Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« La crise de la littérature française et la nullitologie horizontale | Page d'accueil | Nouvelles réquisitions contre le triste métier d’historien, par Jean-Luc Evard »

28/01/2011

Lettres françaises et esthétique allemande, par Francis Moury

Crédits photographiques : Philippe Huguen (AFP/Getty Images).

littérature,critique littéraires,essais,philosophie,émile meyerson,francis moury,éditions cnrsÀ propos de : Émile Meyerson, Lettres françaises (CNRS Éditions, coll. Hommes et sociétés, 2009) et Michel Espagne, Bénédicte Savoy et collaborateurs, Dictionnaire des historiens d’art allemands 1750-1950 (CNRS Éditions, 2010).
LRSP (livres reçus en service de presse).


«Quant à votre monde de l’art et à votre monde de la réalité, vous les séparez parce que vous ne pouvez supporter savoir ce que vous êtes. Il vous est insupportable de vous dire quels êtres traditionnels, rigides, durs de cuir et brutaux vous êtes réellement; alors vous dites : «c’est le monde de l’art.» Le monde de l’art n’est que la vérité à propos du monde réel, voilà tout, mais vous êtes beaucoup trop emballé pour vous en apercevoir.»
D. H. Lawrence, Love [Femmes amoureuses, 1920] (traduit par Maurice Rancès et Georges Limbour, éditions Gallimard, N.R.F. 1949 – retirage en collection Folio, 1974), p. 618.

«Si nous considérons d’abord la culture, cultura animi, non dans son processus, mais en tant qu’idéal et dans sa perfection, elle est alors, avant tout, une forme particulière – toujours individuelle, une «Gestalt», un rythme dans les limites et selon la mesure duquel se déroulent toutes les activités libres et spirituelles d’un homme, ainsi que, guidées et régies par celles-ci, toutes les manifestations vitales automatiques d’ordre psycho-physique (expression et action, paroles et silence), bref tout le «comportement» de cet homme. La culture est donc une catégorie de l’être, non pas de la connaissance et de l’expérience. […] En ce sens, Platon a son monde, comme Dante, Goethe et Kant ont chacun le leur. Nous ne pouvons pas, nous autres hommes, appréhender complètement une seule chose contingente, effectivement réelle, il y faudrait une suite infinie d’expériences et de déterminations.»
Max Scheler, L’Homme et l’histoire (1926), suivi de Les Formes du savoir et de la culture (1925) (traduction Maurice Dupuy, Éditions Aubier-Montaigne, coll. La Philosophie en poche, 1955, retirage 1970), pp. 101-102.


