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04/06/2010

Matérialisme et terreur chez Alain Badiou, par Francis Moury

Crédits photographiques : AFP Photo (National Archives).


31HSzMQnKRL._SL500_AA300_.jpg41IXC2NV3HL.jpgÀ propos de Alain Badiou et Nicolas Truong, Éloge de l’amour (Éditions Flammarion, coll. Café Voltaire, 2009); Alain Badiou et Fabien Tardy, La Philosophie et l’événement (Éditions Germina, 2010).
LRSP (livres reçus en service de presse)

«Les Romains viendront et ils détruiront notre ville, notre peuple et toute notre nation. C’est le prétexte dont ils couvraient leur intérêt caché et leur ambition. Le bien public impose aux hommes; et peut-être que les pontifes et les Pharisiens en étaient véritablement touchés; car la politique mal entendue est le moyen le plus sûr pour jeter les hommes dans l’aveuglement, et les faire résister à Dieu. On voit ici tous les caractères de la fausse politique, et une imitation de la bonne, mais à contre-sens. La véritable politique est prévoyante, et par là se montre sage. Ceux-ci font aussi les sages et les prévoyants : Les Romains viendront. Ils viendront, il est vrai, non pas comme vous pensez, parce qu’on aura reconnu le Sauveur; mais au contraire, parce qu’on aura manqué de le reconnaître. La nation périra : vous l’avez bien prévu; elle périra en effet; mais ce sera par les moyens dont vous prétendiez vous servir pour la sauver; tant est aveugle votre politique et votre prévoyance. La politique est habile et capable : ceux-ci font les capables. Voyez avec quel air de capacité Caïphe disait : Vous n’y entendez rien; il n’y entendait rien lui-même. Il faut qu’un homme meure pour le peuple. Il disait vrai; mais c’était d’une autre façon qu’il ne l’entendait. La politique sacrifie le bien particulier au bien public; et cela est juste mais jusqu’à un certain point. Il faut qu’un homme meure pour le peuple; il entendait qu’on pouvait condamner un innocent au dernier supplice, sous prétexte de bien public; ce qui n’est jamais permis. Car au contraire le sang innocent crie vengeance contre ceux qui le répandent. La grande habileté des politiques, c’est de donner de beaux prétextes à leurs mauvais desseins.»
Jacques-Bénigne Bossuet, Méditations sur l’Évangile (1695), § Fausse et aveugle politique des Juifs dans la mort de Jésus-Christ, figure de la politique du siècle, in Joan. XI. 48 sq. (Éditions Desclée & Cie, 1903), p. 157.

«La force des écritures que l’on appelle saintes est de nous présenter quelques images fabuleuses où les projets primordiaux de l’homme se découvrent dans une simplicité quasi-théâtrale (sic). Vous connaissez sans doute, dans l’Évangile selon saint Jean, l’épisode de la rencontre du Christ et de Pilate. Il s’agit là d’un instant crucial, d’un instant décisif où l’homme de vérité entame avec l’homme d’action un séculaire dialogue de sourds. «Je suis né et je suis venu en ce monde pour rendre témoignage à la vérité», dit le Christ. Et Pilate, procurateur romain, homme d’histoire, homme d’administration, répond : «Qu’est-ce que la vérité ?» Eh bien, je pense que la philosophie a pour tâche première de répondre à la question sceptique de l’homme politique, et de répondre de telle sorte que la réponse fasse cesser l’antagonisme où cette question s’enracine; je veux dire l’antagonisme du Savoir et du Pouvoir. […] Entre la vérité sans corps du Christ et la force sans vérité de Pilate, la philosophie refuse de choisir; car sa question concerne le corps du vrai. Et peut-être même la violence du vrai.»
Alain Badiou, Philosophie et politique, conférence parue in Cahiers de philosophie n°2-3, Spécial Jean-Paul Sartre : Anthropologie et philosophie (Éditions G.R.E.P. de l’Université de Paris – U.N.E.F.- F.G.E.L., 1966), p. 113.

