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18/10/2010

L'âme charnelle. Journal 1953-1978 de Guy Dupré

Crédits photographiques : Ariel Schalit (AP Photo).

CCF17102010_00000.jpgÀ propos de Guy Dupré, L’âme charnelle. Journal 1953-1978 (Éditions Bartillat, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).

8.1 Bouton Commandez 100-30

Guy Dupré dans la Zone.

Quelle âme intense, secrète, hermétiquement close sur le silence de sa naissance inavouable, nous révèlent les pages magnifiques que Guy Dupré a écrites entre 1953 et 1978, soit entre l'année de parution, chez Plon, de son premier roman, Les Fiancées sont froides et son deuxième roman, Le Grand Coucher, publié par La Table ronde en 1981 et dédié à Thérèse, la femme que Guy Dupré nous décrit très bellement dans son Journal ? Si c'est bel et bien «de Thérèse, comme l'écrit Dupré, que je tiendrais l’anneau qui me ferait revenir à moi en pensant désormais à nous» (p. 206), c'est de ces pages fiévreuses, rares, elliptiques et denses que l'écrivain tient l'anneau, au sens que Browning donna à ce mot magique, vibrant des échos infinis qu'échangent entre eux les livres, tous les livres, dans une véritable communauté souterraine, c'est bel et bien de ces pages que nous devrons percer l'énigme, puisque ce sont elles qui font revenir l'écrivain à lui en pensant désormais aux autres, y compris à des auteurs de livres, à tous les autres croisés, aimés ou détestés durant tant d'années de maturation lourde et lente, dont ce Journal ne donne que les épisodes les plus saillants, comme la vérité profonde, tellurique, d'une chaîne de montagnes est, d'abord, invisible.
L'âme de Guy Dupré est inquiète, très inquiète même, quel que soit l'humour, fort cruel, avec lequel l'auteur exécute certains des personnages de son livre (1). Comment ne pas saisir, sous les mille masques des femmes convoitées et des désirs intermittents (2), inassouvis, sous les déguisements de la ruse qui nous pousse à travestir nos proies afin de tenter de capturer (et d'abattre ?) notre seul et unique désir, cette inquiétude qui sourd comme une douloureuse pulsation ? Elle se cherche, cette âme, et il n'est même pas certain que la littérature soit la meilleure façon pour tenter de saisir cet oiseau menacé d'extinction, cette dernière n'étant pas franchement considérée comme une émanation quintessentielle.
Aux antipodes d'une conception de l'écriture que nous pourrions dire absolutiste, mallarméenne et même, en partie, provenant de l'art consommé de Dupré lui-même, la métaphore la plus juste et humble décrivant son travail est encore, pour l'écrivain, celle empruntée à l'artisanat : «Travailler le blanc de la page comme une pâte à papier, y aller comme le menuisier à son établi ou le cordonnier à sa godasse» (p. 34), voici l'unique tâche à laquelle s'assigne l'auteur, surtout à une époque où la «conspiration du bruit a remplacé la conspiration du silence. Tout chef-d’œuvre est d’abord un silence. Un silence lourd» (p. 13).
Lourdeur, lenteur du silence qui n'est peut-être pas moins redoutable que l'étrange et envoûtante sensation d'avoir été pétrifié, de ne jamais parvenir à s'appuyer sur l'unique levier qui permettrait de soulever le monde aux voix innombrables, aux visages tentateurs, aux livres jamais lus. La beauté de la langue de Guy Dupré tient sans doute au fait qu'elle n'est plus la nôtre, qu'elle constitue, l'auteur en a fait le titre d'un ses magnifiques ouvrages, un adieu, dans une langue oubliée, à la grandeur, à un âge du monde où dire et faire étaient une seule chose, ou, du moins, pouvaient être rêvés comme ne faisant plus qu'un. Cette beauté est froide comme une fiancée morte, cette langue oubliée aussitôt qu'apprise par Guy Dupré est d'une splendeur minérale, sa longue persévérance monodique ne nous donne que l'illusion de la vie, du mouvement.
Dans mille ans, quelque critique futur, s'il en demeure (hypothèse qui n'est absolument pas nécessaire à la survie de l'humanité), trouvera que l'écriture de Dupré est intemporelle, la jugera fraîche comme une truite sortie de l'eau vive, même si cette langue reprend les vieux poncifs du romantisme noir pour en extraire le suc le plus maléfique, le mélangeant aux alcools, certes vite éventés, de l'hermétisme ésotérique, auquel l'auteur est très sensible, comme André Fraigneau le lui fera remarquer, dans une très belle lettre écrite le 13 décembre 1957.
Immobilité du verbe de Dupré et, en même temps, évidence que la vérité, toute proche, n'en est pas moins tenue à une distance considérable de l'écrivain par sa propre langue facétieuse ou malhabile qui, elle aussi, cherche sa vérité, où crucifier le monde infini : «Dans ma vie mentale quelque chose m’échappe – à quoi je ne puis échapper. Comme se manifeste-t-elle ? Par une sorte de fascination inexplicable, comme si je me trouvais dans le champ visuel d’un reptile géant – moi lapereau ou oisillon – n’éprouvant ni effroi ni envie de fuir, sous l’empire d’une léthargie sans nom» (p. 80) puis : «Mon plus grand péril, l’enfer tiède contre quoi j’ai à lutter. C’est bien ça : le consentement à la vie qui m’est faite et une disposition héréditaire à vivre dans l’expectative comme le jaune dans l’œuf» (p. 86).
Je doute fort qu'un écrivain aussi intelligent tel que Guy Dupré soit la dupe autre que volontaire de cette inquiétante ataraxie, haut sommet de dandysme depuis lequel il contemple les étranges paysages intérieurs des agates qui fascinèrent si durablement Roger Caillois. D'où vient alors que, plongés dans le même rêve que l'on dirait plus puissant que le sommeil provoqué par un charme, d'où vient que c'est le caractère hiératique même des phrases de Dupré qui en manifeste la vie extrême, l'exquise capacité de métamorphose, l'ardeur caméléone à se faufiler dans tous les recoins sémantiques puis à se laisser longuement dorer sous le soleil implacable et juste du verbe gagné ?
Si la langue de Guy Dupré est minérale, c'est d'une minéralité qui est en fait celle de ces aérolites qui, déchirant la nuit d'un hurlement riche des secrets des plus impénétrables ténèbres, disséminent sur leur point d'impact des métaux tellement rares que, pendant des millénaires, ils affoleront les compteurs des scientifiques et conféreront à l'eau ayant rempli le cratère qu'ils ont creusé des propriétés insoupçonnables.
