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25/11/2008

D'un silence assourdissant : sur l'assassinat d'Anne-Lorraine Schmitt

Crédits photographiques : Niccolò dell'arca, Compianto sul Cristo morto (Chiesa di S. Maria della vita, Bologna).


«Hommes d'aujourd'hui, savons-nous aimer les femmes, saurions-nous les pleurer ?».
Guy Dupré, La sonnerie aux mortes in Je dis nous (La Table ronde, 2007), p. 49.


«Mes chers amis, ne vous vengez pas vous-mêmes, mais laissez agir la colère de Dieu, car l'Écriture déclare : «C'est moi qui tirerai vengeance, c'est moi qui paierai de retour» dit le Seigneur.»
Épître aux Romains, 12, 19.

«Mais enfin pourquoi aurais-je gardé un cœur pur, lavant mes mains en l'innocence ?».
Psaumes, 73, 13.

Addendum: en toute fin d'article figure le pitoyable courriel que Laurent Dandrieu (l'un des plus mauvais critiques cinématographiques de France, officiant pour Valeurs actuelles) m'a envoyé, ainsi que ma réponse à cette missive.
Avec son autorisation, j'ai cru bon d'ajouter à cette note la lettre, d'une tout autre facture, envoyée par Laurence Thomann, journaliste pour l'AFP.

Cette note a paru, pour la première fois, le 29 novembre 2007.

