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04/12/2018

Céline prophète de Matzneff, par Lounès Darbois

Photographie (détail) de Juan Asensio.

2673769964.jpgCéline dans la Zone.





3769055054.jpgLes moitrinaires (dont Gabriel Matzneff et Renaud Camus).





Opposition totale entre le jeune Français qui s’extrait du prolétariat par l’effort malgré les guerres, la crise, les poursuites, et le hobereau immigré de Neuilly déclassé dans un grenier du VIe. Cette opposition éloigne Céline, soldat devenu médecin sorti de la «misère digne» du prolétariat français par le travail et le vécu de terrain, et Matzneff hobereau russe familier dès son enfance de Deauville, Neuilly, Lipp, la Sorbonne, né dans les domestiques et les chevaux. D'un côté Céline hétéro pudique, musical, tourné vers le nord et le grand vent atlantique, ni drogue, ni alcool, ni tabac, pour qui les vraies grossièretés sont les «mots d'amour». De l'autre côté Matzneff, aux mœurs revendiquées, en maillot à Deligny rédigeant son «journal intime», buveur de vin, gastronome, dépensier, latiniste tourné vers la Méditerranée et son accablant soleil fixe. Céline sacrifia ses biens à la vérité, Matzneff sacrifia ses biens à ses plaisirs. L'un finira clochard magnifique à Meudon. L'autre finira riche et diaphane en terrasse du Gritti. Céline vécut de sa médecine et de ses seuls livres, jamais n'écrivit un article. Au contraire, Matzneff s'appuya sur ses chroniques dans Combat puis Le Monde, puis Le Point, pour se faire un nom dans le monde et y garder un pied. Ainsi, tout sépare le voyeur Céline de l'exhibitionniste Matzneff et pourtant chacun fut excellent dans sa manière propre, vécut en homme libre jamais salarié et préféra les voyages aux soirées à la mode, chacun demeurant homme de jour discipliné, tôt levé, constant. Tous deux vécurent sveltes, Céline par sobriété et effort physique, grand marcheur qui enfant battait le métro à peine construit; Matzneff par diététique et ascèse (bienfaits des protéines, méfaits des sucres etc.). Par-delà leurs esthétiques opposées ces deux écrivains démontrent l'importance d'un vocabulaire vaste employé à-propos pour que l'esprit respire correctement. Avec 200 mots de globbish on étouffe, on tourne soit singe soit robot, ce que veut le Pouvoir. Ainsi tous deux écrivirent de grands livres célèbres pour l'exactitude de leurs prédictions, car si Céline a tout dit dans ses deux premiers romans sur la guerre, l'instinct de mort, les femmes, la misère des Français d'avant 1914, l'exploitation des enfants et l'impossibilité d'un mode de vie alternatif au marché, Matzneff décrié pour ses mœurs dégoûtantes (je tiens ces mœurs pour dégoûtantes par machisme, non par légalisme) a produit dans Le Carnet arabe, ou Comme le feu mêlé d'aromates des réflexions de philosophie pratique et de métaphysique lumineuses, aptes à éclairer longtemps le chemin d'un jeune se lançant dans la vie active.
Le mythe prestigieux du grand écrivain auquel crut Matzneff (jamais Céline) fut le propice expédient de ses besoins singuliers. On frémit d'horreur et d'indignation à la lecture de ses récits sur Ganymède, débités tranquillement sur le ton du gentilhomme content de soi à qui nulle rétorsion fâcheuse ne saurait arriver (le fondement métaphysique de l'esprit bourgeois c'est l'inconscience de sa propre indignité). Le masque tombe lorsque l’individu se justifie gauchement dans une émission littéraire, privé de sa verve écrite, trahi par les molles inflexions de sa voix, tare que les chers Romains ne pardonnaient guère : Pompée fut suspecté d'homosexualité pour la seule raison qu'il avait l'habitude de se gratter la tête avec un doigt car les Romains réprouvaient la moindre attitude efféminée. Tout au contraire, Céline écrivit la langue qu'il parlait, sa virtuosité écrite n'étant pas érudite ni livresque mais organique et vivante. C'est toute la différence entre un écrivain, et ce que la rue appelle un bonhomme. Heureusement chez Matzneff, l’aristocrate dialecticien l'emporte sur le bourgeois pédéraste. Relisons ses chroniques balancées avec ce culot que confère l'aplomb des élus gâtés par la naissance. En plein gauchisme des années 60-70, Matzneff était capable, dans le quotidien national de référence, pour illustrer un fait d'actualité de trouver une analogie du genre : «cette année 451 qui vit Diadoque de Photicé proclamer au concile de Chalcédoine le dogme de double hypostase» d'une insolence à éclater de rire. Et tout le reste à l'avenant, jalonné d’imparfait du subjonctif comme autant de soufflets de gants blancs en plein la face de son époque débraillée. Est-ce d'avoir perdu ses cheveux dans les années 60 lorsqu'une mode inusitée commençait à les exiger très longs, qui prédisposa Matzneff à toujours aller à contre-courant ? Plus il alla à contre-courant, et plus il gagna.