Nous sommes quelques-uns, mais certes infiniment plus discrets que les thuriféraires que l'on dirait affligés d'une chorée rhumatismale (ou danse de saint Guy) du pauvre Narcisse bavard et perclus qu'est devenu Gabriel Matzneff se révélant en son miroir, nous sommes nombreux à venir nous désaltérer, comme des lions fatigués, dans ces puits dont la localisation demeure un secret jalousement gardé.
Langue remarquable, vivante et pourtant suspendue dans son mouvement, comme le décor de pierre de certaines fresques antiques décorant les temples aux murs gorgés de sang, gestes empêchés de sombrer dans l'oubli des siècles par un savoir immémorial et interdit qui horrifia Lovecraft. Langue admirable, puissante, votive, liturgique même selon le mot de Philippe Sénart, «sorcellerie verbale» encore pour Albert Béguin, dont le rythme intérieur, battant comme un cœur impénétrable mime l'incomparable richesse du monde qui l'a vu naître et dont elle essaie de percer le mystère. Lorsque Guy Dupré parle de lui, de la mort de sa mère, des habitudes de ses maîtresses, le miroir qu'il nous tend ne reflète rien d'autre que la profondeur sans âge d'un océan où les plus grands écrivains seulement ont osé plonger leur regard.
Il n'y a ainsi, hormis quelque commune préciosité, amour du travail bien fait, aucun point commun entre deux écritures faussement jumelles, celle de Julien Gracq, ce faux vivant écrivant depuis l'irrémédiable royaume de Valdemar, et celle de Guy Dupré, ce vivant exemplaire dont la science de nécromant paraît être capable de nous révéler les trésors pulvérulents que les morts gardent jalousement, puisque c'est leur dernière et plus efficace façon de tourmenter les vivants.
«Je ne m’en sors, nous confie Dupré, qu’au prix d’une remémoration laborantine» (p. 250). De celle-ci naissent ses livres, que l'on dirait composés de centaines de très fines strates marquant, sur certaines roches exposées, le passage des âges géologiques. Cette remémoration inquiète me fait irrésistiblement songer au mouvement sans cesse répété d'une chute impossible, comme celle que Claudel voyait à l'œuvre dans certaines natures mortes hollandaises. Dans un registre qui est celui de la démonologie, comment ne pas songer, enfin, à la mastication obsessionnelle qui est la marque, selon Michael Ranft, des vampires un peu trop tôt enterrés par des hommes pris de panique devant la propagation de la vermine ?
Cette même remémoration est l'une des évidences qui frappent celles et ceux qui ont eu la chance d'avoir rencontré Guy Dupré : de lui comme de Kurtz, quelque Marlow fasciné pourrait répéter, Une voix ! Une voix !.
Il y a donc, sous l'apparente stérilité de la phrase de Dupré, dans son phrasé précis, doux, parfois chuchotant, accordé aux visions qui le hantent, une vie formidable, que lui-même ne semble avoir capturée qu'aux prix des dangers les plus éminents. Littéralement, chacun des trois romans de Dupré est un charme, embaumant les fureurs élémentaires, que chaque nouveau lecteur va rappeler à la vie d'un regard, s'il est attentif et accepte d'être jeté, lui aussi, dans le bain de fraîcheur où jouent de mystérieuses créatures pas toutes aimables.
Toute hiératique qu'elle est, c'est cette écriture même qui donnera à Guy Dupré la sensation, peut-être fugitive puisqu'il faudra sans cesse tenter de la reconquérir et remettre l'ouvrage sur l'établi, que le langage est seul maître réel du jeu que tout homme livre face à son propre miroir : la capture de l'essence intime de la décision, la racine la moins soupçonnable à l'origine de la plante ou de l'arbre prodigue de nos actes, l'essence infiniment raffinée de notre volonté se désaisissant du monde au moment où il prétend capturer dans ses filets les mieux serrés les conséquences innombrables filant dans le temps comme un banc de poissons de haute mer : «Seule la réappropriation des mots peut me donner la sensation de reboutonner ma tunique de chair. Chaque page est comme un secret à révéler et réensevelir» (p. 118).
Où l'on comprend le lien intime, aussi fascinant que terrible, unissant la blancheur de la page vide et la pâleur de la chair des femmes, toujours perdues et reprises, aimées et détestées, parfois ridiculisées d'un trait qui se plante directement dans le ventre mou de leur prétentieuse vanité (3). Guy Dupré, peut-être, n'a écrit si peu de romans que parce qu'il a aimé beaucoup de femmes dont il a désiré percer le chiffre intime, contempler la fine pointe de leur union avec un créateur dont il a dû se rêver le double démiurgique, révéler leur vérité aussi bouleversante que les grands livres tutélaires, la Vie de Rancé, Les Amorandes ou encore la Première Note sur les anges de Claudel : «Ne plus patauger dans ces flaques d’eau de femme où se dilue ma liqueur d’homme» (p. 129). Seulement, cette liqueur d'homme, diluée, n'en devient qu'un philtre plus puissant, tout homme le sait, et que dire des grands artistes, qui ont tôt compris qu'ils devaient, comme Osiris, tenter de ramasser leurs membres épars après chaque nouvelle rencontre avec le furieux Seth.
Pourquoi, dès lors, ne point tenter de réaliser la magique opération qui, faute de nous livrer l'explication de la lance de la pointe de laquelle le sang goutte, cristallisera nos espoirs et nos doutes dans quelques fameux blocs d'énergies pétrifiées, commodément disposés par l'écrivain, comme autant de bornes, sur son itinéraire sacré, contre lesquels éprouver la gravité des événements qui ne meurent pas et durent plus qu'une vie d'homme, qui portent témoignage de la richesse de ce qui fut et ne sera plus jamais (4) ?
Confiance et désespoir, dans le même mouvement de retrait et de donation qui est peut-être une des définitions les plus sobres et justes de l'écriture, mais aussi acceptation d'une langue qui vient du fond des âges et dont chaque écrivain doit se faire l'humble et éphémère dépôt : «Non pas pourquoi – mais pour qui écrire ? Qui m’attend au tournant que je cherche à «négocier» ? Sans prétendre renvoyer au temps où je serai mieux dressé au langage du Seigneur», il me faut laisser aux «scènes primitives» que sont l’affaire Dreyfus et la Grande Guerre le temps de s’inscrire sur la pâte à papier du sommeil créateur» (p. 155).

