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21/04/2023
Les racines du Mal de Maurice G. Dantec et Là-bas de Joris-Karl Huysmans
Photographie (détail) de Juan Asensio.


L'une des meilleures façons de ne rien comprendre aux Racines du Mal (1), le deuxième roman de Maurice G. Dantec, serait d'en pointer les faiblesses évidentes (multitude de répétitions, à quelques mots d'écart à peine, facilités de pensée et, plus graves, de style, mélange peu convaincant de plusieurs registres de langue, etc.), ce qui jamais ne traverserait l'esprit d'un journaliste, ou bien de se contenter d'en faire des quintaux sur l'inventivité de ce cyber-polar apocalyptique ne dédaignant pas de lancer, au passage, quelques sondes sur la France de demain, ce qui, à l'extrême limite, pourrait lui passer par la tête, après, toutefois, une grande période de concentration et l'aval de son rédacteur en chef.
Mais ce serait dans les deux cas ne s'en tenir qu'à la trame la plus superficielle du texte qui est, bien évidemment, l'exposition de la vision si parfaitement gnostique, comme le montre l'exposé d'une théorie de la connaissance (la conscience humaine comme microcosme contenant le macrocosme, et dont il faut, en somme, réveiller certaines des strates les plus enfouies, inconnues, cf. p. 603), si logiquement mais imparfaitement christique, que Maurice G. Dantec a déployée de livre en livre, comme je n'ai cessé de le rappeler toutes les fois que j'ai écrit sur ses textes de moins en moins maîtrisés, de plus en plus rhizomiques, selon une figure que l'auteur n'aura cessé d'incruster dans ses bizarres concrétions de fulgurances et de niaiseries, et dans laquelle il s'est perdu.
Les racines du Mal n'est évidemment qu'une sous-partie d'un texte bien plus vaste mais certes pas infini, une galerie serpentant dans l'immense labyrinthe souterrain exploré par Fernando Vidal Olmos dans Sobre heroes y tumbas de l'Argentin Ernesto Sabato. La référence, évidente, à Philip K. Dick (ne serait-ce que par l'évocation du thème du simulacre, cf. p. 123), n'est elle-même que savoir piètrement journalistique si l'on ne remarque pas que c'est l'univers entier plus que la France (2), moribonde, qui, selon Dantec et son porte-parole terrifiant Andreas Schaltzmann qui sera assez vite confondu avec le narrateur, Darquandier, est le Royaume des Ténèbres, le terrain de jeu où les tueurs et leur Prince vont agir : «Le monde n'était plus qu'un vaste territoire unifié par l'obscurité. Les ténèbres avaient sûrement envahi toute la planète aux alentours de 1945», puisqu'il n'est plus possible que de constater la «propagation de l'illusion, masquant un règne de cauchemar" et qu'il ne reste plus, comme dans toute odyssée gnostique, qu'une hypothétique parcelle de bonté, généralement impossible à atteindre même au travers d'interminables émanations et processions comme autant de métamorphoses vers plus de pureté, «un petit halo de lumière dans cet univers voué au Mal, au Mensonge et à la Destruction» (p. 83).
Darquandier a beau ne pas réussir à expliquer «cette impression de décalage» et tenter de la comparer à «la sensation d'être un astronaute expérimentant le paradoxe de Langevin, revenant chez lui un peu plus vieux de trente ans, et découvrant une Terre plus ancienne de quelques millénaires» (p. 313), il a beau éprouver «la sensation de marcher sur un sol pourri qui s'ouvrait sous [s]es pieds» et dans lequel il s'enfonçait «un peu plus profondément à chaque pas» (p. 334), ce vertige, réel ou supposé, sera encore accentué par un trouble autrement plus profond et angoissant : la certitude qu'il n'est pas fondamentalement différent du tueur psychotique Andreas Schaltzmann, comme Durtal, s'enfonçant lui-même dans les sous-sols puants de la démonologie et du satanisme fin de siècle, n'est pas, si l'on y réfléchit bien, une créature irrémédiablement séparée de Gilles de Rais, qu'il a choisi en réaction à la médiocrité de ses contemporains, le compagnon de la Pucelle lui apparaissant comme la «formidable figure de ce satanique qui fut, au quinzième siècle, le plus artiste et le plus exquis, le plus cruel et le plus scélérat des hommes» (3).
Dans les deux cas, l'identification avec le ou les vecteurs du Mal est un préalable, non point certes ontologique, mais fantasmatique voire, tout bonnement, heuristique : pour tenter de comprendre la logique d'un tueur en série, ne faut-il pas accepter de rompre certaines digues derrière lesquelles celui qui le traque, afin de le démasquer ou de tenter d'en comprendre la vie pleine d'abjections, se tenait prudemment à l'écart ? C'est ainsi que Darquandier va se dédoubler de façon complexe, puisque la neuromatrice qui l'accompagne dans sa chasse est elle-même que son double, possédant en mémoire suffisamment de données propres à l'affaire du Vampire de Vitry-sur-Seine pour admettre que la folie du tueur se développe dans son propre réseau de neurones électroniques, jusqu'à une presque totale vampirisation de son intelligence fulgurante. De fait, si la neuromatrice ne cesse de montrer à son concepteur «à quel point elle était une forme de prédateur humain absolu» (p. 569), c'est d'abord parce que Darquandier en personne est à son tour entré «dans le grand jeu de la chasse aux humains» (p. 568) et que, «d'une certaine manière», il se met à ressembler aux tueurs, sortant, lui aussi, de «l'univers «normal» des humains» (p. 601), éprouvant lui aussi «l'excitation de la chasse"» l'ivresse et l'orgueil de celui qui délaisse la voie de la banalité quotidienne pour pénétrer dans un univers d'horreurs qui le dégoûtent autant qu'elles le fascinent.
Nous pourrions même aller plus loin en convoquant, plus que les évidents parallèles entre les descriptions du Christ en croix de Grünewald et de Gilles de Rais au moment de ses aveux devant le tribunal qui juge ses atrocités (cf. chapitres 1 et 18 de Là-bas), la si curieuse, fascinante et scandaleuse notion de réversibilité des mérites qui hante les pages du roman de Huysmans et celles de bien des textes postérieurs sous les plumes de Massignon ou de Graham Greene avec Le Paria, voire de Bernanos, que l'on songe à ses figures de prêtres sacrificiels, Donissan ou Chevance (4).

Notes
(1) Maurice G Dantec, Les racines du Mal (Gallimard, coll. Folio policier, 1995). Je rétablis dans le titre la majuscule à Mal, d'abord parce qu'elle semble évidente au vu du propos du romancier, ensuite parce que lui-même le fait dans



(4) J'évoquerai peut-être cette question dans un prochain article mais, d'ores et déjà, le lecteur curieux peut se référer au travail de Marcel Thomas, intitulé L'abbé Boullan et l'Œuvre de la Réparation, publié dans le numéro spécial Joris-Karl Huysmans de La Tour Saint-Jacques, n°10, mai-juin 1957 (pp. 72-90), que reprendra Richard Griffiths dans son article Le mythe du satanisme au XIXe siècle, in Entretiens sur l'homme et le diable (pp. 213-33) sous la direction de Max Milner (Mouton, 1966).
(5) «Quelque chose qui vienne rompre la mécanique de l'habitude, le piège de l'ennui» (p. 534).