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25/09/2022

La Joie comme un acte de résistance : à propos d’Anarchéologie de Jean Vioulac, par Martin Steffens

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Rappel

3913637636.jpgUnderground philosophy. Note sur la pensée anarchéologique de Jean Vioulac, par Baptiste Rappin.





3074302689.jpgAnarchéologie de Jean Vioulac : impression d’un ingénieur à l’attention d’autres ingénieurs, par Romain Joly.






Sur l’auteur de la note
Martin Steffens, né en 1977, enseigne en khâgne à Strasbourg. Il est chroniqueur pour le journal La Croix et essayiste. Ces derniers livres tentent de circonscrire la nuit où nous sommes entrés : Marcher la nuit (DDB, 2020), Faire face : le visage et la crise sanitaire (co-écrit avec Pierre Dulau, Première partie, 2021). Avec deux collègues et amis, il vient de faire paraître, aux éditions du Cerf, un Dictionnaire paradoxal de la philosophie.

«Ce gamin m’a empêché de dormir.»
Fort à propos, le bébé se mit à gazouiller de plaisir. […]
«Ils sont là pour ça.»
Notre grand-père, qui avait travaillé toute sa vie comme médecin de famille,
se leva pour faire du café à Ruth.»
Richard Powers, Le temps où nous chantions.

«La pensée humaine se nourrit de joie.»
Simone Weil.


Dans les lignes qui suivent (1), je propose une lecture, à la fois large (dans sa mise en perspective) et serrée (par son commentaire), du dernier essai de Jean Vioulac. Outre que c’est l’occasion de rendre hommage au sérieux d’une démarche honnête et féconde, pour laquelle, on le sent, l’auteur donne de sa personne, cette recension est pour moi l’occasion de me situer philosophiquement et, puisqu’il y va de l’apocalypse, spirituellement, au cœur de l’hypothèse catastrophiste à laquelle l’essai de Vioulac donne de belles armes et quelques formulations définitives.

Un art de naviguer

Par leur pédagogie et leur générosité, les ouvrages de Jean Vioulac (1) sont d’abord ceux d’un grand professeur. Leur patience didactique, servie par un sens rare de la citation, offre au lecteur un accès à la lecture des textes les plus difficiles (parfois non-traduits) de Marx, Husserl ou Heidegger. Mieux : par leur mise en relation et en résonnance, les citations des classiques sont autant d’incitations à les rejouer et, pour ainsi dire, à les «déclasser». Jean Vioulac vous convainc ainsi de reverser Heidegger dans Husserl, puis d’entrer dans l’intelligence de Husserl par la pensée de Marx, de telle sorte qu’une lecture rigoureuse de ce premier conduirait logiquement, irrésistiblement, à ce dernier. Depuis les travaux de l’Ecole de Francfort et depuis ce que l’on a appelé «la critique de la valeur» (Alfred Sohn-Rethel en Allemagne, Jean-Marie Vincent en France), on n’a pas rendu plus grand service à la pensée marxienne.
L’art de naviguer à travers les classiques caractérise le «style Vioulac». C’est que le cap est fixé : le monde est en voie de destruction, nié dans les formes singulières de sa manifestation, entièrement reconfiguré selon la logique, totalitaire, de «l’ap-pareillement» (p. 58). Toute chose en vient aujourd’hui au Même. Or cette «logique totalitaire» (titre d’un autre grand essai de Vioulac) n’est pas une parmi d’autres. Elle est la vérité de toute logique, voire de toute la philosophie. Comme l’aurait vu Marx avant Husserl, toute la philosophie doit s’entendre comme négation de la chair, vivante, individuelle, et de son contact avec le monde. La philosophie est la violente transposition de l’existence, singulière et sentante, sur le plan de l’essence abstraite, inodore, insensible. L’archéologie de Vioulac commence par exhumer ce fait : la philosophie est depuis toujours la servante, non de la théologie (comme le voulait la formule thomiste) mais du capitalisme. Il faudra être «hérétique» (comme le veut le sous-titre du livre) pour ne pas être complice d’une telle allégeance.
Premier geste hérétique : la nouveauté d’Anarchéologie, outre que le ton, à mesure que la catastrophe arrive, se fait plus urgent et plus agressif, est de confronter le discours des grands auteurs sur l’Homme à ce que nous en dit la science. «Anarchéologie», c’est d’abord «archéologie», c’est-à-dire un recours, renseigné et constant, à l’anthropologie. Cette dernière est à Jean Vioulac ce que l’économie était à Marx dans sa guerre intellectuelle contre le capitalisme. Pour être plus précis encore, on dira que le recours à l’anthropologie donne au rousseauisme de Marx les atours de la science. Qu’est-ce à dire ?