Quelques minutes de recherche sur la Toile vous chevillent au corps le dégoût. Si les médias ont bien peu évoqué ce qui est un meurtre ignoble, les blogs, eux, trop souvent ridiculement affiliés à l'extrême droite et aux plus poussiéreuses catholiqueries, ont pallié ce silence, non sans sombrer parfois dans l'odieux, à l'exemple de tel immonde crétin pastichant les habituelles tares de Libération, dans un article inversant la culpabilité et faisant du meurtrier l'idoine innocent : Anne-Lorraine devient une jeune femme au-dessous de tous soupçons, son meurtrier un pauvre type écrasé par un salutaire sentiment d'exclusion sociale.
La parodie est juste évidemment, Libération étant bien sûr capable d'écrire de telles horreurs, tout du moins de les insinuer plus ou moins habilement. Juste mais totalement déplacée. Libération est à mon sens un pathétique torchon qui mériterait, chaque jour ou presque, un autodafé sur la place publique : je rigole encore après avoir lu ce numéro, vieux de deux ou trois semaines, d'une stupidité contente d'elle-même à faire rougir tous les macaques des forêts de la Terre, tout entier rédigé par des penseurs et, paraît-il, philosophes de gauche qui, quel que soit le sujet de leur article (la découverte, en Irak, des plus anciennes traces d'écriture, la biomasse, l'inculture littéraire de Bernard-Henri Lévy, la nouvelle tendance des dessous féminins, l'intelligence des macaques justement, etc.), se sont cru obligé d'affirmer tout le mal qu'ils pensaient de Nicolas Sarkozy, des tests ADN, de George W. Bush, de cette France moisie qui n'est pas la leur. On aurait envie de leur répéter ce bon mot : qu'ils la quittent donc, cette France qu'ils n'aiment pas. Je crois en effet que notre pays, suffisamment éreinté par ces traîtres de l'Arrière (au moins, les vrais traîtres, il y a quelques années encore, risquaient le peloton d'exécution), ne les aime guère, voire pas du tout. Certes aurez-vous beau jeu de me rétorquer, mais quel pays serait assez suicidaire pour accepter de recevoir sur son sol, y compris pour quelques heures de ravitaillement, un charter transportant des journalistes de Libération ?
Excellente question, à laquelle je crois que nulle réponse, hélas, n'existe. Aucun pays ne voudrait d'une pareille engeance sauf... la France, dont c'est là la création la plus retorse, la chimère la plus ignoble produite dans les sentines moisies de sa vieillesse. Nous avons les journalistes que nous méritons.
Le numéro de Libération alla donc directement à la poubelle, tant était consternante la stupidité des textes composant ce numéro spécial, spécialement indigne de toute forme, même minimale, d'honnêteté intellectuelle. Dans la pourriture du Verbe, dans la propagation de l'universel reportage, Libération est toujours en avance d'une tavelure, d'un vol de mouches à carne, d'une éclosion d'asticots, d'une putrescence instantanée de la vérité, rendons-lui cet hommage.
Du moins y a-t-il un temps pour la satire, un temps pour la critique corrosive, et un temps pour le respect. Le respect, d'abord, à l'endroit d'une innocente, se manifeste par le choix des mots. Ici donc, lecteur outré par la nullité des dépêches de l'AFP, cet organe aveugle et sourd rédigeant ses notes en LTI, tu n'auras aucune chance d'apercevoir le plus petit et lâche euphémisme (le décès pour l'assassinat), la moindre criminelle métonymie (la jeunesse ou les jeunes pour les délinquants, parfois les violeurs, parfois les meurtriers, parfois les trois ensemble, de ville ou de banlieue). Les journalistes en seront pour leurs frais, s'ils osent bien sûr poser leurs yeux de vache effarée sur Stalker (et je sais qu'ils le font en cachette, et qu'ils m'écrivent parfois pour me faire part de leur héroïsme).
Il est vrai qu'ils ont été, nos journalistes impartiaux, tout occupés à célébrer les hauts faits d'armes de deux crétins jouant les marioles sur une mini-tire de clip de rap. Je ne pleure pas le décès de ces deux garçons, emportés, après tout, par le banal tragique propre à chacune de nos vies quotidiennes : demain, en traversant le coin de la rue (et même sans griller une priorité, comme l'ont apparemment fait nos imprudents motocyclistes), une voiture, banalisée peut-être, de policiers peut m'écraser et je doute fort que mes parents, mes amis, mes voisins, peut-être même mes lecteurs, décident de brûler, en guise de saine protestation, une école publique, une bibliothèque, des voitures qui ne leur appartiennent pas, puis, décidément révoltés contre ce crime déguisé, se mettent à tirer sur les représentants de la force publique, leur lancent des bouteilles d'essence préalablement enflammées, des sacs remplis de tessons de verre, exigent de l'État que toute la lumière soit faite sur cette tragédie, gueulent devant le palais présidentiel Aux Assises, le meurtrier de Juan ou bien Justice pour Asensio !, saisissent même les jérémiantes officines de l'antiracisme (Asensio, pas franchement français après tout, c'est un bon début) qui organiseront de dignes et silencieuses marches à la mémoire du jeune injustement abattu.
Je ne pleure pas le décès, pour le moment (et sans doute à jamais) accidentel de deux imbéciles amateurs de vitesse. Je pleure en revanche l'assassinat d'une innocente. Je pleurs la mort d'une jeune femme assassinée et je maudis ce meurtre commis par un salopard, je maudis ce meurtrier jusqu'à sa soixante-dix-septième génération (à Dieu ne plaise que ce chien devienne père !), je maudis le meurtre et le meurtrier et je me contrefiche de ma damnation éternelle, décidée par quelques moutons qui, de catholiques, n'ont plus que la sordide trouille et le paralysant réflexe consistant à réfléchir en troupeau. Ma colère est immense contre eux, la leur semblant si minuscule en fin de compte : dans quelques jours, la messe dite sur un cadavre encore fumant, ils retourneront à leur petite vie, leurs petits gestes d'admirable charité, leur prosélytisme bien-pensant, leurs clubs de scouts, leurs dîners entre gens-bien-comme-il-faut, leur défense (légitime) de la vie intra-utérine. Ma foi, que ne manifestent-ils, puisqu'un meurtre n'est-ce pas est et reste un meurtre, face à l'assassin d'Anne-Lorraine, l'identique détermination qui les conduit à s'opposer aux interruptions volontaires de grossesse.
Ceux-là, ces catholiques transis, paralysés, ces hommes aussi légers qu'une plume, remplis d'un peu de bourre à la moraline plutôt que d'une foi chevillée au corps, ne méritent pas qu'Un, d'une violence inouïe contre les pharisiens, ait sué une sueur de sang et ait hurlé sa colère et son désespoir à son propre Père. Ceux-là, ces lâches, ne méritent pas que le Christ ait été cloué sur une Croix, selon le supplice le plus infâme inventé par l'Antiquité qui, en la matière, s'y connaissait quelque peu. Ceux-là ne méritent, pour conduire leur placide troupeau, qu'un animateur de Club Med. Ceux-là ne méritent même pas qu'un de nos si joviaux curés, la main sur son banjo consacré, sans doute pressé de dénoncer, avec sa voix la plus énergique, les amalgames (lesquels, grands dieux ?), daigne déplacer son gras-double pour assurer la famille d'Anne-Lorraine, dans sa terrible douleur, du soutien céleste. Le Suisse Romano Amerio, mort à Lugano en 1997 à 92 ans, reste en France un penseur très peu connu, y compris des catholiques (rappelons en effet que ses ouvrages étaient mis à l'index jusqu'à une date fort récente). Il s'interrogeait de la sorte, évoquant le sujet bien connu de la sécularisation du christianisme et de l'universel relativisme en résultant : «L’essence du catholicisme est-elle préservée ? Les variations introduites [par le Concile Vatican II] le font-ils perdurer dans des circonstances variables ou bien le transforment-elles en quelque chose d’autre ?». Voulez-vous que je vous dise en quoi le catholicisme français, survivant, et de quelle ridicule façon, dans de rares hautes sphères aussi bien bourgeoises qu'aristocratiques ou bien, à l'opposé, étant piaillé par de petits poussins jaunes sentant bon les sentiments charitables et progressistes, en quoi le catholicisme français s'est transformé ? Il s'est transformé, depuis quelques lustres tout de même, en un tic ou plutôt, dans ce cas clinique, un toc social, une espèce de schibboleth qu'une certaine jeunesse décérébrée, sur les brisées de leurs propres parents pas beaucoup plus malins, échange le samedi soir, en faisant la fête, ou le dimanche matin, à la messe où il s'agit d'expier les péchés de la veille. Caricature ? À peine voyons, j'ai passé onze années de ma vie dans un collège mariste, ces milieux (lyonnais qui plus est) n'ont jamais eu beaucoup de secrets à mes yeux...
