Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Au-delà de l'effondrement, 51 : Soleil vert de Harry Harrison | Page d'accueil | Requiem pour Emma Bovary et Gustave Flaubert, par Gregory Mion »

26/09/2014

Le musée des monstres de Mike Kasprzak, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Shizuo Kambayashi (Associated Press).

«Le point d’interrogation assez formel que j’oppose à toutes les législations pénales modernes est celui-ci : pour que les peines fissent souffrir le coupable proportionnellement à la grandeur de son crime – et c’est ce que vous voulez tous au fond – il faudrait qu’elles fussent proportionnées, pour chaque criminel, à son degré de sensibilité à la douleur; c’est-à-dire qu’il ne devrait pas y avoir de détermination préalable du châtiment attaché à chaque faute, il ne devrait pas y avoir de code pénal. Mais attendu qu’il serait malaisé de fixer chez un criminel son échelle du plaisir et de la douleur, on renoncerait sans doute, en pratique, à punir. Quelle perte, n’est-ce pas ? Donc… »
Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance.

«Puis ils m’ont déposé à mon hôtel, deux heures avant le dîner. Et j’étais là, le minibar ne demandait qu’à être violé et la salle de bains était plus vaste que la totalité de mon appartement. Et je me voyais, nu, dans tous les miroirs avec les éruptions de mon crâne d’où, à présent, suppurait un liquide clair. Ma mignonette de gin à la main. Le jacuzzi géant qui mettait un siècle à se remplir sans que l’eau dépassât les trois centimètres…
Vous vivez toutes ces années à écrire et à écrire. Vous êtes assis dans l’obscurité et vous vous dites : un jour. Un contrat pour un bouquin. Une photo pour la jaquette. Une tournée de promotion. Un film à Hollywood. Et un jour, en effet, vous avez ça, sauf que ça ne se déroule pas comme vous l’aviez prévu.»
Chuck Palahniuk, Stranger than fiction.


Un aperçu général de la monstruosité

Dès les premiers moments du Parménide, un dialogue parmi les plus difficiles et les plus abstraits de Platon, le jeune Socrate est embarrassé par une objection que lui fait Parménide au sujet de la doctrine de la «participation». Cette doctrine soutient que tout objet sensible n’existe qu’en fonction de son idée corrélative qui en représente l’archétype. Or dans la mesure où une telle formulation semble conférer à l’objet le plus insignifiant une dignité d’existence bien réelle, Parménide se demande opportunément s’il faut penser qu’il existe quelque chose comme une idée du poil, de la boue, de la crasse, etc. En d’autres termes, peut-on faire de la philosophie en questionnant des objets qui contreviennent à un certain confort de la pensée ? Confondu par l’objection, Socrate tempère les implications de sa théorie et Parménide lui répond que le temps viendra où il aura suffisamment d’expérience pour être en mesure de regarder ce que la plupart des hommes méprisent ou refoulent. La maladresse du raisonnement socratique ne fait en définitive qu’accentuer l’impression d’un monde tiraillé entre un espace intelligible pur et un espace sensible obscurci par certains rapports de force, celui-là étant la destination du philosophe quand celui-ci exige peut-être une part d’impureté.
En se mettant en scène comme un «quasi nietzschéen» (p. 187) (1), Mike Kasprzak n’élimine pas les deux parties traditionnellement constitutives du monde (l’esprit et la matière), mais il affirme néanmoins une préférence sincère envers la fureur dionysiaque d’une vie corporelle où se côtoient les grandes douleurs et les ivresses déchaînées : «Le voilà l’Antéchrist. Si le Christ était une pureté de l’esprit, l’Antéchrist est une pureté du corps» (p. 124).
Publié aux toutes nouvelles Éditions Les Occultés, Monstres est un recueil de nouvelles qui fait du crasseux et du vilain des matériaux littéraires exploitables. Dans la perspective de ces textes, le corps de l’Antéchrist est un synonyme du Mal d’autant plus efficace qu’il suppose la matérialisation d’un esprit malin dans une enveloppe corporelle préparée à tous les vices. Considérés sous un angle indubitablement nietzschéen, les personnages de ce recueil portent en eux la trace de Dionysos. Par conséquent ce n’est pas spécialement à la figure de Jésus qu’ils s’opposent, mais plutôt aux retombées morales du christianisme qui a perpétré dans la société une insupportable grégarisation des instincts. Ainsi chaque personnage est un monstre d’abord parce qu’il s’inscrit en faux contre la faible intensité de vie des troupeaux urbains. Ensuite le monstre se justifie par son renversement effectif des valeurs et des normes. Les monstres de Kasprzak doivent tous négocier avec un excédent de force qui les contraint à transgresser les droits communément admis. Le monstre incarne en quelque sorte une puissance incommensurable – il est la crasse séculaire qui résiste aux raisonnements de Socrate et aux catégories juridiques modernes. La force du monstre dérange parce qu’elle est à la fois incompréhensible et imprévisible. Il y a des monstres partout où le langage est à la peine. Ce sont des monstres qui sont rejetés assez loin dans la conscience et qui n’effleurent même pas l’extrémité d’une organisation sociale standard.
Il y a aussi et surtout des monstres de proximité puisque les institutions s’évertuent en général à parler à la place des individus anormaux. La parole de ces gens a été confisquée, canalisée et rationalisée dans une infinité de procédures qui servent à délimiter ce qui relève du légitime ou de l’illégitime, de l’estimable ou du négligeable, du normal ou du pathologique. Contre l’évidence d’un hygiénisme moral, contre la pétrification symptomatique d’une vision qui cherche à n’importe quel prix de l’être dans le devenir, Mike Kasprzak redonne de la voix à ceux qui vivent en dehors du circuit normatif et régulateur de la civilisation. Ses nouvelles font parler un Sujet «inactuel» (p. 42), un Sujet désordonné qui a vocation à être nomade et totalement inclassable malgré la pression des énoncés constitutionnels. L’homme qui apparaît et qui disparaît brutalement dans cette compilation de textes est celui que Michel Foucault avait en ligne de mire. En bon nietzschéen également, Foucault ne définissait plus l’homme selon les principes d’une anthropologie neutre et objective, il le comprenait au contraire comme une conjonction de déterminismes où affleuraient les idéologies, les peurs et les préjugés dominants d’une époque.