Un rousseauisme scientifiquement fondé

L’invention de Rousseau en philosophie a été de postuler que quelque chose, un jour, a été mal engagé. La fiction de l’état de nature, que Hobbes inventait pour légitimer la puissance de l’État, a été comme détournée par Rousseau afin d’imaginer ce que furent des hommes avant que l’inégalité sociale ne corrompît leur humanité. Rousseau désignait ainsi une première maldonne, à partir de laquelle redistribuer les cartes. Identifier le point de déraillement afin de réengager toute chose à partir de lui, en amont de lui : en cela, Rousseau est bien le père de la Révolution française, comme de toute révolution à venir.
Mais Rousseau restait vague quant à ce qu’il nomme «les fondements et l’origine de l’inégalité parmi les hommes». Son état de nature n’est jamais qu’une fiction, une réécriture de Hobbes pour éviter d’aboutir au Léviathan : au lieu de l’homme inquiet, livré à lui-même et à la peur d’être tué, qui doit abandonner son pouvoir d’être violent à l’État, on aura, avec Rousseau, l’homme autarcique et sympathique, satisfait de peu, envieux de rien et souffrant de voir son semblable souffrir – le mal viendrait après, avec l’institution de la société. Or justement, l’institution de la société, il semble que l’anthropologie contemporaine, nourrie d’archéologie, nous permette de cesser de la rêver, qu’elle nous donne les moyens de la dater. Et de dater avec elle le commencement de l’inégalité.
La source de la domination de l’homme par l’homme appartiendrait donc à l’Histoire. Il n’y aurait plus ce péché originel, des Juifs et des chrétiens, sorte d’événement a priori, anhistorique, et par-là inatteignable quoique nous atteignant tous. Si la maldonne appartient à l’Histoire des hommes, il appartient aux hommes de se saisir de leur destin commun afin de le redessiner : tout l’éthos révolutionnaire est là.
Jean Vioulac fait toutefois un pas de côté et nuance ce que l’on pourrait appeler son rousseauisme. Selon lui, la maldonne n’appartient pas à l’Histoire, elle l’inaugure. L’Histoire humaine est celle de l’inégalité (p. 115 et sq.). L’Histoire se fait universelle par le déploiement de l’inégalité, au fil du capitalisme. Le «péché», si l’on peut parler ainsi, aurait donc, bel et bien, quelque chose d’»originel», accompagnant toutes nos actions, habitant celles-ci de l’intérieur. Pire, et cela donne au pessimisme de Jean Vioulac l’assise que l’éthique chrétienne, pourtant pessimiste, lui aura toujours refusée : je dirais que, selon Vioulac, le péché a quelque chose d’originaire en ce que c’est l’inégalité qui produit l’Histoire. L’Histoire n’est que le déploiement de la logique totalitaire, soit du capitalisme entendu comme la transformation du monde en marchandises au prix de sa consommation vorace et de sa destruction rationnellement organisée.
Notre civilisation ? Une liquidation. Nos constructions ? L’envers illusoire d’une destruction permanente, méthodique. Violence et pulsion de mort seraient l’origine cachée de toute culture et, il faut l’avouer, la critique, au chapitre 5, du dispositif du Musée comme saccage des peuples dominés et pétrification des œuvres, est non seulement convaincante, mais plutôt jouissive. A suivre Vioulac, tout se passe comme si les décharges où s’entassent nos déchets étaient la vérité de nos villes si fières – comme si le bruit étourdissant des moteurs et de la publicité était le fin mot, à la fois secret et sonore, des dialogues raffinés de Platon. Comme l’a vu et exprimé Céline, la Première Guerre mondiale a révélé d’un coup où tout cela, depuis le début, nous menait (p. 43 et sq.).