La religion, l'amour physique, les livres, la gastronomie, la camaraderie... Après l'adolescence, ces catégories s'éloignant les unes des autres écartèlent douloureusement l'érudit, puis le temps qui passe accentue chaque année davantage cette dissolution. Chez Matzneff tout est ordonné dans une paisible unité de l'enfance à la vieillesse. Il suffit à l'exilé, au déclassé nostalgique des beaux appartements qu'il a connus, enfant, d'ouvrir un livre comme Maîtres et complices ou Boulevard Saint-Germain pour se retrouver à nouveau vierge des lèpres de l'existence, là dans le salon de ses grands-parents, réuni à lui-même. L'œuvre de Matzneff rayonne de la continuité d'une vie où la lecture des Anciens donne les clés pour vivre moderne, où la religion chrétienne permet de se tenir dans le monde sans appartenir au monde. Cette cosmogonie idéale repose notamment sur l'énorme effort du jeûne bi-annuel : l'Église est une école d'ascèse.

S'il est facile d'évoquer Matzneff, comment oser parler de Céline, lui qui a tout dit, sur qui tout a été dit ? Probablement en faisant court et en tapant fort. Louis-Ferdinand Céline ressemblait à un Christ français, à un sauveur secret méprisé et persécuté pour avoir dit la vérité. Regardons sa vie, tout nous ramène à N.-S.-J.-C. : sa naissance de fils unique dans un milieu modeste, son métier de médecin des corps mêlé à celui d'écrivain médecin des âmes, son combat contre l'hypocrisie et les manigances du sanhédrin, son don gratuit de lui-même pour le Français de banlieue son prochain, son refus de toute compromission avec la bourgeoisie de son époque, sa farouche indépendance, enfin les comptes qu'il ne rendait qu'à la vérité du Dieu qu'il refusât toute sa vie de nommer clairement.
Les critiques de son époque ne firent que des erreurs sur son compte, le croyant communiste, anarchiste, nihiliste... Il n'en n'était rien. Si Voyage au bout de la nuit est si noir c'est parce qu'il peint le portrait exact de la condition humaine coupée de Dieu; ce livre fait par défaut l'apologie du Moyen-Âge catholique. Céline avait osé cracher sur le fameux «humanisme» athée, ce compromis facile sur lequel se pâmaient tous les apostats, démontrant qu'il n'y aurait ni Progrès, ni «Sozial», ni fraternité, ni prolétariat glorieux, bref qu'il n'y aurait rien «sans légende, sans mystère, sans grandeur», qu'il n'y aurait rien de possible aux hommes sans Dieu (Jean 15.5), et qu'ils devaient redevenir des petits enfants (Matthieu 18.3). Bien sûr Céline n'employât jamais ce lexique ni ces références-là, mais les magnifiques pages des Beaux Draps sur l'école et l'enfance sont nettes à ce sujet. Toute son œuvre a deux niveaux de lecture, elle réjouit tant le néophyte par sa puissance narrative que l'érudit par la richesse des allusions savantes qui s'y trouvent (lire par exemple l'extraordinaire enquête de Philippe di Maria Céline et Dante, basée sur les gravures de Gustave Doré).
Mais tout ceci ne serait rien si le diagnostic célinien était fait d'idées. Céline n'a jamais eu aucune idée sur rien, il a eu un vécu. De la naissance à la mort il fut le spectateur attentif et secret d'un «panorama muet» qu'il n'a fait que retranscrire, et quel panorama ! Trente pays, deux guerres mondiales dont une à 20 ans dans les unités combattantes de première ligne, les hôpitaux de banlieue, les métiers infâmes pour apprentis, les prisons, l'Europe détruite... Mais aussi les plus belles femmes, la plus belle langue, la plus belle civilisation à la plus belle époque qui ait été. Qui peut tester avec le parcours de Louis-Ferdinand Céline ?