Ces deux livres sont réunis par un lien plus profond que celui constitué concrètement par leur éditeur, le Centre National de la Recherche Scientifique qui signe avec leur parution l’achèvement d’un beau double effort. Qu’on en juge d’abord par un simple critère quantitatif : un épais volume de 986 pages de correspondance philosophique d’Émile Meyerson retrouvées, classées par ordre alphabétique de correspondants, indexées, annotées et présentées par Bernadette Bensaude-Vincent (de l’Université de Nanterre) et Eva Telkes-Klein (du Centre de recherche français de Jérusalem) d’une part, et d’autre part 460 pages d’un dictionnaire de plus grand format comprenant une quarantaine de notices très détaillées, des notes et une chronologie, un index des noms cités (1), un index des notices et des auteurs, sous la direction d’un Directeur du C.N.R.S., Michel Espagne et d’une universitaire de Berlin, Bénédicte Savoy.
Certes, Émile Meyerson est d’abord connu par sa philosophie des sciences qu’il a ensuite annexée à une philosophie de l’esprit plus générale. En outre Meyerson ne s’est pratiquement pas occupé d’esthétique : le beau ne fut pas sa préoccupation première. Mais, de l’ensemble de cette correspondance avec l’élite universitaire de l’époque (de Charles Andler à Louis Weber, en passant par Gaston Bachelard, Émile Boutroux, Léon Brunschvicg, Henri Delacroix, Albert Einstein, Étienne Gilson, Xavier Léon, Lucien Lévy-Bruhl et bien d’autres) se détache une étrange impression de beauté à jamais perdue. Lorsqu’on lit cette petite invitation de Lévy-Bruhl envoyée à Meyerson le 19 mai 1921 afin qu’il vienne lui rendre visite rue Lincoln, on trouve cette phrase : «Mon troisième est assez haut, mais il y a un ascenseur, que l’on ne voit pas toujours, il est un peu dans l’obscurité.» Et on imagine un intérieur d’immeuble un peu semblable à ceux filmés vingt ans plus tard par le cinéaste français Jacques Tourneur à New York pour la série fantastique produite par Val Lewton. Ce clair-obscur élégant mais inquiétant des escaliers d’un building montés par Simone Simon dans Cat People [La Féline] en 1942, c’est peut-être un peu celui qu’avait vu vingt ans plus tôt Meyerson dans les escaliers haussmanniens de la rue Lincoln, lorsqu’il a rendu visite à l’auteur de La Philosophie d’Auguste Comte [1900] et de Le Surnaturel et la nature dans la mentalité primitive. [1931] Lévy-Bruhl qui précise d’ailleurs à Meyerson le 2 juin 1921 : «Je crois que sur l’interprétation des points de litige d’Auguste Comte, nous finirons par nous mettre d’accord. Sur les contradictions inhérentes à la pensée, les considérations que vous faites valoir permettraient en effet le passage de la mentalité primitive à la nôtre» (2).
De fait, ce livre (qu’il aurait mieux valu titrer Correspondance philosophique française plutôt que Lettres françaises afin d’en faire immédiatement ressortir la spécificité) nous restitue, au fil des pages, une période à jamais disparue, un monde à jamais perdu, au sommet de ses capacités intellectuelles. Sur son papier finement glacé, une beauté foncièrement platonicienne s’inscrit à mesure que les formules de la politesse de cette belle époque alternent avec des discussions techniques sur des passages des œuvres majeures de Meyerson : Identité et réalité (juin 1907), De l’explication dans les sciences (1921), La Déduction relativiste (1925), Du Cheminement de la pensée (1931) ou bien avec des discussions sur les lectures et la philosophie des correspondants eux-mêmes. Dès la première lettre de Charles Andler à Meyerson, datée du 1er août 1926, on se retrouve sur les cimes uniquement fréquentées par une élite : il faut lire les très savoureux paradoxes hégéliens de Lucien Herr tels qu’ils sont rapportés par Andler à Meyerson. On y voit qu’Alain n’était pas le seul à s’intéresser à Hegel à cette époque. Le niveau ne tombe ensuite plus guère jusqu’à la 986e page. Tout cela est en outre très soigneusement annoté.
L’une des dernières notices du Dictionnaire des historiens d’art allemands 1750-1950 – attention au «s» final qu’il faut bien lire : il ne s’agit pas, en effet, d’un livre sur l’art allemand, mais d’un livre sur les historiens et les auteurs allemands de traités sur l’histoire de l’art mondial des origines à leurs jours, et sur les auteurs allemands de traités d’esthétique en général bien que les purs philosophes aient été écartés (Hegel et son esthétique sont souvent cités mais aucune notice ne lui est donc consacrée); peut-être aurait-il mieux valu l’intituler Dictionnaire des historiens allemands de l’art, afin d’éviter toute possibilité de confusion ? – rédigée par François-René Martin comporte, p. 355, ce frappant paragraphe : «L’œuvre de Edgar Wind [1900-1971] appartient bien à un monde révolu de savants qui pouvaient relier fermement la signification des œuvres d’art à des univers culturels infiniment complexes; un monde qui dans les années 30, se voyait menacé par les Barbares qui s’employaient à détruire cette haute culture. Le monde de Wind est en définitive le même que celui d’un Eric Auerbach qui pouvait écrire en octobre 1935 à Walter Benjamin […] : «Y aura-t-il encore des personnes pour lire de tels documents ?».»
Un tel état d’esprit, c’est aussi celui d’Émile Meyerson, La Déduction relativiste (§ XXV, section 281, édition originale Payot, 1925, p. 384) : «Sans suivre jusqu’au bout la sombre eschatologie de M. Branly – dont l’imagination s’apparente, semble-t-il, à celle de l’auteur du Dies Irae – et sans croire que l’homme en sera réduit à proscrire tout usage de l’intelligence et à revenir à l’état de fourmi […] on peut légitimement craindre, semble-t-il, l’avènement d’un nouveau moyen-âge. D’autant que l’archéologie nous a appris que le recul intellectuel que nous décorons de ce nom ne fut point, à beaucoup près, le seul que l’humanité ait dû enregistrer au cours de ses destinées.»
Ce n’est pas non plus un hasard si, quelques pages plus haut, la notice de Claude Imbert (pp. 337-345) sur Aby Warburg [1866-1929] nous décrit un homme angoissé, lecteur de Friedrich Nietzsche et de Jacob Burckhard (ce dernier admiré par Nietzsche et à qui une notice est également consacrée dans le Dictionnaire, pp. 21-33, par Sabine Frommel) et créateur d’une Bibliothèque vouée aux Kulturwissenchaften» [sciences de la culture] qu’il voulut associer à l’Université de Hambourg. De Jacob Burckhardt à Carl Einstein, de Winckelmann à Worringer, de Schlegel à Warburg, on constate que pour l’esprit allemand, la beauté ne peut être pensée qu’en étant coordonnée le plus étroitement possible aux autres disciplines : philologie, philosophie, anthropologie.
La lecture simultanée de la correspondance de Meyerson et d’un tel Dictionnaire aboutit tout naturellement à faire concevoir deux des idées majeures de Meyerson lui-même : à savoir celle de l’unité foncière de l’esprit humain depuis les temps les plus primitifs jusqu’aux périodes contemporaines, d’une part, celle d’une résistance obscure et infinie du monde à son éclaircissement rationnel, d’autre part. Meyerson ne cessa de tenter de maintenir le fil rouge qui sépare le rationnel de l’irrationnel dans les processus épistémologiques, gnoséologiques et logiques qui sont à l’œuvre dans la construction des sciences positives de l’antiquité à nos jours, de la jeunesse de la science grecque (selon la belle expression d’Abel Rey) à la science européenne de 1930. En lisant les notices que nous venons de citer, on peut penser que certains de ces esthètes allemands partagent les mêmes préoccupations transposées dans leur propre domaine, dans leur propre sphère de recherches (3).