La révolution qui les contient toutes

Première, originaire, l’universelle destruction qu’il s’agirait de stopper ne remonte pas à la Révolution industrielle. Il y a une révolution qui comprend par avance toutes les autres (Révolutions industrielle, française, culturelle, numérique, etc.) et qui, par sa radicalité, détermine leur nature, décide de leur forme, même de celle que prendra la révolution censée y mettre fin. Cette révolution, c’est la Révolution néolithique. Quand il domestiquait la nature, en cultivant des céréales, en soumettant les animaux pour en faire son bétail et ses bêtes de trait, l’homme se domestiquait lui-même (p. 118). Le capitalisme ne commence pas à la monnaie, cet «Équivalent universel», dont Marx montrait qu’il a le pouvoir, liquéfiant et liquidateur, de tout transformer en marchandise – mais au grain, d’orge ou de blé, cet «Équivalent général» (p. 283) qui, déjà, rendait possible qu’un pouvoir central prélevât avec précision l’impôt sur le travail de ceux qui s’épuisent à le faire germer. Les archéologues constatent ainsi qu’en passant de la vie nomade des chasseurs-cueilleurs à celle sédentaire de l’Homo domesticus (pour reprendre la formule de James C. Scott, auteur d’un essai intitulé Against the Grain) (2), le corps s’affaiblit, se courbe et tombe plus fréquemment malade (p. 282, note 2).
L’archéologie husserlienne, par quoi débute l’ouvrage, aura ainsi mené Jean Vioulac à l’archéologie de terrain, plus précisément à la façon dont les théoriciens de l’anthropologie dite «anarchiste» s’en emparent. Ce courant anthropologique cherche à saisir l’État en ses premières occurrences afin d’en relativiser l’importance et d’en produire une critique fondamentale. Les grands noms de ce courant, abondamment cité par Vioulac, sont Marshall Sahlins, Pierre Clastres, James C. Scott, David Graeber ou encore David Wengrow. Tout se passe donc comme si les résultats obtenus par ceux-ci auraient enfin donné à Rousseau matière à penser le passage de l’état de nature à la société civile; comme s’ils permettaient à Husserl, dont la réduction phénoménologique, «archéologique», met au jour le caractère transcendantal du travail commun, d’ancrer sa démarche «historiale» (p. 41) dans le cours historique des choses.

Que faire ?

Mais l’enjeu n’est pas théorique seulement, ni surtout d’abord. L’enjeu est une praxis révolutionnaire. Or que faire si le mal coïncide avec l’Histoire ? Que faire si c’est le «faire» lui-même qui est le mal, si c’est la manière de produire le réel qui, en tant qu’elle est elle-même le produit de la maldonne, la reconduit sans cesse et toujours plus violemment ?
Jean Vioulac ne nous ménage aucune peine. Si l’Homme se produit par son Histoire, si l’Histoire n’est rien que le déploiement du capitalisme, son développement analytique (3), alors l’Homme lui-même n’est qu’une maladie, ainsi que l’avaient d’ailleurs vu Nietzsche et Freud (p. 264 et sq.). Pouvons-nous soigner la maladie si nous coïncidons à elle ? On devient certes révolutionnaire quand le problème collectif qu’on affronte semble d’une ampleur telle que la réponse ne peut être que radicale. Mais si, mesurant cette ampleur, nous nous découvrons compris dans le problème, que nous est-il encore permis d’espérer ?
La réponse de Vioulac sera, à la manière de Nietzsche, un nihilisme assumé. Si l’Histoire, selon les formules de Walter Benjamin (p. 341) ou d’Adorno (p. 270), est la catastrophe elle-même, il faudra renchérir : accompagner la catastrophe, la précipiter peut-être, et ainsi arrêter l’Histoire (p. 317 et sq.). C’est donc l’homme lui-même, tel qu’il est engagé dans cette drôle d’histoire, tel qu’il fut mal engagé par elle, qu’il faudra peut-être détruire – et, si ce n’est possible, c'est lui qu’il faut dès à présent inlassablement moquer, comme le font, de Baudelaire aux Sex Pistols en passant par Léo Ferré, les punk dandy : «[…] si l’homme est celui par qui le néant vient au monde […], alors il est possible, dans une sorte de dandysme punk, de détachement et d’insouciance qui serait la forme nihiliste et misosophique de la sagesse, de voir dans l’annihilation contemporaine son accomplissement : pourquoi pas» (p. 299).
Ce sabotage désespéré sera-t-il le dernier mot de l’Homme face à la maladie qu’il est ?

«Il sera une fois…»

Comme penseur et scripteur de la fin des temps, Jean Vioulac est naturellement sensible à la pensée messianique et eschatologique. Dans le temps de la fin qui est le nôtre, chaque jour décide de ce qu’auront été la suite de ceux qui l’ont précédé. Autrement dit, nous décidons aujourd’hui du sens de toute cette histoire. Situés en sa pointe extrême, nous avons la liberté, in extremis, de l’infléchir. Nous ne saurons en effet ce qu’il en était du commencement de l’homme que quand l’Histoire sera achevée (p. 342-343). «Il était une fois», dit le conte, mais il ne sera cette première fois qu’au terme de toutes les autres. Charge à nous de faire de la maladie humaine quelque chose d’intéressant. Avec la possibilité toutefois, insiste Vioulac en citant Sartre, que l’Homme ne soit finalement que «de la merde» (p. 342, note 3) – ce que semble confirmer la bêtise crasse qui partout a libre cours et la précipitation, finale et enthousiaste, de l’humanité dans le rêve cybernétique (chapitre 1).
C’est pour n’être pas que «de la merde» que l’Homme doit renverser l’Histoire. Il y a de l’alchimie dans la pensée de Vioulac (peut-être dans toute pensée révolutionnaire) : il s’agit de transformer la boue humaine en or par la Révolution.
Dire «anarchéologie», c’est donc non seulement mettre l’archéologie au service de l’anarchisme révolutionnaire. Mais c’est d’abord, plus profondément, rappeler que si, au commencement, est un événement (la Révolution néolithique) et qu’un événement tremble par sa contingence (il aurait pu ne pas être et, de fait, bien des peuples travaillèrent à rebours de leur sédentarisation), alors l’homme, n’ayant pas de fond, pas d’archè (p. 85), peut et doit décider, aujourd’hui, contre la maldonne première. L’homme peut et doit choisir de se départir de lui-même en vue d’un autre départ.