Des monstres de l’ordinaire (some average freaks next door)

Ecce monstrum pourrait-on écrire avec une certaine grandiloquence : voici le monstre tel qu’il existe parmi nous, sorte de grimace pas tout à fait rassurante mais pas tout à fait répugnante non plus étant donné la banalité de sa provenance. En cela nous ne recensons aucune créature de roman d’épouvante chez Mike Kasprzak, ou bien aucune difformité-limite comme celle de Quasimodo et qui fait de toute sa personne une grimace; il n’y a que des individus ordinaires dans ces histoires (2). Ils sont si interchangeables dans l’ordinaire qu’ils ne paraissent même plus vivre. À la fin du recueil, l’auteur a l’air si fatigué de son errance qu’il ne peut plus éviter la certitude : «La vie est partout ailleurs» (p. 192). Outre cela, «un soir de la semaine, avec le réveil programmé à six heures et quart, y a personne qui va oser jouer au con» (p. 12). Ces deux constats désabusés marquent pour ainsi dire l’entrée et la sortie de ce recueil de nouvelles, comme les deux faces d’un fronton de désespérance qui dominerait un pays paralysé. On a du reste une impression de serpent qui se mord la queue, corroborant quelque chose comme un éternel retour médiocre dont on ne saurait se contenter puisqu’il ne parvient pas à éliminer de son cycle les empreintes négatives. Il s’agit peut-être d’un éternel retour pour les faibles, un rythme qui n’affirme rien, qui ne veut rien, sinon éventuellement la perpétuation massive des «hommes cancrelats» (p. 95).
Un tel état d’attroupement et de faiblesse déplace le centre de gravité de la monstruosité dans la société toute entière. Quiconque dévie légèrement de repères établis devient immédiatement le monstre de l’autre, voire le bouc-émissaire de tout un peuple. Une seule lecture superficielle des textes suffit à nous prouver que le monstre est surgissant parce qu’il se déplace. Autrement dit le moindre mouvement inattendu ou contrariant (la déambulation d’un ivrogne, la promenade d’un sans emploi dans l’après-midi, l’emprise de la concupiscence) bouscule d’emblée l’ordre des discours et a fortiori celui des raisons. Dans ces conditions comment ne pas percevoir dans le personnage de Mike, le double presque authentique du Kasprzak réel, un être de la pérégrination, un Juif errant qui se construit à vue d’œil et qui n’échappe pas au statut peu enviable de bouc-émissaire ? Les monstres ont un rapport incessant avec l’errance parce qu’ils ne peuvent pas s’inscrire durablement dans les schémas simplificateurs du vivant. Le monstre est celui qui aime « jouer avec la morsure d’un cobra » (p. 53). Le monstre n’est pas disposé à vivre longtemps et bien souvent il honore de façon littérale celui dont on dira fatalement qu’il fut un suicidé de la société (cf. les trois suicides du recueil aux pp. 55, 75 et 169-170).
Au regard de cette masse amorphe de corps et des monstres solitaires qui la dérangent ou qui l’avertissent d’un péril imminent, il n’est pas étonnant de traverser des paysages urbains qui vivent sous respiration artificielle (3) : «La ville est morte. La vie est morte» (p. 13). Cette paronomase consternante appelle un complément de débilité physique : après la mort de la ville et de la vie, c’est aussi le vit qui est mort, façon un peu précieuse d’évoquer la disparition de la virilité ou des fornications passionnées. Il faut sortir des villes et des grosses