J'affirme donc qu'Anne-Lorraine, avant d'être la fille d'une famille très pieuse, avant d'être celle d'un milieu au catholicisme exacerbé, est la fille de la France et qu'il est absolument scandaleux, je vais plus loin, il est criminel que la France, au moins par la voix de ses élites politiques et intellectuelles, au moins par les voix (aussi dissonantes qu'on le voudra) de ses organes de presse, soit absolument incapable d'honorer sa mémoire. Elle n'en est pas capable ? Non, je dis une bêtise : elle ne le veut pas, tout simplement. Elle ne le veut pas parce qu'elle n'est plus encharnée dans une foi rayonnante, simple, celle qui se signait devant les horreurs commises par Gilles de Rais, le condamnait au bûcher et se sentait le droit de prier pour le salut du bourreau. Maintenant, elle prie mais elle ne condamne plus, ayant balayé d'un revers de chapelet ou de soutane des milliers de sentences provenant de ses saintes écritures, des textes de ses plus fameux Pères, affirmant que la prière n'excluait en rien la punition, le jugement sans faille. Au lieu de cela, qu'avons-nous donc, quel triste spectacle s'étale-t-il sous nos yeux ? Dieu a donné, Dieu a repris : passons à autre chose voulez-vous ? Aujourd'hui, cette foi (mais peut-on encore lui donner ce nom, j'en doute) ne survit plus que dégénérée, faible, plaintive, consensuelle, socialiste voire communiste, en un mot lâche, dans certains milieux puant les bons sentiments d'ailleurs plus sociaux qu'évangéliques ou bien dans d'autres, claquemurés dans un prestige que de splendides et nobles ancêtres ont du moins assuré en versant leur sang et que les représentants actuels, leurs descendants perclus de préjugés, bradent de même que leurs châteaux en ruine.
Anne-Lorraine, comme l'indique la blessure qu'elle a infligée à son meurtrier, s'est donc montrée plus courageuse en tout cas que le large troupeau de ces blancs moutons qui osent se réclamer du Christ pour, en de longues rasades de larmes, de chaînes de prières, d'œcuméniques chansons, de joviales intercessions, demander en même temps le repos de cette pauvre fille de France et celui de son meurtrier, de France également, n'en déplaise à certains. Dieu, qui sait je crois reconnaître les siens, décidera du sort de ce chien, réduit, par ses instincts, à un animal, pas même : à un animal dégénéré, que nos bons experts en psychologie se chargeront de défendre (puisqu'il est vrai que lui-même, vous comprenez, étant petit, a subi les attouchements d'une tante lointaine et que ses dessins, devenu pré-adolescent, trahissaient à l'évidence un monstrueux trouble d'un comportement miné par le silence de la mère et l'ivrognerie du père... J'ai bien résumé ? Ah non : manque la tirade sur l'exclusion sociale, une fois de plus...), que nos bons psychiatres tenteront de ramener au bercail de l'humanité avec quelques lénitives injections apaisant les pulsions immodérées de ce taré. Le vocabulaire que j'utilise pour stigmatiser ce meurtrier est volontaire bien sûr et, en grande partie, il fait contrepoids aux fadaises journalistiques, aussi vivantes qu'une planche anatomique, mais je ne nie en rien son droit de se dire un homme. À vrai dire, le pire des démons, Staline, Hitler, Pol Pot si l'on veut, le plus atroce tueur d'enfants est aussi éloigné de la malfaisance surnaturelle du plus insignifiant des démons que le vol stochastique d'un moucheron de celui, ample et souverain, du sphinx.
J'ai failli vomir en lisant ces lignes truffées de fautes, sur un blog de séminaristes impuissants, dont le style même semble avoir été châtré, que, par charité chrétienne, je ne citerai pas : «N'hésitons pas à nous joindre à cette chaîne de prière, pour elle, sa famille, ses amis et pour son meurtrier. L'enterrement a lieu samedi, d'ici là on peut réciter chaque jour pour eux une dizaine de chapelet.
Nous dirons À-Dieu à Anne-Lorraine Samedi à 14H en la Cathédrale de Senlis. Je vous propose pour ceux qui nous pourrons pas être présent de dire une un chapelet ou une dizaine à son intention et pour que sa famille puisse trouver la Force et le Courage de vivre cette épreuve dans la Foi.»
Vraiment, oui, n'hésitons pas à moudre des chapelets longs de plusieurs kilomètres d'une foi aussi sotte qu'apparemment inébranlable. Et, pendant que nos saintes oraisons s'étireront vers le ciel comme les silhouettes d'un Greco, brûlera en silence la pure flamme de la colère des pauvres et des humiliés, des femmes qui, la peur aux tripes, voyagent dans ces trains déshumanisés où rôdent les loups. Des femmes violées et tuées (combien, exactement, chaque année ?), banalement insultées, banalement agressées, banalement humiliées par des porcs qu'il faudrait saigner, sans autre forme de considération humanitaire ni de procès, leur sang d'abondance répandu payant à peine pour le sang de tous ces enfants qu'ils ont versé, celui de toutes ces femmes insultées, humiliées, molestées, battues, violées, tuées, tuées une seconde fois par la peur immonde des vivants, par les phrases pitoyables des journalistes qui se taisent et observent une rigoureuse prudence (presse de gauche et presse de droite, s'il en reste une, confondues) ou tressent des couronnes à une presque déjà martyre (Valeurs actuelles), tuées une seconde fois par le dédain de nos ministres qui se précipitent comme un seul homme au chevet de familles durement éprouvées dès qu'une petite frappe de banlieue est renversée par un flic en Vélib, de peur que les cités ne s'embrasent (et elles s'embraseront, et elles se sont embrasées). Je ne sache pas que notre ministre de l'Intérieur, la très catholique Michèle Alliot-Marie, ni que notre Président de la République, le très-tout-ce-que-l'on-voudra Nicolas Sarkozy, aient manifesté une grande peine publique, un peu de compassion à l'antenne de quelque radio ou sur le plateau d'une chaîne de télévision (1) pour cette femme abattue par un criminel en liberté. On me fera remarquer, oui, que le Ministre, que le Président ont en revanche tous deux très sincèrement exprimé, par un rapide coup de fil à la famille d'Anne-Lorraine, leur immense douleur, leur affirmant, avec la plus grande fermeté, que tout sera bien évidemment fait pour que notre impeccable Justice se montre intraitable, et qu'elle condamne à vie le meurtrier à porter un petit bracelet électronique... C'est déjà cela, non ?
Oui, n'hésitons pas, aussi, à maudire le silence des journalistes qui sans doute commencent à penser que cette jeune femme n'était pas si fréquentable que cela : catholique fervente ET apprenant puis exerçant le métier de journaliste, cela ne se fait pas voyons. Devant jouir d'une indépendance d'esprit totale, le journaliste ne peut donc qu'être pétri par les seules idées de gauche et rejeter, comme le plus dangereux fanatisme, toute croyance en l'existence d'une transcendance. N'hésitons pas à maudire ce silence et ces phrases sans âme équivalant à du silence, comme celles de la martiale rédaction de Valeurs actuelles qui sous la plume de Laurent Dandrieu (2) a aligné quelques pieuses fadaises; à défaut de faire ressusciter la morte, la tuée, l'assassinée, ne doutons pas du fait qu'elles parviendront à nous arracher des larmes pas mêmes salées : «Parce qu’elle est morte pour avoir défendu sa pureté, parce qu’elle a résisté à l’ignominie avec un courage puisé dans sa foi, elle en est devenu l’honneur [Dandrieu se réfère à cette autre jeunesse de France qui ne pille ni ne brûle mais prie, part en pèlerinage, sait construire des cabanes en bois et planter des sardines pour les tentes, achète enfin les livres ayant reçu l'imprimatur, disponibles dans les librairies Procure, par exemple ceux de Jacques de Guillebon, ou bien plutôt, parce qu'ils sont décidément stupides, la série des albums Martine : Martine veut rester vierge (jusqu'à son mariage)].»
