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04/05/2020

Apocalypses biologiques, 2 : The Omega Man de Boris Sagal, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.

313774931.2.jpgTous les effondrements









Argument du scénario
États-Unis, Los Angeles, août 1977. Le biologiste militaire Robert Neville semble le seul survivant d'une guerre mondiale atomique et bactériologique survenue vers 1975. Des mutants photosensibles et défigurés, formant une confrérie nommée «La Famille» dirigée par Matthias (un ancien présentateur des actualités télévisées) tentent chaque nuit de le tuer. Ils considèrent que Neville, dernier représentant de l'ancien monde (celui de la science, de la technologie et des machines) doit disparaître. Neville est bien armé, sa demeure alimentée en énergie, munie d'un laboratoire privé, protégée par un système vidéo, décorée des vestiges de la civilisation antique et de la civilisation moderne. Un jour, il découvre Lisa, une autre survivante qui, apprenant qu'il est médecin, lui demande de sauver son jeune frère malade, en train de muter : elle et lui vivent cachés dans les montagnes avec un petit groupe moins gravement atteint que «La Famille». Neville, amoureux de Lisa, accepte car il y voit l'occasion de mettre au point un vaccin qui pourrait sauver l'humanité entière, mais Matthias les espionne et attaque à nouveau. Qui, de Matthias ou du survivant Oméga, l'emportera finalement ?