Une misanthropie toute théorique

Jean Vioulac cumule le double défaut de bien des philosophes, notamment continentaux. Il a une thèse massive d’une part, que, d’autre part, il tire puis nourrit de la lecture exclusive des auteurs classiques (et de quelques amours littéraires : Céline, Murray, Houellebecq…). Aussi est-il soucieux de faire respirer son discours vers des faits de nature historique : l’exploration de la Révolution néolithique tient ici le rôle que remplissait la description pénétrante du fonctionnement des Etats totalitaires communistes ou nazis dans La Logique totalitaire.
Il est un moment, pourtant, où, selon moi, le propos s’écarte de cette fidélité annoncée au réel, un moment où, la pratique cédant à la théorie, le propos donne dans une autosuffisance et un autocentrement qui sont précisément ceux que Vioulac dénonce comme mortifères. Pour le dire en des termes qui se réfèrent à un article éclairant que l’auteur a publié jadis (4), «le visage» s’efface ultimement devant «la figure».
La figure, catégorie hégélienne, ignore le visage, dont Levinas a dit ce que sa rencontre singulière a d’irréductible au déploiement logique de l’Esprit dans l’Histoire. Un visage, dans la théodicée hégélienne, n’est jamais que le masque de l’Esprit conquérant, soit une figure. Anarchéologie propose une Histoire hégélienne inversée, une Histoire qui, non seulement commence mal, mais ne cesse depuis de mal finir. Le visage humain, singulier, confié à celle ou celui qui saura le regarder, devrait, dans cette optique, être doublement défendu. D’une part parce que le visage, dont la singularité n’existe pleinement que par l’accueil qu’autrui lui fait, oppose à la figure la dignité de tous, mêmes des vaincus ou des ignorés de l’Histoire. Tout le monde n’a pas la chance, ou le malheur, d’être César et Napoléon, mais tous, nous avons un visage. D’autre part parce que le capitalisme, en ce qu’il n’est rien que l’Esprit hégélien démythifié (p. 275), précipite la négation du visage humain : dans la liquidation générale de l’Histoire, dans le devenir-marchandise de toute chose, les visages s’effacent. Le sourire, qu’un masque sanitaire menace à tout instant de recouvrir, n’a plus de visibilité que sur les panneaux publicitaires.
Or il me semble que le grand récit que propose Vioulac oublie, dans ses grands traits, de s’intéresser à ceux du visage humain. La misanthropie finale du livre, qui, parce qu’elle est finale, apparaît comme un des points de convergence du livre, concerne l’Homme pris en totalité. Cette figure honnie de l’Homme, destitué par Vioulac de sa sapience pour être renommé «homo demens» («Homo sapiens est […] une espèce invasive, un agent exterminateur auquel rien ne résiste» écrit-il p. 299), occulte selon moi le visage des êtres seulement humains que l’Histoire, même mal engagée, aura déposés sur sa route, et en lesquels elle a peut-être comme trouvé une justification a posteriori. Même originairement faussée, l’Histoire aura rendu possible l’existence de vous et moi, de celles et ceux que j’aime. Est-ce à tenir pour rien ? Est-ce à évaluer en fonction seulement du tour que la Révolution donnera à notre histoire collective ? Je n’en suis pas certain. Tout se passe comme si le recul qu’exige la perspective historique, au lieu de dégager, comme chez James C. Scott, un horizon de résistance au quotidien, finissait par engloutir ce quotidien lui-même.