Notes
(1) «Les troubles dont s’est toujours accompagné chez moi le mouvement de la pendule intérieure me portent à négliger les problèmes du cœur. Troubles qui vont de la «lasseté» à l’aliénation et m’imposent un jeux de faux-semblants – sous la double dépendance du blanc qui sépare les aiguilles sur le cadran et de la remontée mécanique de la convoitise» (p. 16).
(2) «Après un coup de fil, je file au Lutetia chez G. qui joint l’avantage d’une permanence aux agréments de l’intermittence» (p. 54).
(3) Multitude de ces notations indélicates, méchantes et amusées, en un mot, dignes d'un arsouille, comme celle-ci : «L’épouse du directeur de la radio italienne; beau dos musculeux au bas duquel on aimerait pousser sa pointe – lui faire pousser sa plainte» (p. 38). Souvent, ce sont les amies elles-mêmes de Guy Dupré qui déploient une auto-dérision réjouissante : «Visite à Yanette sans «entrer». «Vous pourrez dire «J’en sors», me disait-elle autrefois, si l’on vous demande de mes nouvelles» (p. 131).
(4) «Pour beaucoup d’ouvriers, le bonheur était d’aller, le dimanche, sous une tonnelle de banlieue, ouvrir une boîte de sardines et boire une canette. Après la guerre, plus de chansons sur les chantiers ni dans les rues» (p. 250). Autre notation sur le même sujet : «Me parle aussi de Charlie Du Bos qu’il [Jean Cassou] imite avec sa pipe, ses gestes, ses phrases […]. Type de grand Européen : Oxford, Heidelberg. On se fichait de lui; l’époque était si riche. Maintenant on s’aperçoit de ce qu’il représentait» (p. 22).