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05/05/2023

L’Amérique en guerre (33) : Morts violentes d’Ambrose Bierce, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Stuart Franklin (Magmum Photos).

2550677439.jpgL'Amérique en guerre.








Bierce.jpg«Je fus souvent dans ma famille un sujet d’étonnement. Ça continue.»
Xavier Grall, L’inconnu me dévore.


Ce sont deux guerres civiles qui amorcent et désamorcent la foudroyante existence d’Ambrose Bierce. Il y a d’abord eu la guerre civile américaine, lorsque Bierce n’avait pas tout à fait vingt ans et qu’il devint officier topographe dans les rangs du Neuvième régiment de l’Indiana au service de l’armée fédérale, puis, à un demi-siècle de distance de cette grande déchirure, de cette dissension qui s’obstine aujourd’hui encore à hanter et à désunir les États-Unis, il y a eu la guerre civile du Mexique, la décennie troublée des années 1910, période durant laquelle un écrivain américain septuagénaire prend la décision de rejoindre les partisans de Pancho Villa, les impassibles cavaliers de celui qu’on surnomma le Centaure du Nord, disciple de l’apostolat démocratique de Francisco Madero, jeune homme d’un mirifique idéal qui sut certainement séduire un vieil homme étranger qui avait lutté jadis pour les idéaux de l’Union contre les dogmes réputés infernaux de la Confédération. Ainsi nous savons que le vétéran Bierce part pour le Mexique pendant l’année 1913, nous l’imaginons au moins aussi enthousiaste que Jack Kerouac et Neal Cassady le seront plus tard à l’idée de rejoindre la terre mystique des Aztèques, nous aimons à l’envisager comme l’un des personnages de Conrad Aiken qui se figurent qu’il y a et qu’il y aura toujours un cœur pour les dieux du Mexique (1), un pouls, un mouvement, une poche de vie dans un monde mort, et en cela, évidemment, nous n’interprétons pas l’expédition de l’auteur du Dictionnaire du diable à l’instar d’un suicide truqué, d’un appétit de nécrologie spectaculaire ou d’un last and desperate shot at glory, mais, plutôt, à l’instar d’une renaissance et d’une ultime sanction adressée à son pays qui n’a pas su régler ses durables instincts sécessionnistes et qui aurait pu – s’il l’avait bien voulu – s’adosser à son voisin terrible, à cette nation révoltée qui cherchait à accoucher de ses divines promesses, à ce peuple fort qui n’avait pas abandonné la conception de ce que pouvait être un peuple. On connaît du reste la célèbre lettre du 26 décembre 1913 dans laquelle Ambrose Bierce écrit «Être un gringo à Mexico – ah ça c’est l’euthanasie !», on sait que cette missive constitue ses derniers mots rédigés de sa main prolifique et qu’elle est postée depuis les territoires légendaires de Chihuahua City, on a glosé à profusion sur cet apparent consentement à la mort douce au sein même de la violence révolutionnaire, cela dit, de nouveau, nous préférons faire de cet ultima verba le signe d’un recommencement de la vitalité, la belle opportunité d’un vieillard qui a retrouvé l’élan de vivre et de mourir pour une noble cause, peut-être par lassitude d’une Amérique du Nord où les vivants sont déjà les macchabées d’un Capital en voie d’irréversible expansion, et, donc, rien ne nous empêche d’admettre que Bierce a vécu beaucoup d’années après qu’on a cessé d’avoir de ses nouvelles, tel un François Villon moderne et d’outre-Atlantique, et qu’il aura même survécu à son guide Pancho Villa, pour décéder octogénaire ou nonagénaire, voire centenaire et doyen anonyme d’un quelconque pueblo mésoaméricain, aussi concentré en élan vital qu’une plante désertique subsistant sous les brûlantes chaleurs du vaste Sonora.
