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16/01/2010

Au-delà de l'effondrement, 16 : Quinzinzinzili de Régis Messac

Crédits photographiques : © Mike Hettwer.

313774931.2.jpgTous les effondrements.








Messac.JPGÉric Dussert, directeur de la collection L'Alambic pour les éditions L'Arbre vengeur, ne tarit pas d'éloges, dans sa préface, pour l'écriture de Régis Messac (1). Ayant terminé de lire Quinzinzinzili, je serai tout de même plus prudent que Dussert avant de décréter que ce petit roman curieux, qui décrit les aventures d'une poignée de survivants (un homme, quelques enfants) est intéressant pour une autre raison que la radiographie qu'il nous offre, assez nette bien qu'extrême dans sa rapidité, de l'évolution du langage.
Me gênent énormément les constants ricanements (sur les hommes, les femmes, la religion, la superstition, la politique, le savoir, etc.) que Messac prête à son personnage supérieurement atrabilaire, Gérard Dumaurier qui, une bonne cinquantaine de fois au moins, aura répété qu'il se fiche de tout, qu'il ne peut se résoudre à aimer la poignée de survivants qui le considère un peu comme une espèce de sorcier (selon un des thèmes les plus convenus de la littérature post-apocalyptique, comme on a pu le constater dans La Terre demeure), qu'il n'a même qu'une envie, les supprimer tant ils se révèlent idiots et crédules, qu'il se moque surtout de la façon dont le petit groupe d'enfants se structure dans un environnement devenu hostile.
William Golding, dans le remarquable Sa Majesté des Mouches (évoqué par Francis Moury dans son adaptation cinématographique), déploie une tout autre finesse psychologique dans la description des liens qui se tissent entre de jeunes enfants livrés à eux-mêmes sur une île, ironise sur le progrès par d'infimes touches (comme, dans les toutes dernières lignes du livre, le regard perdu vers un cuirassé ancré au large de l'île, d'un officier qui commence à réaliser ce qui a dû se passer entre les enfants), moque la civilisation et ses prestiges aussi épais qu'une bulle de savon et parvient à ce résultat pour le moins corrosif sans avoir à créer, comme l'a fait Messac fort idéologiquement, donc fort peu littérairement, la baudruche d'un narrateur tellement exécrable qu'il en devient absolument caricatural.
Et puis, quoi que nous apprenne Éric Dussert sur ce livre, il ne nous a pas dit un mot (il en eût été d'ailleurs bien incapable, puisque Messac lui-même ne nous renseigne guère) sur l'origine, pour le moins mystérieuse, de cette flambée de sauvagerie, qui n'est pas un retour à celle-ci mais la simple découverte, sous le vernis de la civilisation, du mal que Joseph Conrad explore en envoyant Marlow sur le fleuve le conduisant à Kurtz. Golding, bien sûr, à lu le livre de Conrad, puisqu'il écrit d'un des enfants, qui sera d'ailleurs massacré par ses amis : «Devant Simon pendue à son bâton, Sa-Majesté-des-Mouches [en fait, la tête d'un cochon] ricanait. Simon céda enfin et lui rendit son regard. Il vit les dents blanches, les yeux ternes, le regard… Du fond des âges, une certitude de déjà vu, inexorable, enchaînait le regard de Simon» (2).
Le fait de soupçonner que, peut-être, le cauchemar que décrit Messac est, plutôt que celui d'un survivant, le seul résultat du cerveau enfiévré d'un fou, ne me rassure pas beaucoup plus quant aux intentions de l'auteur. Peut-être le cerveau de Dumaurier a-t-il été ébranlé par l'ampleur de la catastrophe elle-même, idée que Günther Anders semblera redécouvrir avec sa catégorie du supraliminaire (3), idée qui explique aussi le fait que notre personnage ne se mêle de rien, vive, tel un légume, au fond d'une grotte en jetant de temps à autre un regard aussi méchant qu'ironique sur sa horde de jeunes sauvages : «Le désastre est trop vaste pour un pauvre cerveau d’homme» (p. 67), assurément pour celui de Dumaurier que Messac ne nous a rendu aimable ni même crédible.
Outre les réflexions de l'auteur sur la régression que subit le langage des enfants (4) qui ne fait que suivre la pente naturelle, selon Messac, de toute civilisation livrée à elle-même, symboliquement revenue, dans ce livre, à l'apprentissage de conditions de vie similaires à celles des âges préhistoriques, un passage a retenu mon attention qui m'a fait me souvenir, dans le roman de Jefferies, de l'exploration de la zone contaminée où autrefois la fière citée de Londres s'élevait. Dans celui de Régis Messac, cette ville est... Lyon : «Lyon, évidemment. Ce ne peut être que Lyon. Pas d’autre ville de cette importance par ici. Et la forme générale… Sous ces monceaux de boue séchée, il y a Fourvière, les Brotteaux, la Tête d’Or. Bien vite, nous en avons la confirmation. Dans la boue jadis semi liquide, il s’est formé d’immenses bulles de gaz, qui ont crevé un peu plus tard. Pustules géantes sur le masque de la cité. Il en est résulté de vastes trous ovales, énormes hublots qui s’ouvrent de place en place, offrant un droit de regard sur la momie subcorticale de la ville engloutie. Par ces œils de bœuf naturels, nous avons de brefs et glaçants aperçus sur un spectacle, sur un drame étrange : la décomposition d’un cadavre de cité» (p. 162).

Notes
(1) Régis Messac, Quinzinzinzili [1935] (L’Arbre vengeur, coll. L’Alambic, 2007).
(2) William Golding, Sa Majesté des Mouches [1954] (Gallimard, coll. Folio, traduction de Lola Tranec, 2007), p. 169.
(3) Autre remarque qui ne nous eût point choqué sous la plume d'Anders : «Anéanties, les machines. Et l’homme de l’âge des machines est tout ce qu’il y a de plus ignorant des machines» (p. 79).
(4) «Ils ont en effet déformé leurs noms, comme tout le reste. D’une manière générale, leur langage est fortement nasalisé, simplifié aussi, et tient du charabia enfantin» (p. 80) et : «De plus, sous l’influence de leur vie nouvelle, le cercle de leurs préoccupations s’est rétréci, leur vocabulaire s’est appauvri; leurs organes vocaux ont aussi changé» (p. 83). C'est d'ailleurs cette transformation du langage qui explique le titre, réelle et peut-être même unique trouvaille digne d'intérêt, du livre de Messac.