The Omega Man [Le Survivant] (États-Unis, 1971) de Boris Sagal est un film-culte mais il est aussi, paradoxalement, un bel exemple de démythisation (1) comme on disait dans les années 1960-1970. C'est la seconde adaptation cinématographique du roman de Richard Matheson (1926-2013), I am Legend [Je suis une légende] (1954) bien que le titre du livre ne soit même pas mentionné au générique d'ouverture qui se contente de créditer : «...d'après le livre de Richard Matheson». Sa bande-annonce reprend, en revanche, explicitement à deux reprises comme slogan le titre de la première version cinéma, à savoir The Last Man on Earth (1963). Le titre américain original de cette seconde version provient du fait que Oméga est la vingt-quatrième et dernière lettre de l'alphabet grec, introduisant d'emblée un discret suspense : le héros est-il vraiment cet ultime «homme Oméga» ou bien se pourrait-il qu'il ne soit pas seul ?
L'acteur Charlton Heston aimait le livre de Matheson (qu'il avait lu d'une traite durant un voyage en avion) mais jugeait qu'il fallait moderniser son histoire : raison très probable pour laquelle les scénaristes embauchés par la Warner renoncèrent à maintenir le vampirisme comme élément dramaturgique et graphique. Selon certains témoignages, Heston ignorait que le livre de Matheson avait été déjà adapté en 1963, savait encore moins que la Hammer films avait songé dès 1958 à le produire et que le cinéaste Fritz Lang avait été pressenti pour la mise en scène par le producteur Anthony Hinds. Toujours est-il que lorsqu'il apprit l'existence du film de 1963, il se le fit projeter en projection privée : il jugea son rythme trop lent et l'ensemble médiocre. Cela renforça son désir de faire «moderniser» l'histoire.
Le scénario, écrit par John William Corrington (docteur en lettres anglaises) et Joyce Hooper Corrington (docteur en biologie), modifia donc les termes de l'équation originale de Matheson d'une manière considérable. Neville n'est plus une victime désignée par deux groupes aussi fondamentalement inhumains l'un que l'autre. Il devient au contraire le héros (identifié très plastiquement au Christ par son sanglant plan final) d'un groupe humain en les guérissant et en les protégeant contre un second groupe mutant agressif, ayant régressé physiquement et mentalement.
Seconde modification de poids : ce n'est plus une mystérieuse pandémie virale mais une guerre bactériologique et atomique (entre la Chine et la Russie, écho de certaines frictions historiques entre les deux pays alors communistes) qui a détruit l'humanité et provoqué d'atroces mutations.
Troisième modification : les mutants sont toujours nocturnes mais parce que leurs yeux atomisés et/ou modifiés par l'agent pathogène, sont devenus photosensibles; ils ne sont plus assimilables ni assimilés par le dialogue à des vampires. Neville les combat non plus au moyen d'ail, de miroirs et de pieux enfoncés dans le coeur mais au moyen d'armes légères classiques, notamment un récent pistolet-mitrailleur S.&W. M76 (en dotation réglementaire de 1967 à 1974 dans certaines unités de commandos marins durant la guerre du Viêt-Nam dont le film est contemporain) et un fusil-mitrailleur BAR US1918 A2 muni d'un viseur infrarouge initialement adopté pour la carabine USM3. Il dispose même, en outre, sur le toit de son immeuble, d'une batterie de mitrailleuses Browning M2. Armes que les mutants refusent consciemment d'employer par haine de la technique, préférant utiliser d'ancienne catapultes, des lances, des couteaux.
Quatrième ajout, celui-ci sociologique : la jolie survivante n'est plus blanche mais noire (jouée par l'érotique Rosalind Cash, une des meilleures actrices noires du Hollywood des années 1970-1975) et se comporte parfois un peu comme une «Black Panther» de l'époque, alternant séduction (quelques plans d'elle intégralement nue sont visibles) et maniement d'un vieux pistolet semi-automatique Colt 1903 pour assurer sa sécurité. Lisa et Neville tombent amoureux alors que dans le film de 1963, la relation Morgan-Ruth se limitait au plan amical et médical : ce n'est pas tant le contexte social des années 1970 qui est ici pris en compte par les scénaristes que l'idée que, dans une telle situation, le racisme disparaîtrait automatiquement. Dix ans et quinze ans plus tôt, Le Monde, la chair et le diable (États-Unis 1960) de Ranald McDougall et Five [Les Cinq survivants] (États-Unis 1955) de Arch Oboler, reposaient tous deux sur un postulat strictement opposé qui était le moteur de leurs intrigues respectives.
Sur le plan esthétique, The Omega Man paraît bien plus luxueux que son prédécesseur car son budget (distribution Warner oblige) s'éleva à presque 9 millions de US$. Le film de 1963 était en CinemaScope noir&blanc, celui de 1971 est en CinemaScope-couleurs : c'est même le dernier titre photographié dans ce format par un des plus grands directeurs de la photographie du cinéma classique d'Hollywood des années 1950-1970, à savoir le vétéran Russell Metty. Du coup, la production acquiert régulièrement un cachet plastique assez somptueux : l'ouverture durant laquelle Neville change de voiture Ford Mustang en discutant avec le squelette du vendeur, toujours assis à son bureau; les scènes d'intérieur montrant l'appartement de Neville en train de jouer aux échecs avec une statue de Jules César; la découverte de Lisa cachée au milieu de mannequins dans une boutique de mode abandonnée, subitement révélée par un montage sophistiqué : autant de scènes qui équilibrent élégance et effets de choc.
La mise en scène de Boris Sagal est ici fluide, parfois inspirée, conjuguant violence graphique et performance parfois authentiquement théâtrale : on n'oublie pas Anthony Zerbe présenter des informations qui empirent tandis que sa personnalité semble se modifier (Heston le recommanda pour ce rôle) ni Heston lui-même jouant aux échecs contre une statue (il en a une de Jules César mais aussi une de la déesse Athéna) tout en faisant semblant de bavarder avec elle dans son appartement. Le tournage ayant eu lieu en octobre-novembre 1970 au Sud de Los Angeles durant les jours fériés, certains plans d'ensemble ultra-larges montrent d'une manière assez saisissante à quel point la ville est devenue déserte. Il faut également noter l'utilisation classique mais très précise du son : les échos des sonneries d'une cabine téléphonique, répercutées à l'infini par les tours de verre en plans d'ensembles successivement élargis par le montage, ceux d'un cri de Neville répercuté de même. La plus belle séquence, sur le plan plastique (et sur le plan dramaturgique aussi en raison du jeu régulièrement habité de Heston) est peut-être bien celle où Neville se projette une fois de plus, dans un grand cinéma totalement vide dont il sait réactiver le projecteur, une copie argentique du film hippie Woodstock (États-Unis 1970) qui venait d'être distribué par Warner et qui traîna, soit dit en passant, des années encore au programme de certaines petites salles de cinéma du Quartier Latin à Paris. Neville en connaît par coeur les médiocres dialogues tandis qu'il adresse des regards lucides et désabusés aux pantins drogués et chevelus qu'il contemple avec autant de mépris que de pure nostalgie ― et, en tant que telle, sympathique car toute nostalgie est finalement nostalgie de l'être (2) ― pour la simple idée du temps passé qui ne reviendra plus.
Richard Matheson aurait déclaré que The Omega Man ne pouvait pas être vraiment considéré comme une adaptation de son livre tant les modifications apportées étaient importantes. De fait, le scénario (à la fin assez optimiste alors que celle du titre de 1963 était pessimiste) est assurément moins subtil que celui du titre de 1963. Le scénario n'étant qu'un squelette, c'est peut-être plutôt en raison de la chair qui le recouvre que ce titre demeure l'un des films de science-fiction les plus populaires depuis cinquante ans aux États-Unis. Son impressionnante première partie (celle où Neville est seul) est probablement la meilleure du film sur le plan plastique tandis que la seconde devient une sorte de bande-dessinée au premier degré, rachetée de temps en temps par quelques éclairs d'inspiration. Toujours est-il que, une fois encore, sa vision demeure indispensable à qui s'intéresse à l'histoire du cinéma fantastique et à celle de sa «succursale nommée science-fiction», comme disait Jacques Sternberg.