De la misologie à la misanthropie

Il est périlleux de concilier le long temps de la connaissance historique avec la qualité de présence que requiert l’attention à celle et celui que l’on peut nommer sans trembler : notre prochain. On peut dès lors se demander si, sur ce point, Jean Vioulac échappe vraiment à la logique totalisante qu’il dénonce. Le final misanthropique de l’essai n’est pas seulement un tour d’esprit que je ne goûte pas (il me semble à la fois orgueilleux et ridicule d’appeler le philosophe «à se désolidariser de sa propre espèce», p. 300). Ce pessimisme de principe me semble surtout être en dissonance avec le point de départ du livre.
L’ouvrage débute par un appel à la misologie. Car la logique totalitaire, avant d’être le cauchemar concret de nos existences, est le rêve du philosophe. Notre univers cybernétique n’est rien qu’un platonisme réalisé (chapitre 1). En tant que «fonctionnaire de l’humanité» (Husserl), le philosophe n’aurait donc jamais fait que confirmer et conforter l’Histoire (c’est-à-dire le capitalisme) et donner à l’appareillement technique assez de lettres pour croire en sa propre noblesse. Si elle veut penser au-delà de l’époque, la philosophie doit donc être méprisée (miso-logie). C’est d’ailleurs là un juste retour des choses : on l’a dit, la philosophie ne serait elle-même, dans son essence, rien que le mépris systémique pour les conditions matérielles de production du réel. Elle donne à croire que les êtres concrets tiennent par leurs Idées, par leurs essences (en ce qu’elle enseigne les thèses idéalistes sans les critiquer, l’Université de philosophie n’est jamais, pour Vioulac, qu’une jolie manière de «s’enniaiser»; p. 296, note 2). La philosophie est depuis toujours «nécrophilie» (p. 227) et en cela s’apparente à l’argent : l’essence dont elle se sert pour parler des choses abstraction faite de ce qu’elles sont réellement est ce même l’Équivalent universel par quoi tout peut s’échanger et Jean Vioulac se plaît à mette au jour les liens entre l’ousia platonicienne et la monnaie (p. 286) ou entre la métaphysique de Nicolas de Cues et la pensée de Friedrich Hayek (p. 290 et sq.).
Pourquoi pas. Mais Jean Vioulac ne tient pas jusqu’au bout la misologie : quand celle-ci se fait discours misanthropique, elle opère précisément ce saut propre à la philosophie et à sa logique dans sa tendance totalitaire. Vioulac en vient finalement à confondre l’être et la pensée : il n’imagine pas que le réel, même mal engagé sur le plan théorique, puisse produire existentiellement des vivants dont la beauté fragile nous oblige aujourd’hui. Le réel excède jusqu’à la plainte qu’on portera à son encontre, tout comme le visage humain excède, par sa profondeur, par ses lignes de fuite, par l’engagement total qu’il réclame de celui qui veut bien le regarder et se laisser regarder par lui, tout ce qu’on pourra dire de mal à propos de «l’Homme». Mais pour voir cette obstinée résurgence de la vie au cœur de la mort, il faut sans doute un dieu, et pas n’importe lequel : un dieu assez incarné pour sanctifier la vie dans ses plus humbles occurrences.
Les dernières pages de l’essai de Vioulac font jouer ensemble Rédemption et Révolution, celle-là advenant par celle-ci. Le Christ anarchiste qu’elles dessinent (p. 321 et sq.) est haut en couleurs. Mais, précisément, ces couleurs sont trop hautes. Ces pages ratent le Christ en clair-obscur, celui que peignaient Georges de la Tour ou Rembrandt. Vioulac voit ainsi en l’Incarnation une «force messianique» (p. 323). Or le mouvement du Christ n’est pas celui, ascendant, d’une justification in extremis de l’Histoire par la Révolution mais celui, descendant, kénotique, d’un Dieu qui embrasse tout : un Dieu qui sauve l’humanité en connaissance de cause (même perdue…), en conscience du «ratage inaugural» (p. 27) qu’elle est en effet. Le Christ sauve l’humanité elle-même, mais non d’elle-même. L’homme est-il fou ? Homo demens ? Mais Dieu aussi est fou, et Dieu l’était avant l’homme : Deus stultus (1 Cor. 1, 20-31), Dieu fou, idiot, malade d’amour (5), Dieu qui n’attend pas que le monde soit en son ultime catastrophe, ni n’espère qu’une Révolution l’en sauvera, pour bénir la présence humaine, vous et moi, quelque chaotique que soit nos destinées, intime et commune. Comme le montre la généalogie de Matthieu qui ouvre les Evangiles, composée des noms propres de meurtriers et de prostituées, l’histoire qui intéresse le Rédemption est celle de chacune et chacun, telle qu’elle s’écrit au fil (retors) du temps que durera l’univers.