On ne se refait pas.

Alain Badiou a voulu répondre à Alain Finkielkraut une fois de plus : celui-ci avait écrit un de ses meilleurs livres sous le titre de La Sagesse de l’amour (Gallimard, 1984); celui-là vient d’écrire un Éloge de l’amour. Pas exactement «écrire» : le texte fut d’abord un dialogue entre lui et un questionneur cultivé, à la manière platonicienne. De la séduction platonicienne, Badiou conserve la technique sereine et la syntaxe impeccable, la connaissance précise de ce qui survint avant lui. Il est professeur et historien de la philosophie tout à la fois, comme Finkielkraut : quel intellectuel prétendrait penser en se passant de la pensée antérieure et des sommes accumulées de pensées par les hommes qui l’ont précédé ? De fait, on trouve bien des réflexions passionnantes sur l’histoire de la philosophie dans ces deux volumes. La différence entre les deux hommes, parmi bien d’autres, réside dans le fait que l’histoire ne commence pas au même moment pour l’un et pour l’autre, et qu’elle consiste à être plutôt sélective pour l’un, plutôt compréhensive pour l’autre. Alors que Finkielkraut méditait en 1984 sur la rencontre française d’après-guerre entre le Collège philosophique fondé par Jean Wahl et la réticence d’Oblomov à exister, prélude à une découverte de l’ontologie phénoménologique chez Levinas, Badiou médite en 2010 dans La Philosophie et l’événement sur ce qu’Oblomov déteste le plus : l’événement comme point nodal et subjectif du trajet historique.
Méditation parfois techniquement un peu compliquée à dire, à lire, à écrire mais en réalité, bien simple à comprendre : aucun sens possible et toute libération étant a priori souhaitable. Libération de quoi ? De la tradition réactionnaire, de la démocratie marchande, de l’idée de vérité, de l’idée de Dieu, de l’idée d’absolu, donc de la tradition métaphysique et philosophique occidentale. Badiou, comme Onfray, revendique pour maîtres la fraction marginale des matérialistes. Une bonne partie de son Éloge de l’amour (le titre a déjà servi, soit dit en passant) est consacrée à… la définition politique de l’ennemi : l’amour révolutionnaire n’est-ce pas, commence par se choisir ses cibles et c’est d’une cible commune que naissent souvent de tels « amours » ! Autre chose : Lacan est considéré par Badiou comme un des grands penseurs de l’amour alors que sa thèse est qu’en amour, la véritable jouissance est singulière et ne concerne pas l’autre. Aberrante thèse que Francis Pasche avait en son temps combattue dans son célèbre article L’Anti-narcissisme (R.F.P. tome XXIX, n°5-6, P.U.F., septembre-décembre 1965, repris in F. Pasche, À partir de Freud, Payot, coll. B.S.P., coll. Science de l’homme, 1969). Autre définition aberrante de l’amour par Badiou : un «communisme minimum». En 2009 avoir écrit cela, même avec un point d’exclamation, pour faire passer la pilule, il fallait tout de même le faire ! Ce beau parallélisme nous a donné envie de vomir. Pourtant, assez souvent Badiou pense bien l’amour. C’est l’un des charmes des penseurs français de souvent bien penser l’amour, Lacan étant une des notables exceptions à cette règle. Badiou cite ainsi pertinemment le Nadja d’André Breton et le commente d’une manière assez belle. Simplement, il faut savoir que Pasche avait déjà cité une phrase de Nadja en exergue à son article de 1965 et le commentait d’une manière plus belle car plus vraie.