Pourquoi Céline est-il le Christ français ? Parce que son livre de 1937 a sauvé de très nombreuses vies, parce que Céline a «déposé sa vie pour ses amis», pour ses semblables, pour les hommes que la Providence lui avait désignés comme ses prochains : les Français. Bagatelles pour un massacre, en attaquant violemment l'esprit de gloriole va-t-en-guerre de ses semblables «transis de mensonge, cocus, croulants dupés», a probablement constitué l'électrochoc qui a calmé nombre de compatriotes inconscients du danger au-devant duquel ils couraient. Deux ans plus tard la guerre éclatait comme Céline l'avait prédit, et celle-ci s'achevait en débâcle comme Céline l'avait prédit. Et tout ce qu'avait prédit Céline, d'ailleurs, s'est accompli : la métaphore de l'amarrage du cargo dans les docks de Londres (Europe détruite, les faussaires seuls vainqueurs), les Ben Cinéma (affaire Weinstein), l'Afrique lancée sur l'Europe (les «migrants»)... Pensez donc comme le monde de la critique lui a ri au nez dans les années 70, voyant que ses prophéties ne se réalisaient pas. La critique ignorait que de 1945 à 1985 environ il fallait à l'œuvre célinienne passer la période probatoire de 40 années, symbole de mort temporaire dans la Bible, avant de renaître dans un accomplissement irréfutable, en pleine lumière. Céline avait même prédit en tous points l'avènement d'un Gabriel Matzneff, nous le verrons plus tard. Oui, Céline avait raison comme Jésus avait raison, et à chaque génération l'œuvre de Céline ressuscite car elle s'avère la source la plus féconde pour comprendre l'époque où l'on vit. Une source si miraculeuse ne peut s'appeler que la lumière, que la vérité : «La lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas étouffée» (Jean 1.5).
«À Paris sans fortune, sans héritage, on existe à peine déjà, on a bien du mal à ne pas être déjà disparu» mentionne quelque part Le Voyage. D'où parlent nos auteurs ? Depuis leur portefeuille. Matzneff qui l’avait plein inventa un mode de vie d'auto-entretien. La publication de livres lui assura un public d'admiratrices dont la fréquentation intime fut source d'inspiration pour écrire d'autres livres, etc. Un capital hérité permit l'achat d'un grenier de beau quartier, tuant d’office les coûts fixes, cet ennemi juré des citadins jouisseurs. Des revenus journalistiques et une petite rente assuraient alors un fonds de roulement pour huiler la rotation de journées dispendieuses : restaurant, vins fins, séjours à l'étranger deux fois l'an, escapades en Méditerranée, manucure, massage, abonnement à la piscine de plein air Deligny... On ne peut comprendre un auteur sans savoir d'où il parle. Une telle vie coûte au bas mot 100 euros/jour hors logement, voilà la vérité, et tel Gobseck envers du décor et vérité comptable du dandysme au XIXe, c'est l'argent qui explique seul comment un artiste peut soutenir le train de vie qu'exigent ses passions. L'argent donne à qui sait s'en servir la libre disposition de son temps. Ajoutée au prestigieux statut d'écrivain, cette aisance aida l'artiste à séduire des jeunes filles bien élevées, et bien consentantes rappelons-le (la pédérastie, vice dégoûtant, est un autre sujet). Sa présentation physique aidée par le temps libre, y concourut : bronzé au solarium de Deligny, le poitrail redressé de natation, le ventre aplati de séances d'abdos, le rapport graisse sur collagène optimisé par diététique protéiné etc. Quels prérequis ne faut-il pas pour surpasser dans la course aux jeunes femmes le salarié riche mais plombé par l'haleine fétide de 18h34, par le teint brouillé, par la panse amollie de sucres et de position assise (tels sont les fruits amers du peu de temps à soi) ? Mais si le salarié rate en heures de bureau les rencontres qui l'attendent au coin de la rue, le chômeur au statut repoussoir échoue lui aussi. La femme exige de l'homme un projet, une direction, cette bandaison sociale la fascine parfois plus qu'un visage bien tourné. Il faudrait donc être un rentier faiseur de vers, mais sûr d'être aimé de jolies jeunes femmes pour puiser dans leurs minois l'inspiration de nouveaux poèmes, qui à leur tour séduiraient d'autres jolies jeunes femmes, et ainsi de suite toute la vie. Ainsi vécut Matzneff.