Ces fascinantes résolutions d’Ambrose Bierce permettent de prendre la mesure de ses Morts violentes (2) – de ses Tales of Soldiers and Civilians – où le nouvelliste, quelque trente ans après sa longue expérience de la guerre de Sécession, déjoue finalement le zèle de toutes ses sentinelles inconscientes afin de faire monter à la surface de la conscience nationale la sinistre épave de ce désastre ayant fécondé de sa noire semence le Mundus Novus autrefois désigné par la blanche espérance d’Amerigo Vespucci. Chacun des textes de ce recueil d’histoires courtes procède à un amalgame de témoignages directs, de vécus immuables et donc rétifs à toute licence romanesque, et de réalités sordides réinventées par une plume au sommet de son talent, faisant de tous ces éclats de la guerre autant de minces et flambants rouages d’une immense horlogerie tragique (3), parfaitement ciselée dans une écriture économe de ses moyens mais prodigue de ses effets, sonnant des glas terrassants sur l’Amérique septentrionale à jamais blessée. On croirait lire par conséquent la récurrente rubrique nécrologique de tout un pays plutôt qu’une succession de morts atroces racontées avec un mélange d’ostentation et d’inquiétant hors-champ, les descriptions les plus crues et les plus laconiques n’étant pas délestées d’une certaine impression de catastrophe généralisée, d’une létalité plus insidieuse qui dépasse de beaucoup les seules mensurations des cadavres accumulés, des corps cliniquement recensés par l’affolante minutie de l’écrivain. Ainsi la morgue à ciel ouvert dans laquelle avance le narrateur mémorialiste s’alourdit d’une épaisse mise en bière de la Constitution des États-Unis, comme si, définitivement, les serments de 1787 étaient devenus caducs, ensevelis pour l’éternité sous les charniers de la guerre civile et ses lendemains très ambigus. De telle sorte que l’on ne perçoit nulle fierté ou nul indice moralisateur de la part de Bierce ou de son double littéraire, aucune espèce de sentiment de vanité d’avoir appartenu aux troupes des nordistes, des simili-vainqueurs, puisque ceux-ci, autant que les sudistes défaits, auront concouru de tout leur jeune sang à l’impensable parricide de l’œuvre des Pères Fondateurs, crachant a priori sur les tombeaux respectifs de Benjamin Franklin, de George Washington, de John Adams, de Thomas Jefferson, de John Jay, de James Madison et d’Alexander Hamilton, incapables, d’un côté ou de l’autre des lignes de front, de cesser d’entretenir la discorde et la triste et orgueilleuse virilité inhérente aux soldats qui n’ont plus que cela pour braver leur condition, pour tourner le dos à l’entreprise de dévirilisation qu’ils ont subie, privés d’une éventuelle paternité, déshumanisés au carré par de froids et belliqueux démagogues, agitateurs de cervelles perméables et fomentateurs de finasseries déguisées en arguments.
Les uns et les autres, les tuniques bleues et les tuniques grises, n’ont alors pas vu qu’ils étaient les victimes d’une frauduleuse actualité et qu’ils n’auraient pour déplorable destin que l’inactualité «des tombes [vouées à être] depuis longtemps oubliées» (p. 182), telles ces «tombes délaissées» qui ponctuent d’un marbre brisant le Middlemarch de George Eliot après que les anonymes de ce monde ont sauvé ledit monde en se dévouant dans la contrebande des justes pour lesquels aucune renommée n’est admissible, façon de croire a posteriori que le funeste aveuglement des soldats et les crachats sacrilèges qu’on leur avait imputés pourraient trouver une rédemption au cœur de ces perpétuités tombales parce que tous ceux qui reposent sous une terre qu’on ne regardera ni ne foulera plus sont ceux qui participaient à leur manière paradoxale à «la croissance du bien dans le monde» et dont les actes «n’ont rien d’historique» (4) – car mourir par exemple dans la masse mourante et méconnaissable de la guerre de Sécession, mourir massivement, mourir confusément est un anonymat qui ressemble davantage à une armée de misérables honnêtes gens trompés par une minorité de traîtres, mystifiés par une petite mafia de félons soucieux d’être inscrits sur les tablettes de l’Histoire selon les arabesques de n’importe quelle calligraphie convoyeuse de gloire.