Badiou précise plus systématiquement sa position métaphysique dans Le Philosophe et l’événement : c’est sans surprise un concentré d’anti-rationalisme et d’anti-ontologie. Ni Platon, ni Descartes, ni Hegel. Ses maîtres sont Épicure, La Mettrie, Diderot, Marx, Mao, et il discute aussi avec Althusser, Deleuze ou Derrida pour faire bonne mesure aux contemporains. Certes, on est en bonne compagnie la plupart du temps : la culture nous vaut ces paisibles cheminements, dans lesquels on convient par exemple que, oui, l’amour est un beau risque qu’il ne faudrait pas que le site internet Meetic abolisse par de pseudo calculs statistiques. On est brusquement en moins bonne compagnie, au détour de cette idée que la politique est l’horizon de la philosophie, que l’infini et la multiplicité sont le fondement du monde (Badiou est anti-parménidien, probablement anti-héraclitéen aussi car ni l’un ni l’autre ne s’intéressaient assez à la politique) qu’il n’y a pas de mystère de l’être, qu’Aristote a dit l’essentiel en définissant l’homme comme animal politique. L’optimisme de Badiou, sa sereine confiance dans l’avenir reposent sur son matérialisme pseudo mathématique revendiquant une terreur fonctionnelle et historique. Ils reposent aussi sur son maoïsme à peine dissimulé sous une urbanité normalienne qui semble renouer avec la période d’avant-guerre de l’École alors que cette pensée est le fruit de la période marxisante la plus terroriste, celle des années 1945-1975. C’était l’époque ignoble où la section Philosophie de la Faculté des Lettres de l’Université de Paris faisait relier, aux frais du contribuable, la collection complète de La Nouvelle critique – Revue du marxisme militant. Et c’était l’époque où le ministre de l’intérieur Christian Bonnet constatait avec lucidité que certains chefs d’États étrangers renonçaient à envoyer leurs enfants étudier chez nous de peur qu’ils n’attrapent la vérole marxiste. Ce que Finkielkraut a nommé La Défaite de la pensée ne concerne pas vraiment Badiou. Il faut lire la page 112 consacrée, dans La Philosophie et l’événement, à Heidegger pour voir à quel niveau on en est rendu : la question de l’origine ne se poserait même pas ! L’histoire des idées commence un peu avec Pythagore, surtout avec le XVIIIe siècle. Lassitude du lecteur… qui croit parfois vraiment lire du Michel Onfray.
Ces derniers temps, la télévision a trouvé le duo médiatique gagnant en matière de philosophie : Finkielkraut et Badiou. On a passé une ou deux heures, la nuit dernière, à visionner en différé sur Internet leur dernier débat télévisé organisé par France 3 à propos de la sortie de L’Explication, leur dernier livre-dialogue. Finkielkraut a eu, tout du long, notre sympathie intellectuelle concernant toutes les questions soulevées par l’animateur (assez intelligent et digne héritier de Thierry Ardisson) mis à part son soutien inconditionnel et souvent pathétique à la politique israélienne qui le rend de moins en moins crédible dans le rôle de l’héritier des valeurs occidentales qu’il veut à tout prix incarner. C’est d’ailleurs le défaut de l’homme Finkielkraut plutôt que de sa pensée. Nous aussi savons peser l’histoire et pouvons faire la part des choses. Badiou, au demeurant, sur ce fameux conflit, n’a prudemment émis que des banalités égalitaires alors que Finkielkraut a au moins le mérite de prendre franchement parti. Badiou s’est contenté de réclamer justice pour tous, dans le meilleur des mondes possibles. Autant dire qu’il n’a rien dit ni rien pensé : son universalisme tournait à vide sur un tel sujet.