Cas unique dans l’histoire, la brève charnière optimiste des années 50-70 laissa des interstices à la pédérastie mondaine, comme le pain bourré de levain cache en ses cavités expansées des bulles d'air fermenté. Les rues étaient remplies de jeunesse (baby-boom), de confiance (zéro racaille) et de possibilités («libération» sexuelle). Dix ans plus tôt Matzneff eût été un satyre, dix ans plus tard un pédophile, et pas de caracole possible. À cette époque l'on pouvait habiter un «grenier» car la vraie vie se passait dehors : la drague était facile, une piscine flottait sur la Seine, les parcs étaient sûrs, les voyages encore dépaysants, les fêtes nombreuses, la place en terrasse au soleil assurée... Un jeune auteur pouvait être reçu par un grand écrivain qui le parrainait. À 25 ans Matzneff se rendait chez Montherlant quai Voltaire à pied pour discuter quatre heures consécutives. Qui peut imaginer aujourd'hui aller visiter Houellebecq ? Imaginons Matzneff se lancer en 2018... Sans grenier rive gauche devenu inabordable, la piscine Deligny coulée, les dames toutes rivées à leur écran tactile, leurs oreilles bouchonnées d'écouteurs crachant du Kanye West par peur du harcèlement, et même plus de latin-grec à l'école ! Quelle accroche trouverait donc le digne lettré pour lever les jeunes femmes ?
Matzneff seulement chanceux ? Mais aussi visionnaire, polémiste étonnant (ses prédictions du Carnet arabe en 1971 toutes vérifiées 40 ans plus tard, idem pour celles sur l'agression anti-serbe après 1991), il est le type même de ces théologiens qu'appelait de ses vœux un pamphlet anti-chrétien, «capables de rendre au dogme sa pointe, de mordre sur une incroyance quelque peu réfléchie, de replacer dans le courant de la vie les plus hauts problèmes d'éthique et de métaphysique». En effet ce paroissien orthodoxe rendit la religion chrétienne jubilatoire là où cent clercs à col romain empêtraient leurs fidèles de constructions négatives, les sommant d'embrasser une vie-calvaire mais incapables de répondre aux questions élémentaires de leur temps (comme : quel est le sens religieux de l'immigration de peuplement ?, etc.). Le monde grouille des paroles non payées de bigotes obèses prêcheuses de grand martyr pour les autres et incapables de s'imposer à elles-mêmes trois jours de jeûne.
Un polémiste, un théologien, un tacticien ? Peut-être car sa verve n’attaqua jamais le Pouvoir. Céline avait seul la force de l’honnêteté intégrale, il n’était pas tacticien.
Parfois chez les érudits l'analyse dévie en penchant pour la formule. L'évocation par ce Byzantin de «la Sublime Porte» par goût de la métonymie tient du blasphème quand on sait quelles horreurs ont perpétré les barbaresques en Méditerranée pendant plus de 400 ans, sans parler de la sublimité toute relative de ladite porte. Les «amoureux de l’Europe» sont souvent des jouisseurs d’Europe, non des soldats d’Europe (ce ne serait pas convenable). Toute brillante que soit cette langue elle s'avère égaler le niveau moyen du bachelier 1950 de bon lycée : elle est scolaire, apprise, pas vécue. Personne ne parle comme écrit Matzneff, pas même lui. C'est la langue que Céline brocardait pour sa fausseté «finement dépouillée» qui tient non du raffinement propre ni du génie populaire mais du snobisme, pesanteur très sous-estimée, «le snobisme c'est si fort» disait Morand, «que l'on voit des pédérastes surmonter leur dégoût et coucher avec des duchesses». Le miracle matznévien adviendrait si l'auteur était d'extraction modeste (célinienne) et non fils de riches. Alors s'accomplirait l'idéal républicain authentique de bâtir une noblesse sans aristocratie étendue à tous les Français nivelés par le haut, élevés ensemble à la même dignité d'homoïoï. Soixante millions de lettrés. Mais cet idéal-là s'appelle, paraît-il, le fascisme.