banlieues tranquilles pour espérer retrouver une occasion charnelle, fût-elle nymphomane (cf. pp. 141-148) ou zoo-anthropophile (cf. la prosopopée du cochon qui rêve d’une relation avec la femme de son maître, pp. 57-64). Autrement il faut rêver de guerre et de rage, il faut marcher sur des terrains imaginaires où la mort fait un bruit particulier en hurlant dans les collines (cf. p. 38), enrobant le rêve d’une violence providentielle et même belliciste, offrant au corps de celui qui rêve des sensations beaucoup plus naturelles que celles qui président à l’artificialisation des individus. Autrement encore, il faut oser rompre ses habitudes, se délester de ses croyances les plus pesantes, quitte à ne satisfaire que la moitié de ceux qui ne vivaient plus que dans un quotidien-mouroir (cf. le couple qui consent à la débauche sexuelle avec la femme qui s’épanouit et l’homme qui s’afflige davantage, pp. 45-51).
En réalité la monstruosité de ces textes repose en grande partie sur une différence entre ceux qui ont oublié le désir (les bien-portants) et ceux qui désirent faute de bénéficier des avantages sociaux ou des situations qui leur permettraient de se répandre à leur guise (les malades). Ici le Normal se distingue du Pathologique en cela que le premier ne semble plus vivre tandis que le second a l’air d’excéder la formule du vivant. Les deux segments sont irréconciliables et leur coïncidence sociale engendre le crime et la misère, avec en arrière-plan une permanente démesure sexuelle.
On a le sentiment d’un arrachement de l’homme à son milieu, d’une jonction poussive et pourtant réussie avec la violence et l’animalisation. Dans n’importe lequel de ces monstres paraît gésir un reptile dévergondé. C’est pourquoi le langage qui triomphe dans ces nouvelles est celui du rugissement (cf. les nombreuses lettres en capitales d’imprimerie), de la haine (les monstres nihilistes qui estiment que ce n’est pas le monde le plus adéquat qui existe) et de la chair exaspérée (les corps dissipés de ne pas avoir été soulagés à propos). Outre donc la monstruosité pathologique incompatible avec les structures normales en usage, Monstres s’appuie aussi sur un verbe ruisselant qui déborde le lecteur et qui le conduit parfois à la suffocation voire à la saturation, un verbe encore volontiers célinien et même rabelaisien compte tenu de sa tendance à accumuler l’excrément et l’invective. Ce sont finalement deux espèces de la monstruosité qui cohabitent dans ce recueil : d’abord l’horreur d’une société qui fabrique des monstres à tour de bras, puis l’infléchissement d’une langue vulgaire qui fait tomber l’humanité en disgrâce.

Notes
(1) Mike Kasprzak, Monstres (Éditions Les Occultés, 2014).
(2) Bien qu’elles aient une valeur d’allégorie, nous relevons cependant deux petites exceptions : d’une part la métamorphose régressive de Lionel, un mâle auxiliaire qui prend la consistance d’une créature verte, une espèce d’anti-Hulk qui achève sa transformation dans une copulation mécréante (cf. pp. 93-9); d’autre part la voracité d’une petite fille née avec une dentition de prédateur, effrayante et à jamais inadaptable, obligeant son père à prendre une décision radicale (cf. pp. 111-9).
(3) Le lecteur qui s’interroge sur ces ambiances crépusculaires profitera de l’œuvre de Bruce Bégout pour réfléchir en profondeur au thème de la ville-morte ou de la banlieue-mouroir.