Fabien Tarby fait remarquer à Badiou, dans La Philosophie et l’événement, qu’on avait parfois pu le définir comme «un Leibniz sans Dieu». L’intéressé acquiesce : il n’a ni Dieu ni maître mais l’une de ses dernières réponses à Finkielkraut contenait l’autre soir une citation de Mao. Finkielkraut avait rendu hommage à Merleau-Ponty dans le chapitre IV de La Sagesse de l’amour en le titrant Humanisme et terreur. Badiou n’est pas humaniste au sens où l’était Émile Chartier alias Alain : l’individu radical de 1925 est bien passé de mode et Badiou n’apprécie aujourd’hui les mouvements de foules que s’ils induisent des manifestations efficaces contre le capital. Capital qui est le résultat de notre liberté, de l’histoire, des efforts de nos pères et le fruit légitime de notre travail pour le conserver et l’entretenir : ce que Badiou voudrait nous voler s’il venait au pouvoir en l’année zéro ! Finkielkraut n’est, pour sa part, pas un terroriste potentiel mais il n’est pas toujours à la hauteur de l’héritage qu’il veut défendre. Il citait chaleureusement en 1984 un extrait de L’Entretien infini de Maurice Blanchot : «Dieu parle à l’homme et l’homme lui parle : voilà le grand fait d’Israël». Mais quoi… le judaïsme n’a ici rien inventé. Chez les Grecs anciens, les Dieux parlaient aussi aux hommes par le truchement des Oracles. Et ces derniers ne pouvaient répondre mais ils pouvaient questionner à nouveau l’Oracle qui pouvait à nouveau répondre ! Dans toutes les sociétés primitives, bien avant les Juifs et bien avant les Grecs, le numineux et le sacré (Rudolf Otto) sont reconnus à des signes qui ne trompent jamais, et ces signes sont interprétés mieux que des paroles, car ils sont des manifestations positives : l’idée d’un sens du sacré – dialoguant par manifestations et interprétations avec les hommes qui le vénèrent et le comprennent – est déjà là. Finkielkraut serait un parfait positiviste comtien s’il reconnaissait en outre la finalité évangélique des écrits testamentaires. Mais on ne peut peut-être pas trop demander non plus à cet héritier récent. Bref… à l’issue de cette émission, nous étions content d’un débat de bonne tenue mais n’avions guère le choix qu’entre des alternatives dramatiques opposant judaïsme et terreur (populiste, puis islamiste) chez Finkielkraut, communisme et terreur (capitaliste puis fasciste) chez Badiou : de telles alternatives ont une valeur médiatique au box-office de 23H00 mais ne sont pas vraiment réjouissantes pour l’héritier français du XXIe siècle. Aucun des deux n’a d’ailleurs cité, durant cette intéressante émission, G.W.F. Hegel ni Auguste Comte. Il faut décidément ne pas cesser de les relire, ces deux-là… sans oublier Bossuet qui les allie d’avance et les surpasse peut-être tous deux, sûrement tous quatre !
Badiou s’est trompé d’instant crucial dans son commentaire incisif sur l’extrait de l’Évangile selon saint Jean qu’il avait cité au début de sa conférence de 1966 (à la mauvaise pensée mais au beau style) car l’instant crucial de cette rencontre entre le Christ et Ponce Pilate n’est pas celui durant lequel Pilate évoque la question philosophique antique de la vérité mais ce moment postérieur de la matinée où Pilate a pris peur puis a demandé au Christ : «D’où es-tu ?».

Nota bene
La télévision française, qu’on croyait devenue une poubelle globale traversée épisodiquement de vagues lueurs venues d’un autre monde, est redevenue assez riche depuis l’avènement de la TNT, en ces heures pénibles de crise imposée par des banques américaines criminelles au reste du monde. Le niveau des débats est souvent très correct sur France 3 et sur France 4. La crise excite naturellement l’esprit de nos compatriotes et provoque ces beaux débats sur l’économie, la politique, la philosophie. Ils redonnent un certain lustre à l’idée antique de démocratie à laquelle Régis Debray a consacré en 2007, également dans la collection Café Voltaire de Flammarion, L’Obscénité démocratique. Pendant un récent débat sur Charles de Gaulle, le député européen Paul-Marie Couteaux s’est même payé le luxe intellectuel de mentionner successivement Hegel, Nietzsche, et Maurras à propos des sources exactes d’une phrase du Général. De telles divines surprises consolent bien de tant d’années d’Apostrophes.