Le destin des adultes ex-écoliers est de se soumettre aux modes comme ils ont été soumis aux programmes scolaires jadis. On pourrait écrire des pages sur la tyrannie qu'exerce sur un enfant le jugement de la cour de récréation. On devient un esclave davantage par conformisme horizontal que par soumission verticale. Céline ne fut jamais lycéen d'où peut-être son génie. Ceux qui comme lui essayèrent de transcrire le parler de rue (Paris Underground, prix de Flore 2017) ou de secouer la syntaxe (les Surréalistes, le Nouveau Roman, etc.) donnèrent respectivement dans le sténo et dans l'illisible. Seuls les hommes à double culture connaissent à la fois la grammaire et la rue et cette synthèse qui vit en eux taille une pierre nouvelle qui s'encastre exactement dans l'édifice classique, pour y demeurer. Ainsi firent Rousseau, Balzac, Morand... ainsi fit Céline ! Il fut le créateur d'une forme nouvelle alors que Matzneff fut simple continuateur d'une tradition certes déjà malmenée dans sa jeunesse. La langue de Céline est aristocratique et non boulevardière comme le croit la critique. C'est une langue XVIe siècle, époque de tous les dangers donc de toutes les tentatives, où le français de Rabelais, Monluc et d'Aubigné piaffait encore en cheval non dressé par l'Académie (1635) qui n'avait pas harnaché de ses brides l'expression à la fois virginale et noblement vulgaire d'un génie national lui-même synthèse de seize siècles. Céline a tout dit du culte pour la phrase bien filée, de ce genre «dégueulasse d'élégance, moulé, oriental, onctueux, glissant comme la merde», du goût inverti pour le faux art soufflé par l'école et non par le vécu.
Dante Alighieri introduisit la langue parlée par le peuple italien dans les livres à une époque où les érudits écrivaient latin (L'éloquence du vulgaire). Eh bien Céline fut le Dante français qui coupa les phrases, qui fonça au plus pressé (D'un château l'autre et non D'un château à l'autre), qui rua impatient de promener hors du box ses muscles très fins mais très denses, resserrés comme un vers de Villon. Devant l'obstacle, le pur-sang d’une tonne saute deux bons mètres sans bruit, tout en grâce. De même Céline fils anobli d'un peuple d'aristocrates ouvriers sauta par-dessus les barricades de son époque troublée, obstacles autrement plus mortels que ceux que Matzneff désigne lorsqu'il indique que «la vocation d'un homme d'esprit est de sauter par-dessus les barrières que dressent les imbéciles». Céline risqua dix fois la mort de 1914 à 1945, Matzneff ne risqua que la prison. La langue de ce dernier s’en ressent, policée comme une fin de XVIIe siècle qui avait laissé loin derrière elle les guerres civiles et sentait déjà peser l'immobilisme louis-quatorzième et ses conséquences ultérieures (Voltaire, Sade, etc.).
Quand à la posture matznévienne de l'écrivain pédérastique réprouvé, elle n'est pas neuve au 20e siècle, mais s'inscrit dans celle des Gide, Montherlant, Bonnard, Peyrefitte, Hocquenghem, Scherer, Genet, Dustan, Cohn-Bendit, Frédéric Mitterrand, Renaud Camus... qui tous appartiennent à une caste minoritaire d'élite tenue en marge pour son système de valeurs pervers. Le vulgaire dont je suis aime les équations bien nettes : quand une caste est persécutée c'est qu'elle est persécutrice. L'habillement hiératique, l'attention portée à la minceur, l'exactitude précieuse du style, les références aux Anciens, l'intonation efféminée, ne sont pas des traits propres au seul Matzneff mais des constantes visibles chez tous les auteurs cités plus haut. Ces gens-là étant souvent les derniers à pratiquer la courtoisie en société ont induit trop d'Européens à voir du maintien quand il y avait mollesse au sens romain du terme. L'opinion publique qui prenait la préciosité pour la civilité a conforté sans le savoir nombre de barbares dans leurs mœurs mal dégrossies et a dégoûté de la lecture les banlieusards qui décelèrent sous la poudre des marquis littéraires «des gros pédés, en fait», et qui se sentirent mieux fondés à rester des bourrins, ou des racailles. Plus subtilement, Cyrano exige à l'Acte I «que les marquis se taisent sur leurs bancs, ou je fais tâter ma canne à leurs rubans».
Si l'écrivain pédéraste en général a tant squatté la place prestigieuse où il trouvait l'aliment de son narcissisme, c'est qu'il a en réalité singé les écrivains traditionnels enclins à la tolérance dans une période de croissance, comme les impressionnistes ont prétendu faire de la vraie peinture à l'ombre des préraphaélites, compensant en bavardage et préambules pour catalogues d'exposition la technique qu'ils ne maîtrisaient pas assez pour faire du figuratif bien peint. Le vouloir-vivre d'un malade est plus grand que celui d'un corps sain. Ainsi comme l'ivraie étouffe le bon grain, à la fin il ne resta plus un seul Céline mais il avait poussé quinze Matzneff, d'où la baisse du niveau moyen de la littérature, car si l'athée Céline visait à travers les nuages la trouée qui mène au ciel, le croyant Matzneff visait sur terre un autre genre de trou on peut le craindre. Céline écrivait avec son sang, Matzneff avec l'autre fluide vecteur de MST, Céline écrivait parce qu'il avait risqué sa vie, Matzneff écrivait pour vivre plus voluptueusement encore; l'un écrivait sa vie, l'autre écrivait ses lectures.