Imbécile ! Anne-Lorraine n'est pas morte, faut-il donc que vous soyez à ce point sourd et aveugle pour ne pas comprendre le sens des mots ? Anne-Lorraine n'est pas morte, elle a été assassinée. Tous les morts n'ont pas été assassinés, tous les morts n'ont pas reçu des dizaines de coups de couteau. Tous les morts n'ont pas dû se défendre contre les mains sales des salopards et des obsédés. Tous les morts, de leur demeure grise depuis laquelle ils nous observent, se révoltent contre cette morte pas morte, contre cette morte qui a été sauvagement tuée, contre cette morte qui est venue chez eux beaucoup trop tôt. Tous les morts demandent vengeance, hurlent leur colère, puisque les vivants ne sont pas capables de défendre l'une des leurs, l'une de leurs filles, la retenir auprès d'eux, la sauver. Anne-Lorraine a résisté avec le courage, la peur et sans doute le désespoir (ô l'atroce blasphème !) que n'importe quelle personne, si elle n'est pas un caniche de salle de rédaction ou une grenouille bénitière, manifeste lorsqu'elle sait qu'elle va mourir par la main et la folie d'une autre. Anne-Lorraine, pardon de le rappeler à nos experts zélés en canonisation, n'est devenue l'honneur de rien du tout, sauf de quelques crétins à l'intelligence anorexique et à la foi si peu forte qu'elle s'est réfugiée dans le dernier souffle de vie d'une femme plus courageuse qu'ils ne le seront jamais, pour en faire, dernier crachat, leur porte-drapeau aussi immaculé que minable. Ces idiots se paient de mots comme ils se paient de prières; leurs mots sont pipés, leur monnaie est de singe, leurs prières de sucre candi : barrant leur course vers un ciel de praline, une plume de moineau ne frémirait pas.
Oui, n'hésitons pas à maudire le silence d'autres prudents, leur bavardage anodin se réduisant à quelques phrases anodines et inutiles, cette fois-ci les dirigeants du CELSA, université dépendant de la Sorbonne dont Anne-Lorraine suivait les cours. La moindre des choses que nous étions en droit d'attendre, de la part de cette prestigieuse (3) institution formant des étudiants aux métiers de la communication et du journalisme, c'est qu'elle nous dévoile un scoop. C'est ce qu'elle a fait même si assez bizarrement, notez-le, aucun autre journaliste, sans doute par une pudeur peu habituelle, ne s'est empressé de le relayer auprès de ses confrères et de ses lecteurs : ouvrez bien vos yeux, Anne-Lorraine est donc morte de mort naturelle, mais oui, le tragique (c'est déjà cela) de sa fin et les tournures de phrase employées ayant même conduit certains étudiants à penser que leur camarade s'était tout simplement suicidée. Voici le mot de condoléances (c'est moi qui souligne) : «Les étudiants, les enseignants et la direction du CELSA ont appris avec une profonde tristesse le décès tragique dimanche 25 novembre à Creil d’Anne-Lorraine, étudiante en Master 2 de Journalisme au CELSA et s’associent très sincèrement à la douleur de sa famille.
L’Université Paris-Sorbonne et la communauté du CELSA ne souhaitent pas commenter les circonstances de cette tragédie par respect pour la mémoire d’Anne-Lorraine et pour sa famille. L’École de Journalisme du CELSA demande à ses confrères journalistes de respecter l’intimité de la famille et des camarades de promotion d’Anne-Lorraine.» Étrange cette pudeur ne trouvez-vous pas, alors que nombre de journalistes professionnels intervenant au CELSA répètent à l'envi que, hélas, les lois du marché étant ce qu'elles sont (très dures, ignobles, dégueulasses même, etc.), un scoop étant un scoop (très dur, ignoble, dégueulasse même, mais c'est comme cela, hein, on va pas changer le cours du monde, etc.), les atrocités, les meurtres sordides, les catastrophes naturelles, les bains de sang accrochent, vendent beaucoup plus que la chronique des péripéties sexuelles, imaginaires ou seulement rêvées, de Philippe Sollers. Étrange, également, les interrogations métaphysiques des dirigeants du CELSA : devant la possibilité de faire respecter une minute de silence saluant la mémoire d'une de leurs étudiantes, quelques apôtres de la stricte séparation de l'Église et de l'État ont fait judicieusement remarquer que le CELSA appartenait à la Sorbonne et que la Sorbonne, tout de même, n'était pas exactement l'antichambre du Vatican. N'est-ce pas admirable ? N'a-t-on pas, avec cet exemple remarquable, la preuve définitive que nos universités accomplissent avec sérieux et concentration ce qui est leur mission la plus stricte : réfléchir plutôt que prier, enseigner le si noble métier de journaliste plutôt que faire taire de remarquables conversations entre étudiants pendant une seule minute de leur temps très précieux ? Tout est bien qui finit bien puisque la minute de silence a finalement été décidée : la philosophie de comptoir a laissé place à la prière, du moins au silence, qui est prière.
Oui, je n'hésite pas à maudire ces commentaires, lus une bonne centaine de fois. On aimerait rappeler à ces pieux imbéciles que les martyrs ont systématiquement accepté la mort immonde et glorieuse qui était la leur, l'absolu satanisme de leurs supplices, autant de victoires faisant fleurir les allées du Dieu vainqueur de Rome : ils allaient au devant des lions, en chantant, et les lions refusaient (parfois) de les déchiqueter. Anne-Lorraine, elle, s'est défendue, vous savez lire ? Elle s'est défendue, parce qu'elle a probablement senti que mourir ainsi, d'une si sordide façon, dans une rame sale, baignant dans une lumière de morgue, déserte, ne témoignait de rien, pour rien ni personne : «Anne-Lorraine Schmitt rejoint Jeanne-Marie Kegelin dans la cohorte des vierges sacrifiées, blessées mortellement au cœur, ainsi que leurs familles respectives (des familles nombreuses et ferventes) qui reçoivent un glaive en plein cœur par le sacrifice de leur enfant et sœur, comme notre Très Sainte Mère au pied de la croix.
Non, j'en ai la certitude, ce sacrifice n'est pas vain, il est pour la France, nous avons besoin de nouvelles Jeanne d'Arc pour sauver la France et le monde, Anne-Lorraine, comme Jeanne-Marie sont de nouvelles Jeanne d'Arc ainsi que leurs familles respectives qui collaborent par leur souffrance inouïe au salut de notre pays.»
Admirable, vraiment : on a envie de demander à cette dinde laquée à l'huile sainte de joindre le geste énergique à la parole confite et d'aller immédiatement évangéliser quelques sauvages de nos proches banlieues, pourtant aussi lointaines et barbares que les contrées de la mystérieuse et cruelle Chine l'étaient à l'époque des pères missionnaires. Son sacrifice, retransmis par toutes les caméras (pensez donc : une tournante en direct suivie d'une probable immolation par le feu, nos mâles en mal d'amour n'aimant guère laisser de traces de leurs exploits), sera assurément pris en considération par la très sainte Congrégation de la Reconquête de la France catholique fille aînée de l'Église.
À vomir.
Oui, n'hésitons pas, enfin, à maudire la très sainte charité de la propre famille d'Anne-Lorraine : ils sont un exemple sans doute, leur peine et leur douleur sont au-delà des mots, je me jette à leurs pieds devant le courage évident qui est le leur mais, par avance pestiféré, je me dois de leur dire que leur foi me fait peur, et honte, tant elle paraît grande, sublime, inhumaine, d'une sainte indifférence à la douleur. N'éprouveront-ils point quelque gêne, lorsque le temps des hurlements fera place à un peu de calme, à lire ces dizaines de commentaires, aussi stupides qu'excessifs (encore plus stupides qu'excessifs), rédigés, dans une langue approximative, par de gentils petits moinillons qui, si quelque type à l'allure louche venait à croiser leur chemin diligent, baisseraient immédiatement le regard ?