La révolution ordinaire

En rendant nécessaire la révolution qui accomplirait «l’individu total» (p. 316), Vioulac ne redonne-t-il pas dans le régime de l’essence que sa misologie voulait récuser, au sens où ce ne sont pas ces hommes-ci qui, dans leur manière de souffrir le monde, le sauvent à tout instant, mais le projet, finalement téléologique (et d’autant plus urgent et vital que cette téléologie ne s’appuie sur aucune théodicée), d’une libération globale pour qu’enfin soit accompli l’Homme ? Le messianisme (que je comprends comme l’attention prêtée à l’avènement de ce qui, et c’est peut-être maintenant, sauve le monde) se trouve ici séparée de l’eschatologie, entendue par elle la pensée de ce qui, ultimement, viendra «justifier le monde» (p. 310). Le Messie sauve chacune et chacun, maintenant, quand l’eschatologie est un messianisme surtout prospectif, et en cela plus juif que chrétien. Pour le chrétien, comme le note Vioulac lui-même sans toutefois en tirer les conséquences pratiques, le Messie a déjà sauvé le monde. Ce n’est pas là une excuse pour ne rien faire, mais un avertissement à toutes nos logiques totalitaires : nous n’améliorerons pas les choses, et encore moins l’Homme. Nous l’aimerons, en ses occurrences particulières, et jusque dans la catastrophe qu’il est pour lui-même. Le Christ a sauvé le monde en l’habitant, en le souffrant : «il en était», comme l’on dit, et cela suffit.
Je serais d’accord avec Vioulac pour dire que le ratage est principiel : cela nous sauvera des beaux principes au nom desquels on met à mort l’homme. J’irais jusqu’à dire, à sa suite, que tout couple n’est jamais que l’effet d’un malentendu, que l’enfant qui en naîtra peut-être est toujours, en même temps, un peu un accident. Il faut partir du dieu tombé pour toucher l’homme, cela est vrai. Mais j’ajouterais que la révolution, quotidienne, ordinaire, est de survivre à cette déception, comme Dieu dut survivre à celle, principielle, de découvrir que le fleuron de sa Création («Tout cela est très bon»), est un raté nommé Adam. Dieu resurgit chaque fois que, comme le Christ, nous mourons, non de la bêtise humaine comme il serait tentant, mais pour celle ou celui dont le visage rencontré dit, conjointement, la misère et la beauté.
Ainsi, de même que les récits bibliques du Déluge ou de Babel rejouent les mythes mésopotamiens auxquels ils empruntent leurs mythèmes, la Genèse corrige le mythe d’Athrahasîs qui, selon Vioulac (p. 129 et sq.), exprime symboliquement la manière dont l’humanité se rapporte à elle-même, à la catastrophe qu’elle est. La fécondité, dans le mythe mésopotamien, aussi appelée «rumeur du pullulement», fut accordée par les dieux aux hommes afin d’obtenir un nombre important d’esclaves. Elle sera rejouée par le récit hébraïque comme une bénédiction («Soyez féconds et multipliez-vous»). Si désormais, le Dieu juif et chrétien est, comme Enlil, le souverain des dieux mésopotamiens, «empêché de dormir», c’est à la manière d’un père que son enfant réveille, et non pas d’une divinité agacée par la surpopulation industrieuse de ses créatures. La condamnation finale, par le truchement d’une citation d’Auguste Blanqui, de notre «humanité bruyante» (p. 341, note 4), que nos vies urbaines rendent plus sonore encore, est certes tentante. Mais le bruit n’est jamais que la juxtaposition de ces voix, de ces cris peut-être qui, pris en eux-mêmes, ont chacun leur sens et leur légitimité d’être. N’est-ce pas faire le jeu du totalitarisme que de considérer l’humain à partir de la masse qui l’agrège et le nie dans sa trajectoire personnelle ?

«La pensée se doit à la faiblesse.»