Notre vie est un voyage
Dans l'hiver et dans la nuit
Nous cherchons notre passage
Dans le ciel où rien ne luit.

La fameuse Chanson des Gardes Suisses ne figure dans aucune archive militaire. L'épigraphe du Voyage est d'autant plus extraordinaire qu'elle est semble-t-il inventée par Céline, et vingt thèses ne suffiraient pas en faire l'exégèse. Passage se dit Pâques chez les chrétiens. Les gardes suisses étaient les protecteurs du roi vicaire de Dieu sur terre, ils furent massacrés aux Tuileries le 10 Août 1792. Dans leur chanson, d'où parlent-ils donc, depuis un purgatoire ? Dans ce ciel où rien ne luit, dans cette nuit, quelle est donc la nature précise du jour qui poindra au bout du voyage, au bout de la nuit ?
Céline prévoyait exactement le triomphe de Matzneff vingt-cinq ans avant que ce dernier ne publiât ses premières chroniques. Pourtant Matzneff s'avère désarmant d'excellence et son œuvre invalide tout jugement définitif tant l'idée que l'on s'était faite à la page tournée est abrogée par la page nouvelle. Le service militaire et ses horaires, sa camaraderie, ses ordres, son concret, aidèrent Matzneff à quitter l'ornière de la mélancolie où il s'enfonçait à la fin des années 50 (Cette camisole de flammes); grande leçon de vie qui veut que l'on trouve parfois son salut au pôle opposé à ses préjugés : le devoir et la discipline sauvèrent un Matzneff convaincu des bienfaits de l'oisiveté et du narcissisme. Il fut par légèreté pas assez francophile, et même capable de sottises victimaires d'un conformisme bêlant (cf. Vous avez dit métèque ?), mais également capable de ceci en plein 1969 katmando-maoïste, sublime : «Nos contemporains vont demander à Marx ou au bouddhisme zen des réponses aux questions qu'ils se posent, sans paraître se douter que la France possède, dans sa propre tradition classique, des réponses singulièrement plus fortes et décisives». En effet Marx est déjà dans Balzac, les magazines «bien-être» sont déjà dans Saint-François de Sales, tout Rothbard, Friedman et Hayek sont dans Tocqueville et Bastiat, et combien d'étrangers que ma faible culture ignore se trouvent-ils déjà dans la Bruyère, Taine et Bainville ? Gardons de Matzneff l’éveilleur et l'exégète religieux, le pédagogue qui s'effaça pour faire la médiation vers d'autres pédagogues plus anciens et plus forts, et que nous n'aurions pas connus sans lui : Grimal, Schopenhauer, Rancé, Littré, Maistre, les Pères Neptiques, Sénèque, Plutarque, Tibulle, Juvénal, Horace, etc. Dans un monde qui se rétrécit chaque jour comme l'entonnoir du mixeur à viande, Matzneff, a ouvert aux jeunes adultes privés des vraies humanités classiques une brèche, un champ des possibles que l'on croyait fermé depuis l'âge de la mutilante «orientation professionnelle». Bonne nouvelle, heureux les affligés : il existe une autre vie.
Dès l'adolescence les émotions d'un gosse de riche sont scolaires, livresques, artistiques. Jamais de baston, rarement de fille, jamais d'agonie d'un proche. À 16 ans Matzneff entrait dans la vie littéraire, à 16 ans Céline entrait dans l'armée. Le monde feutré des bourgeois sciences-potards de la rive gauche n'est pas une école de vie véritable. Enfant, leur conversation toute de références et formules brillantes vous impressionnait. Le temps vous les montra anxieux, pleins de brigue; la formule cachait le trucage, le courtois masquait le soupe-au-lait, seul l'argent permettait leur insolence. De toute la clairvoyance de leur réflexion, de toute la vastité de leur culture ils n'eurent jamais de dégoût qu'envers les skinheads qu'ils voyaient à la télé et jamais envers la racaille qu'ils croisaient assez peu dans la rue il est vrai, ces skinheads anti-blancs (crânes rasés, haine raciale, agressions en bande, bref tous les attributs mythiques du skin). Alors à quoi bon la finesse, la culture ? Il faut éprouver la théorie par la pratique pour vérifier si elle est vraie. Les larmes viendraient presque à force de vérifier combien Céline disait vrai, combien ses imprécations tenaient d'une profonde expérience de la vie comme s'il en avait décelé les principales permanences tournant à l'infini dans un temps cyclique et non pas linéaire. Céline c'est la volonté du prolétaire de briser le cercle fatal pour s'élever au-dessus de sa condition, Matzneff c'est le béni de naissance certain de jouir d'un destin égal à ses prétentions. L'opinion publique ferait à Céline le grief d'être un excité, tandis qu'elle verrait en Matzneff un gentilhomme, car l'on est toujours respectueux de l'homme habile qui parle un langage que l'on ne maîtrise pas mais sévère avec le prochain qui parle vrai (Psychologie des foules).