Alors que la plus stricte charité commande ce qui devra être fait, ce qui devrait être fait. Alors qu'elle rayonne comme une troublante évidence et qu'aucune bonne âme, si pressée d'essorer ses condoléances aux pieds des parents de l'assassinée, n'a osé en désigner la très lointaine possibilité.
Le jour où ma mère, ma femme, mon enfant seront violés puis tués, je ferai ce que j'ai à faire, quelle qu'en soient les conséquences, quelles que soit l'horreur des nuits d'insomnie où la horde hurlante des pour (très peu nombreux) et des contre (beaucoup plus nombreux et ayant la bienséance de leur côté) brûlera très certainement ma pauvre cervelle. Je ferai ce que je devrai faire, je me moquerai de faire, ensuite, amende honorable puisque ma vie, d'un seul coup, aura perdu la sève de sa colère, je le ferai sans prétendre faire réparation de quoi que ce soit, sans affirmer laver un meurtre par un meurtre, puisque les traces du meurtre, Macbeth le savait bien, sont absolument indélébiles. Je le ferai sans me croire le bras séculier d'un quelconque Dieu vengeur, El Shadaï pulvérulent sorti des sables de l'Ancien Testament, sans oser affirmer que le sang versé d'un porc sèchera celui de ma mère, de mon père, de ma femme, de mon enfant, de mon ami, que jamais je ne prétendrais saints, ni même martyrs. Je le ferai sans oser croire que je rachèterai les péchés commis par une multitude, ceux du meurtrier, les miens, ceux, même, de l'assassiné, sans penser que Dieu reconnaîtra les siens, comprendra mon action, acceptera mon action, me sauvera de la crainte et des tremblements. Suis-je bête : Il n'a pas besoin de comprendre puisqu'Il sait. Je serai alors anathème et séparé du Christ, à coup sûr de l'honnête communauté des femmes et des hommes de bonne volonté, qui me jugera, me condamnera, et lavera ainsi, avec un peu d'eau tiède, sa labile mémoire, son courage de grandiloquente lâcheté.
Je ferai cela, j'aimerais du moins, le jour venu, avoir la force de le faire et je sais que peut-être, minable Jim, je n'oserais pas, par peur des conséquences, par peur de devoir finir ma vie dans une geôle puante, par la peur de ces milliards de pensées que nous agitons lorsque la pensée de l'action glace et fige absolument tout sauf, justement la pensée devenue coursier implacable, nous conduisant vers des terres inconnues où nous ne voulons pas aller.
Et alors ? Que m'importe puisque j'aurais au moins débarrassé la surface de la Terre d'une ordure, une seule ce n'est pourtant rien mais qui pourra, qui osera me le cracher au visage, oser me dire que le Mal ne répare jamais le Mal, que les hommes ne doivent point juger leurs semblables de crainte à leur tour d'être jugés comme ils ont jugé leurs frères et les ont tués, avec la même dureté, avec la même cruauté, en s'arrogeant des droits et des pouvoirs qui ne seront jamais les leurs ?