Vioulac en appelle à la lucidité (p. 335 et sq.) et fait reposer sur elle ses jugements les plus sévères. Mais il est deux lucidités. Il y a celle, que l’on pourrait nommer «luciférienne», d’une lumière dont on dit, comme celle de nos halls de gare ou des cabinets dentaires, qu’elle «accuse» les contours, les défauts, les aspérités. Et il y a la lumière dont le grain consent à mourir et donne à voir la beauté d’une femme, d’un homme, d’un enfant à même leur radicale pauvreté. La lumière des tableaux de Georges de la Tour, c’est là son génie, est synonyme de charité. La gueule ouverte du joueur de vielle découvre des dents dont on voit qu’elles sont pourries. Mais la lumière qui lui donne de nous apparaître conjure par avance tout jugement. Cet art de tamiser la lumière, de tempérer la justice par l’amour, nous met selon moi plus proche de l’humain que la lumière de midi, la lumière sans ombre dont Nietzsche voulait nous offrir l’épreuve.
L’essai, sous-titré Fragments hérétiques sur la catastrophe historique, est sous le parrainage de Jan Patočka, auteur des Essais hérétiques sur la philosophie de l’Histoire, qui «a vécu (à en mourir) la philosophie comme dissidence» (p. 10). Or Patočka est le phénoménologue de la naissance (6). L’hérésie ultime, c’est la naissance, que Patočka entend aussi, peut-être d’abord, du côté du monde (naître, c’est être «mis au monde»), comme l’accueil du bébé dans un champ de bataille qui cesse ainsi, un instant, de n’être que cela. Tout enfant, accueilli comme tel, comme un heureux accident dans le parcours de notre catastrophe, est le fruit auquel reconnaître que l’arbre n’est peut-être pas si pourri que cela. Tout enfant transfigure les conditions matérielles de sa production. Dans la fable biblique de Jonas, ce n’est pas la prédication lucide du prophète, c’est la présence en elle de 120 000 enfants, et de bêtes innocentes en plus grand nombre encore, qui sauve Ninive de la catastrophe.
«La pensée se doit à la faiblesse», écrit Jean Vioulac en citant Auguste Blanqui (p. 340). Aussi le sabotage de la Machine me semble-t-il moins relever du «dandysme punk» que d’un (dés-)ordre mendiant, genre Franciscain du Bronx, serrant dans ses bras les lépreux et les ratés de la terre jusqu’à n’avoir plus peur d’être soi-même tombé malade de cette démence qu’est l’homme. Vous l’aurez compris : je me place à l’opposé de l’invitation «à se désolidariser de sa propre espèce» (p. 300). J’y vois une forme de gnosticisme, ce surplomb sans grâce que donne à un formidable esprit de synthèse l’impression d’embrasser le monde dans sa totalité.

Saboter la Machine

Ainsi, ce que James C. Scott (l’une des références majeures de l’essai de Vioulac) a selon moi mise au jour par son anthropologie anarchiste, c’est moins une première maldonne à laquelle apporter une réponse de radicalité égale, qu’une résistance, au jour le jour, des gens de rien contre les formes totalitaires de centralisme (voir Domination and the Art of Resistance, Hidden Transcripts) (7).
Parce que l’ambition de l’essai de Vioulac est de se tenir à hauteur de l’Histoire globale, universelle (il sait gré à la philosophie de Jan Patočka d’avoir su rester hérétique sans renoncer à une théorie globale de l’Histoire), Vioulac passe à côté des formes quotidiennes et singulières que prend la résistance à la logique totalitaire. L’Histoire univoque et totalisante (le monde entier serait occidental, c’est-à-dire malade) ignore les stratégies ordinaires pour saboter la Machine. Ce sabotage, certes, ne peut être qu’inaperçu. Il est celui des pauvres et des familles trop nombreuses. Il est le système D du peuple du Quart-Monde, des banlieues et des préaux de la République. Il est le communisme spontané des gens (David Graeber) et la confiance librement accordée, «la foi élémentaire» (Etienne Grieu). Il est cet enfant de trop (financièrement, économiquement, écologiquement) mais qui s’est faufilé jusqu’à ce monde pour le bénir en le sauvant, au passage, de nos sages calculs.