Corrigendum aux Lettres françaises d’Émile Meyerson

La notice de présentation de la vie et de l’œuvre d’Émile Boutroux, à la page 77 des Lettres françaises, attribue à Boutroux «Le Fondement de l’Induction» alors que c’est Jules Lachelier son auteur et que le titre exact est Du fondement de l'induction sans «Le» et sans «I» majuscule. Cette ahurissante erreur trouve peut-être sa source dans une lecture trop rapide d’une phrase d’Émile Bréhier (Histoire de la philosophie, tome 2, fascicule 4, Le XIXe siècle après 1850 et le XXe siècle, partie VI, § 6 La Métaphysique, 5e édition P.U.F., 1968, p. 876) qui cite au début de sa notice consacrée à Boutroux, presque en haut de cette page, dans la même phrase, deux œuvres de Boutroux puis cette œuvre de Lachelier en mentionnant seulement le titre de cette dernière sans mentionner son auteur, ce qui peut faire croire à un lecteur – n’ayant pas lu les pages précédentes du §6 (consacré à Ravaisson, Lachelier, Boutroux) ou ignorant tout simplement l’histoire de la philosophie française – que Boutroux aurait lui-même écrit les trois. Je profite de ce corrigendum pour signaler que Lachelier n’est pas cité en 1908 par Meyerson dans son Identité et réalité : c’est une des rares mais graves lacunes philosophiques du premier livre de Meyerson.