Une seule ordure, voilà tout, une seule ordure n'aura plus aucune chance d'accomplir ses forfaits.

Alors, oui, j'aurais du moins servi à quelque chose et j'emporterai en Enfer l'âme de celui à qui j'aurais ôté la vie.

Notes :
(1) Rapportée par l'AFP, cette déclaration de Nicolas Sarkozy, alors qu'il se trouvait à la Maison d'éducation de la Légion d'Honneur, à Saint-Denis : «L'auteur de cet acte ignoble sera jugé et condamné. Plus encore que cela, je ne veux pas que qu'il soit remis en liberté une fois sa peine de prison effectuée, car il s'agit d'une personne dangereuse. Le rôle de l'État, c'est de la soigner, mais aussi d'en protéger la société.»
Nous sommes donc amplement rassurés : selon la traditionnelle séparation des pouvoirs, il y a de fortes chances qu'un juge quelconque décide de passer outre les volontés du Président de la République.
(2) Fort prudemment aussi, ce dernier n'a pas fait paraître l'un de mes commentaires sur le blog de la rédaction. Sans doute l'a-t-il jugé excessif. Cher Laurent : permettez-moi de vous dire que votre petite censure n'a pas été pour rien dans ma décision de publier cette note, autrement plus violente que mes quelques mots diligemment effacés par vos soins ou ceux de l'un de vos stagiaires décérébrés. Autre question, pendant que j'y songe : comment se fait-il, Dandrieu, que le texte de Frédéric Pons qui évoquait (à mots assez couverts tout de même, le temps se rafraîchit...) l'incurie du pouvoir politique incapable de prendre les mesures qui s'imposaient face aux délinquants sexuels ait subitement disparu du blog de Valeurs actuelles : trop polémique ? Vous êtes décidément bien sots, à VA, car savez-vous que, sur la Toile, aucun texte ne peut être définitivement supprimé ? Voulez-vous que je vous dise qu'il est désormais en ligne sur plusieurs sites contre lesquels vos dirigeants ne pourront rien faire ?
(3) Prestigieuse, comme nous le répètent à l'unisson à peu près tous les journalistes ayant évoqué ce drame, soucieux sans doute de ne point trop fâcher les petits soldats qui viendront grossir les rangs de l'immense armée du reportage universel.

Addendum

De Laurent Dandrieu, j'ai reçu hier soir le courriel ci-dessous. Je donne également ma réponse :

Monsieur,

je viens de lire la longue dissertation que vous avez commise sous le prétexte d'évoquer Anne-Lorraine, qui fut l'une de nos stagiaires décérébrées que vous vomissez par ailleurs, comme vous vomissez tout au long de cet interminable texte toutes les pieuses fadaises qu'elle chérissait, au motif que vous l'auriez mieux comprise que tout le monde – et mieux qu'elle-même sans doute. Il est vrai que c'est en cette capacité de tout comprendre mieux que quiconque que réside votre immense talent que vous n'en finissez pas de proclamer à la face d'un monde odieusement indifférent – sans doute faut-il voir là la preuve indéniable d'une des ces conjurations des imbéciles qui sont la consolation éternelle des génies incompris comme le vôtre. Je puis pourtant me targuer d'être à l'origine de cet hommage paradoxal, puisque vous avouez en note que c'est le dépit d'avoir été censuré (quel malheur en effet que nous ayons privé les lecteurs de Valeurs actuelles d'une prose si puissante, si claire, si concise et subtile) sur notre blog qui vous a incité à déverser ainsi votre bile salvatrice.
Je vois en tout cas que votre capacité de haine est toujours aussi incommensurable, à la mesure de l'idée que vous vous faites de vous-même. Je vous souhaite de pouvoir continuer longtemps à jouir ainsi solitairement, ou en compagnie de quelques autres génies injustement méprisés de votre acabit, de votre propre éloquence : c'est ce qui, de toute évidence, vous arrivera de mieux tout au long de votre existence.

Sincèrement et imbécilement vôtre,

Laurent Dandrieu.


Cher monsieur.

