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11/05/2012

Le jour du Seigneur d'Ernest Hello

Crédits photographiques : Ammar Awad (Reuters).

152.jpgÀ propos de Ernest Hello, Le jour du Seigneur (Éditions du Sandre, 2011).
LRSP (livre reçu en service de presse).

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«Quand on est versé dans les secrets de l'abîme, il faut être encore plus versé dans ceux de la montagne.»
Ernest Hello, Les plateaux de la balance (Victor Palmé, Paris, 1880), pp. 163-4.


La première page de la préface du Jour du Seigneur mérite d'être citée intégralement : «Après un tremblement de terre, les survivants se regardent avec étonnement. Mille sentiments, très serrés les uns contre les autres, surgissent en un instant sur le même point du temps et de l'espace. Voici l'une des expressions confuses, indéterminées, rapides et ardentes qui se font jour, dès que le jour devient possible, dans les âmes épouvantées : Comment vivrons-nous désormais ? Une immense catastrophe exige et promet quelque immense rénovation. Il semble impossible de suivre, après l'abîme, la route ancienne qui a mené à l'abîme. Les discours ont été inutiles. L'autorité des faits semble imposer une rénovation. L'esprit s'ouvre à la fois aux désespoirs les plus profonds et aux espérances les plus audacieuses. Tout est perdu, à moins que tout ne soit sauvé. Une seule chose paraît impossible, c'est la continuation du passé. Cette chose est précisément la seule qui se soit réalisée. Examinez les âmes; examinez les livres; examinez les journaux. Chacun pense ce qu'il pensait, chacun dit ce qu'il disait, chacun est ce qu'il était. Comme l'eau qui se referme, après l'immersion d'une pierre lancée et engloutie, la foule s'est refermée sur les événements avec indifférence. Elle n'a rien appris et rien oublié» (pp. 9-10).
Rien n'est, en somme, que ce qui n'est pas, pour le dire avec Shakespeare puisque l'une des thématiques les plus constantes de la pensée d'Hello est celle de l'inversion, non seulement des valeurs, mais de la nature même de l'homme vivant dans une nature déchue : «L'abîme qui menace chaque homme ressemble, par sa forme et sa nature, à la hauteur qui attend ce même homme, s'il veut monter. Notre chute a la forme renversée de notre grandeur possible» (Les plateaux de la balance, op. cit., p. 317).
Ces phrases extraordinaires résument parfaitement la problématique de notre série consacrée aux romans post-apocalyptiques ou plutôt, évoquant les conséquences de l'effondrement, quelle que soit la nature de ce dernier. Elles trahissent, par la répétition du terme rénovation, quelle fut l'attente d'Ernest Hello, que je surnommai ailleurs l'impatient véritable, secret, attentif aux signes les plus subtils, par opposition au tourbillon Arthur Rimbaud s'étant perdu dans le désert comme un djinn capricieux.
Ernest Hello, aussi, est persuadé que le monde qui est le nôtre n'en peut plus, comme il l'écrit dans ses somptueuses Physionomies de saints (Victor Palmé, 1875, p. 403, dans un chapitre consacré à Saint Jude) : «Nous sommes à l'époque suprême où tout est perdu, d'après l'apparence, et on pourrait dire, d'après l'évidence humaine. Toutes les causes en ce moment sont des causes désespérées. La nécessité du secours de Dieu, qui s'est cachée quelquefois dans l'histoire, aux époques de calme, apparaît maintenant le visage découvert».
Quoi qu'il en soit, les phrases que je viens de citer sont d'autant plus étonnantes que le reste de l'ouvrage de Hello, pour qui est quelque peu familiarisé avec sa prose et les thèmes habituels de sa réflexion, ne présente pas un intérêt majeur, qui plus est résumé par Georges Goyau dans son avant-propos de l'édition de 1921 (je rappelle que le texte d'Hello date de 1871) qui compense fort heureusement, par quelques lignes claires, l'obscurité de la postface de François Esperet.
Il s'agit, pour l'auteur qui fut l'un des inspirateurs de Léon Bloy, de répéter sa vérité face à l'erreur, l'erreur, nous l'avons vu, dans laquelle les hommes n'ont pas craint de retomber, alors même qu'ils ont vécu un événement qui aurait dû dessiller leur regard : «Chacun traîne sa vieille chaîne; le sang ne l'a pas rouillée; le feu ne l'a pas fondue» (p. 12). L'unique élément susceptible de frapper notre attention est la modalité proprement prophétique de la prise de parole de l'auteur : «Puisque la surdité des hommes est à l'épreuve de la foudre, comment ne serait-elle pas à l'épreuve de ma voix ?» (p. 11).