Notes
(1) Une petite erreur relevée dans celui-ci : Martin Heidegger est effectivement cité pp. 178 et 356 mais non pas p. 195 : il l’est à celle située juste avant, donc p. 194.
(2) Nous en profitons pour signaler que les remarques de la page 11 de l’introduction (non signée donc tacitement cosignée ?) signalant le désaccord de Meyerson et de Comte, doivent être lues avec une certaine réserve. Meyerson se revendique de Comte (prétendant suivre un programme «tracé mais non réalisé par Comte» dès la page VIII (in 5e tirage, Vrin de 1951)) de la préface de la seconde édition de Identité et réalité. Voir également les précisions données par Meyerson lui-même à Félicien Challaye dans sa grande lettre de 1924, p.107 : «Si j’ai constamment cité Comte, c’est presque toujours pour le combattre. Mais on peut observer, je crois, qu’un philosophe, en général, dépend le plus étroitement de ceux qu’il prétend réfuter […] Et je me rends compte aussi que mon œuvre eût été impossible si celle de Comte ne l’avait précédée.» Au demeurant, cette philosophie de Meyerson n’est pas résumée par l’introduction très détaillée à sa correspondance. Certaines lettres peuvent évidemment être utilisées en guise de première approche, inévitablement ardue. Nous avions, durant notre jeunesse en 1982, à une époque où les archives meyersoniennes avaient déjà quitté depuis longtemps la France pour Israël (Meyerson était sioniste et avait même spécifié qu’aucun juif converti ne pourrait siéger au comité chargé de gérer ses archives) rédigé un mémoire universitaire (inédit) intitulé La Philosophie des sciences d’Émile Meyerson que les deux introductrices ne citent pas dans leur bibliographie. Son objet était précisément d’y introduire en éclairant, par exemple, les points précis sur lesquels Meyerson et Bachelard s’opposaient du point de vue épistémologique mais aussi en montrant comment Meyerson pouvait être considéré comme un des héritiers du positivisme spiritualiste français. La mention du nom de Maine de Biran avait déplu à Maurice Clavelin et c’est au fond le seul point sur lequel il nous avait critiqué : c’était le point plus important ! Nous l’avions relu vers 1990 puis vers 2007 afin de le transformer en Introduction à la philosophie des sciences d’Émile Meyerson. Peine perdue : il demeure aussi inédit que nos Études comtiennes (il s’agissait plus précisément d’une bibliographie critique couvrant environ un siècle d’études comtiennes de 1857 à 1990 – Jacques Muglioni, ancien président du Jury du C.A.P.E.S. de philosophie, l’avait heureusement définie ainsi dans une lettre chaleureuse vers 1995 – sur le problème de l’ontologie chez Auguste Comte) rédigées dans les années 1985 puis revues en 1990. Signalons au lecteur intéressé qu’Henri Gouhier – qui nous avait écrit qu’il aimait aussi bien nos travaux sur Meyerson qu’il avait connu que ceux sur Comte dont il était spécialiste – avait fait verser ces Études comtiennes au fond permanent de la Bibliothèque de la Maison des Amis d’Auguste Comte.
(3) Martin Heidegger a posé, dans sa conférence prononcée en décembre 1936 à Francfort (Main) sur Hölderlin et l’essence de la poésie, le problème esthétique de l’origine de l’œuvre d’art d’une manière typiquement allemande qui pose un rapport de l’art à la vérité proche du rapport de la science à la réalité, et mettant en évidence une sorte de mécanisme dialectique lui-même assez proche de celui que Meyerson avait cru constater entre le rationnel et l’irrationnel. Qu’on lise, si on souhaite s’en convaincre, ces fragments de la page de conclusion du chapitre sur l’esthétique de Heidegger in Alphonse de Waelhens, La Philosophie de Martin Heidegger (Éditions de l’Institut supérieur de Philosophie, Louvain, 1942, pp. 291-292) : «[…] L’origine de l’œuvre d’art est la lutte qui met aux prises la Terre et le monde, l’existant et l’être, Dionysos et Apollon. C’est en un tel combat que se constitue la vérité, qui est la découverte de l’existant. Ce combat prend nécessairement la forme d’une œuvre sans laquelle la vérité n’ex-sisterait pas. […] Il y a aussi la vérité du penseur. Le penseur crée un système – ou plus modestement un concept – grâce auquel l’inintelligibilité de l’existence est captée, ordonnée, illuminée pour un instant et selon une certaine perspective. Par ce système, ce qui n’était que chaos devient vérité et se manifeste. Quelque chose est arraché à l’ineffable Grundverborgenheit, au chaos originel, mais seulement en un temps et pour un temps […]».