Joie parfaite dans un monde imparfait

Le livre de Jean Vioulac est utile (disons même : serviable), généreux comme l’est toute son œuvre. Le concept d’anarchéologie est une réussite. Je lui aurais ajouté une dimension métaphysique que l’auteur ne peut sans doute que rejeter. Il est en effet un logos anarchéologique, une métaphysique qui ne place pas, au commencement, un fondement (archè) censé commander la suite des choses et la garantir de toute critique. Il est une philosophie qui place à l’orée de toute chose l’absence de toute raison, je veux dire une création sans raison : un fiat, un «que cela soit !» quoique nous ne sachions d’abord exactement ce que tout cela donnera. Au commencement, il y a un commandement dont la souveraineté est déjà de dépossession et de déprise : «Que ce monde soit ! Que cela, qui n’est pas Moi, qui n’est déjà plus Dieu, cela dont Je serai la part manquante, absente, que cela existe !». Le monde repose, sans fondement, sur le risque d’avoir à l’aimer plus que Dieu lui-même ne l’avait imaginé – de l’aimer malgré son péché et, par un grand écart, jusqu’à la croix. Le fiat premier, que toute naissance répète sans jamais l’épuiser, que tout consentement à l’être prononce à nouveaux frais, me paraît être le véritable trou dans le tout, le sabot dans la Machine, le pied dans la porte de nos désespérances, de nos pensées tristes et de ces soucis dont le capitalisme, comme l’avait vu Benjamin, se nourrit et sur lesquels il fonde son culte (voir Le capitalisme comme religion).
Reiner Schürmann parlait des «hégémonies brisées», l’hégémonie étant, selon lui, la maximisation d’un étant (l’Un, la nature ou la conscience), au point de l’ériger en principe métaphysique. En choisissant systématiquement contre l’espérance et ses manifestations, même évanouissantes, étincelantes, on peut se demander si Vioulac, à la suite d’Adorno et de quelques pessimistes aujourd'hui en vogue, ne maximise pas le désenchantement lui-même, en lui donnant d’être notre nouvelle hégémonie. Le désenchantement du monde, qui nous interdit d’admirer en la nature la diversité de ses formes de vie, de sentir en chaque être frétiller une finalité qu’aucun utilitarisme n’épuise, ce pessimisme qui frappe de naïveté tout émerveillement face à la gratuité du monde créé, qui confond en accusations toute tentative humaine pour célébrer le monde en sa prime bonté, n'est-il pas devenu l’horizon indépassable du discours philosophique ? Mais précisément, le pari est de vivre et de penser anarchiquement, sans hégémonie, et, contre toute tentation totalisante, de faire droit aussi à cette blessure du monde vers la grâce.
Le monde ne se résume pas à cette vieille histoire de maladie et de folie. Et il n’est pas besoin d’aller à sa blessure première pour la suturer. Car il était une fois et c’est maintenant : que cela soit, cette vie ratée, tarée, mais qui, humblement offerte, follement acquiescée, donne encore prise à notre amour.
C’est ainsi qu’il me semble que la joie, resurgissement de l’homme au plus fort de la lucidité, fait partie de la résistance locale au capitalisme global. Cette joie sera peut-être punk, mais non point dandy (les membres d’Idles, le dernier grand groupe de punk, ont intitulé leur second disque : Joy as an Act of Resistance) (8). Cette joie sera folle et mystique, comme celle, «parfaite», de saint François et de frère Léon quand ils n’étaient plus que deux sacs d’os trempés par la pluie battante de Sainte-Marie-aux-Anges. Si la pensée se doit à la faiblesse, elle n’y accèdera pleinement, c’est-à-dire sans chercher à corriger cette faiblesse, que par la joie. Rosa Luxemburg, tandis que ses camarades se souciaient de devoir lui apporter, dans sa cellule, non les derniers discours de Lénine, mais de quoi peindre quelques fleurs, rappelait que l’on ne peut être révolutionnaire si l’on n’aime pas la vie.
Le livre de Jean Vioulac s’achève sur la nécessité, face à la catastrophe, de faire silence, «un silence atrocement houleux» (p. 352). Mais c’est le propre de tout livre de finir par se taire, afin de laisser son lecteur lui répondre. Aussi ai-je voulu ajouter à l’implacable démonstration, qui laisse coi, une indication : la possibilité d’une joie qui ne soit pas trop naïve – joie qui est en soi un acte de résistance.

Notes
(1) Dans cette note, il sera principalement évoqué Anarchéologie. Fragments hérétiques sur la catastrophe historique (PUF, 2022), le titre renvoyant à un extrait du livre, p. 361.
(2) Traduit en français par Marc Saint-Upéry sous le titre : Homo domesticus, Une histoire profonde des premiers États (La Découverte, 2019).
(3) «Avec le dispositif cybernétique», écrit Vioulac, «le capitalisme a conquis la forme totalitaire qui était immédiatement donnée dans son concept» (p. 332).
(4) Le visage défiguré. Le rapport à autrui dans la métaphysique hégélienne in Philosophie, n°85, Éditions de Minuit, II/2005, pages 42 à 61.
(5) Voir aussi ce que Simone Weil dit de la «folie d’amour» dans Luttons-nous pour la justice ? (in Écrits de Londres et dernières lettres, Gallimard, nrf, collection Espoir, 1957), pp. 56-7.
(6) Pour une approche de cet aspect de son œuvre, voir Emilie Tardivel, La vie comme événement. Patočka et la question de la naissance, in Yves Charles Zarka et Avishag Zafrani (éds.), La phénoménologie et la Vie (Cerf, 2019), pp. 221-35.
(7) James C. Scott, Domination and the Art of Resistance, Hidden Transcripts, Yale University Press, 1992.
(8) Sorti en 2018 chez Partisan Record. Quand le groupe dut choisir une reprise pour un album hommage à Metallica, c’est The God that failed qui eut sa préférence. Le refrain dit : «Suis le Dieu qui tombe/échoue.»

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