Léon Bloy inscrira ses textes douloureux dans une modalité semblable, dont le caractère premier est d'être déceptive : l'homme du commun n'a absolument aucune envie de tendre l'oreille pour écouter ce que lui souffle l'horrible travailleur qui affirme que toucher à la sacralité du dimanche, le jour du Seigneur, ne peut qu'avoir des conséquences invisibles, donc énormes, sur l'abaissement moral et religieux d'une créature qui ose se passer du saint repos : «Plus le regard humain est profond et éclairé, plus il distingue l'exception de la loi. Plus il est grossier et corrompu, plus il tend à les confondre. Plus l'homme est aveugle, plus le Dimanche s'efface devant lui. Le signe posé par la main de Dieu n'est visible qu'à l’œil éclairé» (p. 38).
Puisque, de fait, ce «monde est si bas qu'il abaisse les choses en les touchant» (p. 23) et qu'ainsi le Sabbat du Seigneur est parodié par le sabbat des sorcières et du Singe de Dieu (cf. pp. 44-5), il s'agit, pour Ernest Hello, de réveiller les consciences et de secouer les cœurs, tout en n'oubliant pas de faire vibrer la corde sociale en évoquant le cas des ouvriers qui travaillent le dimanche et surtout en affirmant que le pauvre ne peut jamais être éloigné de Dieu (1), une leçon dont se souviendront sans peine Bloy, Péguy et Bernanos : «Voulez-vous savoir où en est une civilisation ? Regardez-là vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis du pauvre. Toujours ces deux regards porteront le même jugement» (p. 65).
La leçon est donc convenue et l'intention, purement édificatrice, ne saurait atténuer le choc de passages remarquables, comme celui qui ouvre le texte et cet autre, belle illustration du procédé itératif goûté par Ernest Hello et que Charles Péguy développera parfois jusqu'au mécanisme monotone, qui semble physiquement accompagner le voyage de celui qui le lit dans les profondeurs de son âme, vers le lieu secret où le texte qu'il a écrit pour lui réussira, peut-être, à ouvrir des portes au-delà desquelles l'écrivain ne pourra s'aventurer.
Car l'écriture, pour Hello comme pour les mystiques, n'a de sens que si elle tente de s'approcher au plus près du mystère, qui est silence (2) et Parole improférable, vision aussi qui ne saurait se dire par les mots, fussent-ils les plus inspirés : «Le Dimanche est l'Alléluia de la création. C'est ce jour-là que la respiration des mondes, chantant la gloire du Seigneur, pourrait, ce semble, être devinée dans le silence. – Mais où faut-il aller pour entendre ce que ce silence dit ?
Il faut aller plus loin que le lion qui traverse le désert, plus loin que l'aigle qui travers les cieux, plus loin que l'harmonie, plus loin que la lumière qui traverse l'espace; il faut traverser les îles étrangères et les plaines inconnues.
Je suis allé plus loin que le lion, plus loin que l'aigle qui traverse les airs, j'ai laissé derrière moi le son et la lumière qui ne fait que soixante-quinze mille lieues par seconde, et je n'entends pas encore la respiration des mondes.
Va plus loin, plus loin...
Je vais plus loin, plus loin, plus loin, et je n'entends pas encore la respiration des mondes.
Pour entendre la respiration des mondes, il faut aller si loin que tu n'entendes plus aucun de leurs bruits.
Je suis allé si loin que je n'entends plus aucun de leurs bruits, et cependant je n'entends pas la respiration des mondes.
Va plus loin... pour entendre la respiration des mondes, il faut aller si loin, que tu ne te souviennes plus d'aucun de leurs bruits.
Je suis allé si loin... si loin, que je ne me souviens plus d'aucun de leurs bruits, et pourtant je n'entends pas la respiration des mondes.
Va plus loin... plus loin... Pour entendre la respiration des mondes, il faut aller si loin... si loin... que tu n'entendes plus le bruit de tes pas.
Je suis allé si loin que je n'entends plus le bruit de mes pas, et pourtant je n'entends pas la respiration des mondes.
Va plus loin... Il faut aller si loin que tu n'entendes plus le bruit de ton vol.
Je suis allé si loin que je n'entends plus le bruit de mon vol et pourtant je n'entends pas la respiration des mondes.
Va plus loin... plus loin... il faut que tu aies oublié ce que c'est que le bruit.
J'ai oublié ce que c'est que le bruit, et pourtant je n'entends pas la respiration des mondes.
Écoute bien... !

Dans le silence incompréhensible de la nuit qui a oublié... le Seigneur est là, qui... fait battre ton cœur...
Voici que j'entends la respiration des mondes» (pp. 57-9).

Notes
(1) Voir cette image magnifique : «J'ai déjà remarqué quelque part que le nom du Pauvre, dans l'Écriture, attire après lui le nom de Dieu comme le fer attire l'aimant», Paroles de Dieu (Grenoble, Jérôme Millon, 1992), p. 79. Ou encore (p. 172 du même ouvrage) : «Le nom du pauvre ne quitte pas le nom de Dieu. J'oserais dire, en restituant aux mots leur signification, qu'il ne le quitte pas plus que son ombre.»
(2) Le silence est l'une des thématiques les plus évidentes des textes d'Ernest Hello, comme le rappelle justement François Angelier qui écrit : «Le silence, pour Hello, est une «affirmation suréminente». Il est la nudité essentielle de la parole, son acuité», in Paroles de Dieu, op. cit., p. 37.