La France crève doucement de posséder en surnombre de pathétiques petits donneurs de leçons tels que vous, de si charitables âmes sondant les reins et les cœurs : du reste, apprenez à lire (stagiaires décérébrées : vous êtes un sot, n'ayant pas même compris que ces termes ne s'adressaient qu'à vos actuels petits caniches; à moins, et dans ce cas je suis tout prêt à vous rendre la paternité de votre courage, à moins que vous soyez le seul responsable de cette bizarre censure dont vous reconnaissez que j'ai fait l'objet), car je crois que vous ne réagissez qu'à la seule évocation de votre très noble patronyme, qui à mes yeux n'est pas grand-chose, pas même le souvenir d'un vague et insignifiant journaliste que j'ai rencontré il y a quelques années, grâce aux bons soins de Chantal Delsol. La conversation fut courte, autant que le plaisir de me trouver face à qui n'avait absolument rien à dire.
Voyons, la première leçon du bon chrétien n'est-elle pas de s'oublier quelque peu ? Vous ne vous oubliez guère dans votre tirade comique : on ne voit que vous, vous alors que mon apparent égoïsme, mon insupportable outrecuidance, dans ce texte qui vous a évidemment scandalisé (j'écris pour scandaliser vos semblables, Dandrieu, cela sera toujours ainsi), est évoqué à mesure du sort que je sais être le mien. La damnation : que sont, franchement, vos gazouillis de perroquet outré face à cela, ce risque encouru ? Rien. Retournez donc à votre néant pontifiant et sentant bon le petit catéchisme.
Mais il y a bien sûr infiniment plus dans mon texte que votre petit nom et il vous en cuit de le reconnaître puisque je fustige les peurs de tous : de vous, à Valeurs actuelles, qui crevez de peur dès que la droite est au pouvoir, de la presse, de la gauche, de la droite mais aussi des extrêmes, de tous ces catholiques transis de trouille qui paraissent avoir oublié quelques vieilles leçons de courage et, pour se donner du courage justement, écrivent martyre, sainte, Jeanne d'Arc derrière leur écran. Bravo, vous avez bien raison de faciliter de si brillante façon la propagation de la bêtise guerrière (non, pas même : seulement fanfaronne) de quelques adolescents portant le cheich, honoré par aucun véritable combat d'hommes, au cou...
Que ce texte ne vous plaise pas, je puis effectivement le concevoir puisqu'il stigmatise finalement vos jolies petites phrases qui ne défriseraient pas, elles aussi je le crains, une plume de moineau, pardon, de colombe.
Mon génie ? Merci cher Dandrieu : c'est vous qui le dites et je ne vois pas en quoi ce compliment certes bien mérité pour un travail qui, à la différence du vôtre, n'est pas rétribué et qui est au moins aussi honnête que le vôtre et d'une qualité littéraire il me semble largement supérieure, peut venir obscurcir la qualité de ce texte qui ose au moins ce que vous n'osez pas : appeler les choses par leur nom, première mission du journalisme, à vrai dire bien oubliée.
Qui ose au moins, par avance, encourir les reproches d'imbéciles de votre irréprochable espèce puisque, excellent lecteur que vous êtes, vous avez dû remarquer que je me déclarais proscrit aux yeux mêmes de la famille de cette pauvre Anne-Lorraine : je crois savoir que mon texte ne plaira pas, immédiatement du moins et, dans quelques mois ou années, bien sûr, il pourra être relu, alors que le vôtre ? Mais enfin, nous l'avons déjà tous oublié.
Bien sûr, si je ne puis prétendre savoir ce qu'Anne-Lorraine a aimé ou le chérir plus qu'elle, je puis vous affirmer, cher monsieur le journaliste, qu'une jeune femme qui se débat contre son agresseur veut sans doute signifier à la Terre entière, y compris donc aux petits apôtres de Valeurs actuelles, qu'elle ne veut pas mourir, certainement pas pour le plaisir et la petite jouissance minable de trouillards de votre espèce qui la proclamez déjà sainte, sans honte une fois encore de faire mentir les mots... Anne-Lorraine est une VICTIME, pas une sainte ni même une martyre. Elle n'est pas morte POUR sa foi mais PARCE QU'un loup (ou un chien, c'est selon; disons que c'est un homme) s'est trouvé sur sa route, bête qu'il n'aurait jamais fallu libérer de sa prison (je crois que nous sommes au moins d'accord sur ce point).
Je termine : allons allons, gardez donc votre calme, cher monsieur, même si l'occasion est trop belle de relancer les ventes de Valeurs actuelles auprès d'un lectorat de moins en moins captif je le crains.
Vous savez, la meilleure punition est finalement que je publie votre prose impuissante sur mon blog, et je vous prie de croire que je me contrefous de votre autorisation.

Chrétiennement vôtre.

Lettre de Laurence Thomann (journaliste AFP) reçue ce matin :

Juan,
Je ne cesse de songer à ce crime abominable perpétrée contre Anne-Lorraine, brutalement assassinée par un de ces rebuts de l'espèce humaine. Je pense aussi au total manquement à la dignité d'Anne-Lorraine, que vous avez mis en lumière, dont a fait preuve la presse en rapportant son calvaire avec une désinvolture révoltante, l'AFP en première ligne.
Je songe aussi à la façon de réparer une telle inconsistance, cet outrage en regard de la fin de cette jeune existence. Et j'ai peur que la faiblesse de mes mots n'offense encore un peu plus la mémoire de ma défunte consœur. Je le crains.
Alors je viens joindre ma voix et mon indignation aux vôtres, Juan, face à l'abomination de ce meurtre mais aussi à l'absolue banalisation du crime dans tous ses états, sous toutes ses formes, banalisation constituant en soi un mépris criminel de la personne humaine, oui je le crois.
Et moi, nous journalistes, en sommes en grande partie responsables, à traiter des vies humaines, des destins d'hommes comme s'il s'agissait de vulgaires marchandises, sans plus jamais penser qu'il s'agit de vous, des nôtres, aux coeurs battants, à la chair vive. Manifestement l'existence d'Anne-Lorraine a été classée dans la catégorie des puces crapuleusement et banalement écrasées, reléguée au crime ordinaire placé avec un léger dégoût en retrait dans la boutique.
Ce silence assourdissant que vous relevez, porte un indigne et insupportable coup à cette âme courageuse de 23 ans, brûlant d'un feu sacré, qui rêvait et s'apprêtait à embrasser cette profession de journaliste justement et qu'elle imaginait noble sans doute, comme moi-même à son âge.
Oui, j'aimerais pouvoir lui dire que la pratique du journalisme s'est révélée conforme au rêve de noblesse et d'exigence que je m'en faisais. Mais je lui mentirais. Pourtant je le défends ce métier, comme une lionne, je m'insurge contre ceux qui lui font mauvaise presse, contre ceux, qui ne méritent pas de l'exercer. Je ne parviens à leur opposer que mon fantasme, mon idéal et ceux qu'Anne-Lorraine devait alimenter aussi avec ferveur.
Je vous l'ai servi à vous aussi Juan, ma fervente litanie, à laquelle je voudrais encore y croire. Je m'efforce avec foi de travailler dans le respect de l'être humain, pour l'humain, avec l'humain. Oui, je voudrais tant voir le journalisme exercé en profession de foi avec l'humilité que doivent ressentir médecins et infirmières, confrontés chaque minute à la souffrance physique et morale de malades au seuil de l'existence, et qu'ils examinent et traitent avec patience, dans la dignité, avec intelligence, pleinement conscients de la gravité des maux qui les affectent et de la haute responsabilité qui leur incombe dans le choix, la précision des mots et traitements qu'ils dispensent.
J'ai été cette jeune femme, Anne-Lorraine qui a tant voulu vivre, de toutes ses courageuses forces, de toute sa foi éperdue, avec tout l'acharnement du désespoir face à l'assaut épouvantable de ce prédateur qui l'a assassinée, sauvagement poignardée, qui par la violence des coups portés n'entendait lui accorder aucune chance de survie. Il est parvenu à infliger le coup fatal en son jeune coeur ardent. Moi aussi, j'en pleure.