C’est pourquoi nous parvenons à pardonner Ambrose Bierce pour autant qu’il faille lui pardonner quelque chose : nous l’amnistions de sa mélancolie terrorisée qui peut accabler ou rebuter, nous le lisons moins pour saisir le grégarisme des troupiers que pour remettre en perspective l’aberrante indépendance des chefs, nous le relaxons de sa culpabilité sous-jacente, de son effroi contagieux et de son désarroi devant la jeunesse dupée au Nord comme au Sud, et notre pardon – qui vaut ce qu’il vaut – désire tracer une ligne de partage des eaux entre les eaux bénites du sang versé des innocents et les eaux maudites des mandataires du sang, des Trafiquants du Sang, de ces obscurs décisionnaires qui décident l’indécidable, de ces «âmes turpides qui vont aux turpitudes», de ces «âmes serviles qui vont aux servitudes», pendant que «les imbéciles vont à l’honnêteté» (5) avec une infaillible régularité de fantoches, le soldat qu’on envoie au casse-pipe incarnant l’invariable représentant de l’imbécillité multipliée par la probité, l’irrévocable spécimen de celui qui n’arrive à rien sinon à la mort précoce et injustifiable dans la mesure où des arrivistes arrivent à tout dans les bureaux démentiels qui mettent les guerres en ordre de marche. De ce fait ne commettons jamais l’erreur de condamner la soldatesque et sa cécité pardonnable au même titre que nous condamnons les impardonnables bureaucrates qui jettent des poudres aveuglantes dans les yeux de l’innocence, vils calculateurs qui calculent jusqu’au moindre centimètre carré de terrain exploitable pour que la guerre se déroule et qu’elle distribue son carnage, pour que leur encre de fonctionnaires éjacule une volupté de minuscules jouisseurs du pouvoir, qu’elle se soulage d’un effronté contentement d’hédonistes de la nuisance, et que toute cette méprisable confrérie de libertins ministériels se prenne derrière ses dossiers militaires pour des géants, des titans, pour de toutes nouvelles divinités susceptibles de refaçonner la Création, pour des courageux qui n’ont que leurs fonctions exécutives pour dissimuler leurs lâchetés. Et c’est à cause d’eux bien entendu qu’il «n’est pas de pays si désert et si accidenté que les hommes n’en fassent le théâtre de la guerre» (p. 16), parce que ce sont eux, inéluctablement eux, qui arrachent à l’intouchable Nature ses pudeurs sacrées, ses vêtements bibliques, la profanant, l’abusant, la prostituant sous les exhortations maléfiques d’une Culture de la destruction et du blasphème systématiques, s’enfonçant dans les plus improbables des espaces naturels pour y introduire le priapisme de la fatuité prétendument civilisée mais totalement barbare. On comprend dès lors le traumatisme enfoui d’Ambrose Bierce, traumatisme exhumé victorieusement par la littérature, la profonde commotion de celui qui fut un scrupuleux officier en topographie pour ces ordonnateurs de la désunion humaine et ces régisseurs de la dénaturation du tableau de l’univers non-humain.
Nous sommes sensibles en cela aux multiples mentions de la forêt transformée en un lieu d’inquiétude alors même qu’elle devrait être pour les siècles des siècles un lieu de quiétude, un lieu de ressourcement, un lieu de contemplation régénératrice qui guérit des frénésies de la ville ou des habitudes occidentales d’affairement. Nous sommes même particulièrement bouleversés par le portrait de Jerome Searing (cf. pp. 69-70), par les progressions hésitantes de ce vaillant éclaireur du général Sherman qui s'engage dans la forêt pour accomplir une «mission périlleuse», qui, malgré toute sa «science de batteur [des] forêts», malgré toute sa «langue [ignorant] le mensonge» (p. 70) et profitant ainsi des qualités de véracité pour établir des rapports fiables, n’en demeure pas moins assujetti aux contingences du combat et donc aux spectres imprévisibles que ses semblables ont installés au sein d’un environnement supposé exorciser la totalité des démons. Mais la démonologie de la guerre non seulement résiste à tous les exorcismes, et, en plus d’accélérer nos finitudes, en plus de compromettre le règne de la vie terrestre, compromet aussi l’infinitude et le règne des dieux que l’on aime sentir ou pressentir en côtoyant l’indénombrable et enveloppante présence des arbres. C’est là un renversement de la valeur tutélaire de la wilderness, une métamorphose négative de l’archaïsme qui préside au sanctuaire forestier de la nature, un glissement sémantique qui aura même donné le nom d’une absurde bataille (celle de la Wilderness) au cours de laquelle des foules de combattants se sont épuisées du 5 au 6 mai 1864, où la charogne a envahi le royaume du végétal sans que l’un ou l’autre camp des belligérants n’ait eu à se réjouir d’un progrès significatif dans l’ordre des polémologies, et ce vocabulaire de la wilderness dévoyée, cet avilissement de ce qui est censé nous diviniser, ce mot de wilderness que l’on eût cru immaculé, aura également servi de nom de baptême à un roman éponyme de Robert Penn Warren où le romancier s’efforce de distinguer les reliquats de la cosmicité humaine en dépit de toutes les pièces à conviction qui confirment le caractère acosmique de nos soi-disant frères humains envoûtés par la conscription (6).
