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01/02/2013

Un anarchiste de Joseph Conrad

Crédits photographiques : Yannis Behrakis (Reuters).

9782755506983-G.jpgÀ propos de Joseph Conrad, Un anarchiste, traduction de l'anglais, notes et postface par Pierre-Julien Brunet, Éditions Mille et une nuits, 2013.
LRSP (livre reçu en service de presse).

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Joseph Conrad dans la Zone
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Cette nouvelle de Joseph Conrad, parue en août 1906 dans la revue américaine Harper's Magazine puis reprise dans le volume intitulé A Set of Six est, à en croire Pierre-Julien Brunet qui l'a très bien traduite, intéressante parce qu'elle s'inspire directement de plusieurs ouvrages et qu'elle a très probablement nourri l'imagination de Kafka et de Faulkner (1).
En quelques lignes ramassées, le génie de Joseph Conrad nous permet, à tout le moins, de remplacer avantageusement les pages boursouflées, ridicules, scolaires, truffées de fautes et de répétitions, copiées-collées, pompées sur Wikipédia, des deux anarchistes de confessionnal Jacques de Guillebon et Falk van Gaver.
Qu'apprenons-nous de la courte nouvelle de Conrad ? Qu'un anarchiste n'est pas grand-chose, rien de plus qu'un homme comme les autres, ayant «le cœur chaud et la tête faible» (p. 44) et que, de même que «tout individu capable de sentiment de passion», il «transporte en lui les contradictions les plus amères et les conflits les plus meurtriers du monde» (pp. 44-5).
Le génie de Conrad est de nous laisser soupçonner, dans l'esprit d'un homme tourmenté et que le sommeil a fui (cf. p. 46), l'enfer d'une conscience qui a trouvé «refuge loin de la misère dans la rage» (p. 28) puis dans une culpabilité qui ne peut faire songer qu'à celle de Lord Jim.
Le plus troublant est sans doute qu'il parvient à saisir, sans s'encombrer de pesantes considérations psychologiques, ce moment fugace pendant lequel le destin d'un homme peut verser dans les ténèbres, instant durant lequel un homme peut jouer son salut (cf. p. 21) : «Tout de même, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans un monde où un homme peut aller à sa perte pour un verre de plus ou de moins» (p. 27), ce moment étant moins celui où, pris de boisson, le jeune ouvrier parisien de la nouvelle hurle «Vive l'anarchie !» et se fait pincer par la police que celui où il abat froidement deux de ses anciens compagnons de bagne et anarchistes comme (ou plus que) lui, ayant éprouvé les délices de posséder, sur ceux-ci, un pouvoir de vie et de mort, retournant donc l'ivresse du pouvoir reproché aux capitalistes.
Ce moment où tout bascule, Joseph Conrad le sondera avec une admirable lucidité dans Sous les yeux de l'Occident paru en 1911, où il écrira : «La réflexion la plus terrifiante (je parle maintenant en mon nom propre) est que tous ces gens ne sont pas le produit de l’exceptionnel mais du général – de la normalité, que ce soit par le lieu, l’époque ou la race» (2).
Un dernier point me semble essentiel, qui tient au pouvoir du langage, qui rattache peut-être, de façon symbolique, la nouvelle de Conrad à la célèbre confession du Marin de Coleridge, pouvoir illustré à la fois par la confession nocturne (3) de l'anarchiste et par le fait que celui-ci est emprisonné par Harry Gee, responsable de l'élevage de bétail du domaine de Marañon, au moyen d'une seule épithète accolée au fugitif : anarchiste justement, le contremaître pouvant à bon droit affirmer qu'il le tient «mieux par ce nom-là que [s'il lui avait] enchaîné la jambe au pont du canot à vapeur» (p. 19).

Notes
(1) Du côté des ascendants, Pierre-Julien Brunet signale Crainquebille de France, Le Ventre de Paris de Zola, ou encore L'île du Docteur Moreau du grand Wells et, du côté des descendants, La Colonie pénitentiaire de Kafka et la seconde partie des Palmiers sauvages de Faulkner, intitulée Vieux Père. Notre traducteur et préfacier ajoute encore que Conrad a également pu s'inspirer du célèbre Bartleby de Melville.
(2) Joseph Conrad, Sous les yeux de l’Occident (traduction de Philippe Neel, Flammarion, coll. GF, 1991), p. 42.
(3) Nous savons le poids que le thème de la confession possède chez Conrad, qui fait dire par exemple, dans Sous les yeux de l'Occident, à son personnage principal : «Savez-vous pourquoi je suis venu à vous ? Simplement parce qu’il n’y a, dans le vaste monde, nulle autre personne vers qui je puisse aller. Comprenez-vous ce que je dis ? Personne vers qui aller. Concevez-vous la désolation de cette pensée : personne – vers – qui – aller ?» (9. 395). Nous pouvons également songer à l'étrange texte du Compagnon secret datant de 1910, où Conrad poussera très loin l'analyse de la gémellité : «C'était, dans la nuit, comme si j'avais été en face de mon propre reflet dans les profondeurs d'un sombre, immense miroir», in Le compagnon secret (Flammarion, coll. G.F., 1992), p. 137.