Les cadres lettrés du tertiaire aiment la phrase coulante, elle les repose, les distrait, c'est bien légitime. Ces phrases filées qui coulent c'est le mensonge. La vérité souffrante des prolétaires disparus n'a pas de traduction en mots; les Gaulois n'ont pas laissé une seule page dans leur langue. Nous ignorons la teneur des événements historiques que juge notre opinion car la version des vaincus détruite après la bataille manque et le compte-rendu que nous lisons est tronqué. Les prolétaires assassinés dont il ne reste rien dans aucune cité française, les paysans suicidés sans enfant... emportent leur secret dans la tombe, sans phrases bien filées jusqu'à nous transmises pour nous divertir. Leurs phrases à eux furent certainement les monologues intérieurs de Seul contre tous, film où l'impuissance du prolétaire à traduire en mots l'injustice de son destin le pousse à passer à l'action violente comme le fit un jour Richard Durn. Sans les classiques aidant à comprendre un monde abject qui tue les seules beautés qui s'y trouvent pour en nourrir des monstres, beaucoup de gens sensibles passeraient à l'action violente. L’étude comparée de Céline et Matzneff les en dispense, car elle prouve la supériorité de Céline qui les venge. C'est le génie français qui contient, prévoit et connaît le génie immigré, car c'est l'Ancien qui englobe, connaît et permet le Moderne, pas le contraire. C'est le philosophe qui connaît le sophiste, le poète qui connaît le robot, le bonhomme qui connaît le pédéraste, pas le contraire.
L'auteur des Passions schismatiques revendique la contradiction. Son lectorat de cadres lettrés contents de se déboutonner dans le libéralisme des années 50-70 mais inquiets du parallèle déboutonnage de leurs repères (école, vêtement, courtoisie, langage), se voulut rebelle, conspua la famille mais en rafla volontiers les fruits verts, puis s'étonna du déclin des traditions. Il se consola en se sachant faire partie d'une élite intellectuelle finissante, car de troubles intérêts poussent parfois les membres d'un cercle prestigieux à n'avoir cure de son renouvellement. La joie des Finis Valorum c'est «Après moi le déluge !». Le pessimisme tient souvent de la posture : si Nietzsche, l'un des maîtres de Matzneff a longtemps fait l'histrion avec son Dernier Homme c'est par manque de contraintes physiques; les douches froides et les jours sans pain interdisent aux vrais pauvres le luxe du désespoir conceptuel. Onfray, autre nietzschéen, fit cent livres pour s'effondrer au dernier obstacle («oui, oui, pour les migrants aussi !»), Cioran, Maupassant et d'autres grands désespérés répandirent un génie érudit trop souvent masque de trouille physique. Phrases non payées. Céline n'a jamais refilé le désespoir au lecteur qui sait lire, d'où peut-être sa censure pour «violence» (la violence, serait-ce la pleine conscience moins le désespoir ?). La dépression est permise, pas la révolte. Comme l'avait démontré l'érudit Paul del Perugia, Céline était un chrétien qui s'ignore. Le substrat du Voyage tient en ceci : l'humanisme athée est menteur et criminel : l'homme est une ordure sans espoir, sans lumière, et seul il ne peut rien faire de bon, c'est pourquoi il ne faut jamais croire en lui.

Dialogues de citations

- CÉLINE : «Voués depuis l'enfance, depuis le berceau à vrai dire, à l'imposture, aux prétentions, aux ratiocinages, aux copies... Depuis les bancs de l'école, ils ont commencé à mentir, à prétendre que ce qu'ils lisaient ils l'avaient en personne vécu... À considérer l'émotion «lue», les émotions de seconde main comme leur émotion personnelle» (1937).