Et ainsi la forêt endure la déforestation de son âme, ainsi devient-elle une «forêt hantée» (p. 137) composée de «vilains morceaux de jungle» (p. 158), réservoir contre-intuitif de menaces et de férocité, obstruction du poumon photosynthétique «[recelant désormais] de formidables possibilités de bataille» (p. 70) où l’œil naguère contemplatif et clairvoyant a métabolisé une myopie, une démence oculaire, un déphasage entre la réalité objective d’un paradis de verdure et l’irréel subjectif d’un enfer balistique. Par conséquent nous ne voyons plus que la violence là où nous devrions voir le pacifisme, et, lorsque les hommes endoctrinés occupèrent ces forêts d’Amérique du Nord durant les années 1861-1865, ils ne furent que des «armes à feu derrière lesquelles flambaient des regards mauvais» (p. 79), des silhouettes angoissées qui cohabitaient pitoyablement avec les silhouettes écorchées des arbres, dans un jeu de cache-cache malfaisant – a detrimental game of hide-and-go-seek. Par ailleurs la situation empire nécessairement la nuit parce que l’ambiance nocturne exaspère les créatures démoniaques de la journée (cf. p. 120), et ce que l’on pouvait encore supporter le matin, on l’estime insupportable au crépuscule ou dans les ténèbres, lorsque le «sinistre silence du bois» (p. 211) vient sordidement dilater les «étendues spectrales de la forêt» (p. 194).
La forêt en temps de guerre n’en est que plus affreusement déchargée de sa part transcendantale lorsqu’elle ne remplit plus son rôle de présage d’aventures. Reléguée à la dimension d’une mésaventure et aux prophéties de malheur, la forêt, pendant la guerre civile des États-Unis, massacre aussi bien les rêveries d’un enfant (cf. pp. 44-48) que les hommes qui voudraient de nouveau rêver. C’est la raison pour laquelle Ambrose Bierce ne recule pas devant les désillusions d’un enfant dont il narre le complet refroidissement émotionnel : sorti pour se promener, pour s’égarer dans l’épopée bucolique, l’enfant, prototype de Tom Sawyer, se voit dégrisé de ses représentations audacieuses par les phénomènes scandaleux de la guerre. L’anticonformisme de ses fantasmes d’évasion essuie la douloureuse correction du conformisme offensant de la réalité au moment où il rencontre un inconcevable serpent composite, une procession d’hommes rampants, mutilés, sanguinolents, rassemblés en une espèce de vague et détestable eunecte qui glisse péniblement sur le sol millénaire avec sa reptation impie. Ils sont le symbole d’une humanité décomposée, animalisée ou plutôt sous-animalisée, quasiment échouée auprès de l’enfant qui pourrait signifier la subsistante vertu d’une force qui va et sur laquelle nous devons continuer de parier. Ils sont aussi les prisonniers d’une «hideuse gravité» (p. 49) qui détonne provisoirement avec la légèreté enfantine, comme si le fracas de leur chute, lourde et compacte, pouvait être dédommagé par le souffle discret de l’enfance, par le Saint-Esprit qui se devine à travers les sauts et les gambades de ce gamin de six ans. Mais la sensation initiale d’une intervention providentielle s’estompe rapidement à la seconde où le monstre ophidien atteint les rebords d’un cours d’eau et que les premières têtes de ce reptile humanoïde, pour certaines, ne se relèvent pas, noyées dans le liquide qui devait les désaltérer, tombées d’épuisement (cf. p. 52). Cette image d’épouvante emporte toute messianité sur son passage et l’enfant, une fois retourné dans les quartiers de sa «rustique demeure» (p. 45), une fois revenu sidéré de ce comble de la sidération, n’en est que plus stupéfait en découvrant la dévastation de sa maison et le crâne éclaté de sa mère. Les civils comme les soldats ne sont pas épargnés, l’extension de l’horreur s’apparente à une marée noire qui souille jusqu’aux plus inoffensives des existences, qui pénètre jusque dans les impeccables et insondables soutes de l’Arche de Noé, d’où le titre anglais du recueil d’Ambrose Bierce qui réunit les deux catégories de cette population de l’Amérique damnée, semblant dire, au bout du compte, l’insensée destinée d’une communauté qui s’était pourtant fondée sur les plus belles infrastructures politiques et philosophiques, avant d’être rattrapée par d’occultes volontés séparatistes où l’on a la désagréable intuition que «le règne des cieux est violenté [et que ce sont] les violents qui l’emportent» (7) et qui l’emporteront toujours.
