à toute possibilité d’immobilisation : l’angoisse demeure vivante.
Dans l’histoire du cinéma, une filiation possible : Dario Argento se souviendra de toute évidence de Blow Up lorsqu’il reprendra Hemmings pour son beau film fantastique Profondo Rosso [Les Frissons de l’angoisse] (Italie, 1976) que l’on peut considérer comme un hommage sincèrement thématique (qu’il soit conscient ou non, d’ailleurs) à Antonioni à défaut d’être un hommage plastique. À noter enfin, pour les connaisseurs de cinéma-bis, que le cinéaste Piers Haggard – le futur réalisateur de ce classique du cinéma fantastique anglais des années 1970 qu’est Satan’s Skin / Blood on Satan’s Claw [La Nuit des maléfices] (Grande-Bretagne, 1972) avec Linda Hayden – est crédité comme «assistant dialogues» sur le générique.

Note :
(1) : «[…] Honneur au cinéma anglais qui reçoit le Grand Prix pour «Blow up» et le prix spécial pour «Accident», mais le premier film est de l’italien Michelangelo Antonioni et le second de l’américain Joseph Losey[…]» comme le remarque justement Robert Chazal in Cannes Memories 1946-1992 (éditions Media-Planning, Montreuil 1992), p. 124.