Je veux raconter une expérience ici. Non par égocentrisme, ou nombrilisme. Simplement par empathie, parce qu'Anne-Lorraine ne pourra pas témoigner, rien raconter de l'horreur vécue, rien dire, rien hurler de sa terreur dans ces instants qui ont précédés l'agression du monstre et la fin de son existence. Je ne voudrais pas être ici obscène.
Il y a quelques années, je devais avoir 25 ans, dans un wagon de RER, je me suis trouvée confrontée à l'énorme poignard qu'un homme, insignifiant à l'air bête, venu s'asseoir sur la banquette face à moi, a sorti prestement d'une main ferme, de sous sa veste, la pointe dressée vers moi, légèrement posé sur son genoux.
Je suis restée là, pétrifiée, mon sang glacé. Autour, il y avait très peu de monde, mais personne ne pouvait voir. Il caressait son poignard et le frottait sur le velours de son pantalon, l'arme était rutilante, tout en me fixant avec un sourire narquois. J'ai eu envie de disparaître par magie, envie de me dissoudre, j'ai cru que j'allais me trouver mal, m'évanouir. J'étais terrorisée. D'autant que je le sentais scruter sur mon visage la peur qu'il cherchait à m'inspirer.
Et elle s'était évidemment emparée de moi, la terreur, et c'est d'abord contre elle que j'ai dû lutter. Il a fallu feindre de ne pas l'éprouver cette panique bel et bien là, menaçant de déborder. Je songeais à ne surtout pas offrir ce que l'ignoble guettait, ne pas permettre à cette bête prête à bondir de flairer à l'avance l'odeur du sang, au contraire je voulais observer un air détaché, comme si je ne le craignais pas. C'était affreux, de sentir la proximité de ce couteau qu'il branlait nerveusement, comme s'il s'était agi de son sexe. Il montrait des signes de nervosité croissante, du fauve proche de son heure, manifestement rêvant de me transpercer la chair.
Le cauchemar dans cet interminable tunnel entre Vincennes et Nation, de ce face-à-face avec la mort jouant ma vie à pile ou face, n'en était pas un. C'était la réalité. Une minute tu es là, l'autre tu n'es plus, me disais-je. Mais nous n'étions pas seuls dans ce train et je m'accrochais à cette pensée de toutes mes forces, tout en doutant du courage de mes congénères aveugles, je comptais davantage sur la lâcheté de l'agresseur.
Enfin, nous sommes arrivés en gare, j'ai bondi hors du wagon, sans doute volé, et puis me suis mise à trembler comme une feuille, mes jambes comme du chiffon me portaient à peine sur le quai, la peur qu'il sorte derrière moi me tordait le ventre. Il ne m'avait pas suivie, avait épargné ma vie et sans doute se sentait-il magnanime.
Alors, je me suis mise à courir alerter le conducteur du train, ce type armé demeurait une menace pour quelque autre. Or, le temps que la police arrive, le terroriste s'était éclipsé. J'en éprouvais un affreux malaise, un goût de sang dans la bouche, une violente envie de vomir, je savais qu'une autre, d'autres étaient en danger.

Anne-Lorraine Schmitt était, elle, toute seule dans ce wagon, et il, homme qui n'en est pas un, est passé à l'acte. Et elle s'est battue, souffert sous ses coups, s'est défendue contre ce contact infecte qui l'a terrassée, l'a mise à mort. On ne peut ou pas assez ou que trop imaginer l'horreur de ce qu'elle a vécu là. La chance ne devrait jamais, en aucun cas, sourire à son bourreau.

Vous le clamez avec courage, Juan, conscient de l'extrême gravité du propos et de l'acte qui serait le vôtre en une semblable situation.

Juan, j'espère de tout mon cœur que vous ne serez jamais confronté à un tel malheur.

Je ne suis affiliée à aucun parti politique, aucune espèce d'obédience, aucun groupuscule, aucune confrérie, non. Je suis une femme libre. Ici je veux manifester respect et hommage à l'âme d'Anne-Lorraine, courageuse jeune femme, morte bravement au combat contre un de ces multiples monstres dont l'existence est une offense au genre humain.

Vous souvenez-vous que j'avais pris l'engagement de me battre du côté de vos barricades pour défendre la littérature, et bien ici aussi, je me tiens à vos côtés. Si vous pensez ce message digne, il est pour elle.

Laurence