- MATZNEFF : «À l'école Tannenberg [...] c'est en cinquième – à onze ans – que j'ai lu avec passion en m'identifiant aussitôt à Athos, Les Trois Mousquetaires. [...] C'est également dans la vie d'Antoine par Plutarque que figure une des pages les plus prodigieuses de la littérature grecque, une page qui, chaque fois que je la lis, et Dieu sait si je l'ai lue et relue depuis mes jeunes années, me picote l'âme, délicieusement [...] Ce que j'aime dans le monde antique, et qu'avant moi ont aimé un Casanova, un Byron, un Flaubert, est aussi véridique, aussi réel, que ce qu'enseignent les sorbonnards» (1994).
- CÉLINE : «Enfance des petits bourgeois, enfance de parasites et de mufles, sensibilités de parasites, de privilégiés sur la défensive, de jouisseurs, de petits précieux, maniérés, artificiels, émotivement en luxation vicieuse jusqu'à la mort... Ils n'ont jamais rien vu... ne verront jamais rien... humainement parlant... Ils ont appris l'expérience dans les traductions grecques, la vie dans les versions latines et les bavardages de M. Alain... Ils ne feront que "«penser» la vie... et ne «l'éprouveront» jamais...» (1937).
- MATZNEFF : «Les poèmes d'amour de Tibulle, d'Ovide, de Catulle, de Properce [...] Je préfère un milliard de fois ma façon naïve, immédiate, complice, de lire ces profonds scrutateurs du sentiment amoureux, de me reconnaître dans leurs écrits et d'y puiser des clartés sur mon propre cœur [...] Et puis soit, admettons que mon antiquité est une antiquité rêvée. Qu'importe, puisque dans ma vie ces chimères s'incarnent en une réalité palpable, savoureuse ?» (1994).
- CÉLINE : «À part les tortures formalistes et les scrupules rhétoriciens, ils resteront fortement bouchés, imperméables aux ondes vivantes» (1937).
- MATZNEFF : «Je l'ai joliment mouché en lui déroulant que qu’«à cause que» se rencontre d'abondance chez Pascal, Molière, Bossuet, Fénelon, La Bruyère, pour ne citer que les exemples donnés par Littré» (1994).
- CÉLINE : «Les parents, les maîtres, les ont voués, dès le lycée, c'est-à-dire pour toujours aux simulacres d'émotion, à toutes les charades de l'esprit, aux impostures sentimentales, aux jeux de mots, aux incantations équivoques... Ils resteront affublés, ravis, pénétrés, solennels encuistrés de toutes leurs membrures, convaincus, exaltés de supériorité, babilleux de latino-bobarderie, soufflés de vide gréco-romain, de cette «humanité» bouffonne, cette fausse humilité, cette fantastique friperie gratuite, prétentieux roucoulis de formules, abrutissant tambourin d'axiomes, maniée, brandie d'âge en âge, pour l'abrutissement des jeunes par la pire clique parasiteuse, phrasuleuse, sournoise, retranchée, politicarde, théorique vermoulue, profiteuse, inextirpable, retorse, incompétente, énucoide, désastrogène, de l'Univers : le Corps stupide enseignant...» (1937).
- MATZNEFF : «C'est en revanche grâce à M. Moreau que j'ai lu et aimé Horace. Je sais encore par cœur les premiers vers de la deuxième épode («Beatus ille qui procul negotiis...»), appris sous sa férule» (1994).
- CÉLINE : «La vie est un immense bazar où les bourgeois pénètrent, circulent, se servent... et sortent sans payer... les pauvres seuls payent... la petit sonnette du tiroir-caisse... c'est leur émotion... Les bourgeois, les enfants petits bourgeois, n'ont jamais eu besoin de passer à la caisse... Ils n'ont jamais eu d'émotions... D'émotion directe, d'angoisse directe, de poésie directe, infligée dès les premières années par la condition de pauvre sur la terre... Ils n'ont jamais éprouvé que des émotions lycéennes, des émotions livresques ou familiales et puis plus tard, des émotions «distinguées»... voire «artistiques»... Tout ce qu'ils élaborent par la suite, au cours de leurs «œuvres» ne peut être que le rafistolage d'emprunts, de choses vues à travers un pare -brise... un pare-choc ou simplement volées au tréfonds des bibliothèques... traduites, arrangées, trafiquées du grec, des moulures classiques. Jamais, absolument jamais, d'humanité directe. Des phonos. Ils sont châtrés de toute émotion directe, voués aux infinis bavardages dès les premières heures de l'enfance» (1937).
- MATZNEFF : «Ma mère souhaite me voir «un métier entre les mains». Moi je songe surtout à me ménager des loisirs pour mener librement ma quête, spirituelle et sensuelle. [...] Ma joie esthétique la plus pure ? Peut-être Serge Golovine dansant le Spectre de la rose chez Cuevas, à Deauville» (1954).

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