Notes
(1) Cf. les actes des colloques organisés par le Centre International d'études humanistes et l'Institut d'études philosophiques de Rome, sous la direction de Enrico Castelli, Démythisation et morale (Éditions Aubier-Montaigne, 1965), L'Analyse du langage théologiqueLe Nom de Dieu (Éditions Aubier-Montaigne, 1969), Démythisation et idéologie (Éditions Aubier-Montaigne, 1973) + par Enrico Castelli lui-même, La Critique de la démythisationAmbiguité et foi (Éditions Aubier-Montaigne, 1973).
(2) Cf. Ferdinand Alquié, La Nostalgie de l'être (Éditions P.U.F., collection Bibliothèque de Philosophie Contemporaine, 1950).

Note sur les sources techniques
DVD Warner zone 2 PAL de 2003. Image couleurs au format original 2.40 respecté, compatible 16/9, son VF + VOSTF, durée 94 minutes environ. Excellent report technique compte tenu de la capacité vidéo du support, à partir d'une copie argentique en bon état (quelques brûlures ou poussières ponctuelles mises à part) aux couleurs fraîches et vives. Deux ou trois erreurs de sous-titrage modifient parfois les dialogues américains mais le reste me semble correct. VF d'époque dramaturgiquement soignée. Pour une fois, les bonus (maigres en quantité et en durée mais livrant des informations de première main) sont présentés VOSTF par l'éditeur : souvenirs de la co-scénariste, de deux comédiens et reportage sur le tournage de scènes d'action sans oublier un curieux entretien durant lequel Charlton Heston demande à un caricatural anthropologue de lui expliquer les tenants et aboutissants psychologiques de la solitude à laquelle son personnage est confronté au début de l'histoire. La bande-annonce de 1971 utilise comme slogan, incrusté à l'image, le titre du film de 1963. Le BRD Warner américain édité en 2007 comporte exactement les mêmes suppléments que le DVD de 2003.

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