Il va de soi bien sûr qu’un tel éboulement de l’homme dans tout ce que l’anthropologie a pu nous apprendre de lui ne peut que s’aboucher avec un indispensable redressement de l’animal, avec une apocalyptique requalification des animaux comme a pu le suggérer Arthur Machen dans La Terreur, ceci pour ne pas exprimer les choses dans les termes exorbitants de la revanche, dans les termes d’un monde animal qui profiterait d’un effondrement du monde humain pour enfin récupérer ce qui lui revient, pour enfin rétablir les hiérarchies qui s’imposent de sorte à ce que le règne des cieux puisse un peu s’adoucir. Aussi ne doit-on pas complètement nous indigner de ces porcs au «groin empourpré» (p. 137) qui se déplacent parmi les monceaux de cadavres et qui se rassasient de ces chairs mortes, non seulement déjà parce que la nature offre à la nature de quoi persévérer, parce que le vide est incompatible avec la nature et que l’estomac d’un porc se remplira quoi qu’il advienne, mais, également, parce que cette nature vaut beaucoup plus que cette culture qui a mis des dizaines de milliers d’individus à la merci des cochons. Sans doute est-ce là ce qui motive le sergent Caffal Halcrow, triste et désolant «Prométhée sans héroïsme», à demander «le coup de grâce» et «le bienfait de l’oubli» (p. 136), à vouloir périr de ses semblables pour éviter de périr de la dissemblance porcine, encore que, à bien y réfléchir, la fatalité des porcs paraît préférable à la fatalité des hommes. Cela dit, l’une ou l’autre de ces fatalités vérifie l’actualisation d’une déchéance, la réalisation de ce qu’il y avait de plus mauvais au fond de l’espèce humaine, la précipitation d’un «brouillard gris, de plus en plus dense, [qui se referme sur l’homme] comme une manifestation visible [de son] destin» (p. 186).
Par contraste avec ces déclinaisons d’un irrésistible ensevelissement de l’humanité, on rencontre, ici ou là, des tentatives de redressement ou des mirages d’apogée, des entêtements pour faire de la guerre un objet de consécration de soi, un moyen de cueillir la fleur de l’héroïsme parmi la corruption des cœurs et des esprits. S’invite alors la notion de «Poésie de la Guerre» (p. 59), l’esthétisation du conflit, l’outrecuidante dramatisation et cristallisation des manœuvres de la mort, personnifiée par la suffisance d’un officier pimpant qui cavale sur un destrier blanc, son bât étant recouvert d’un tissu «d’un rouge éclatant» (p. 59). Cette chromatologie volontiers criarde cherche à susciter un effet de révérence, un résultat d’adulation, mais elle n’aboutit qu’à la désespérante médiocrité de «la vanité humaine» (p. 59) puisque ces couleurs ont l’air «calculées pour accroître la mortalité» (p. 59) et non pour témoigner d’une quelconque efficacité dans la stratégie militaire. Le soldat ainsi vêtu, faux centaure mais véritable dindon de la farce, joue le rôle d’un Christ supposément inspirant, missionné pour fendre l’espace et s’approcher au plus près des positions ennemies, en lisière des redoutables forêts, à dessein de «dévoiler une […] conspiration de silence» (p. 64), dans le but de traduire à ses compagnons d’armes l’inaudible et l’invisible en acoustique et en panorama de l’adversaire embusqué. Au reste, ce soldat pseudo-prophétique, on l’identifie sous les traits d’un autre matamore considéré selon les angles d’évaluation les plus flatteurs. On dit en effet du lieutenant Herman Brayle qu’il est doté d’un «cerveau de savant» et d’un «cœur de lion» (p. 90), mais, en contrepartie de ces enviables aspects, on dit aussi de lui qu’il a le défaut de faire «parade de sa bravoure» (p. 90). Tant et si bien que se dégage de sa personne un assortiment de légende impavide et de témérité surnaturelle, un genre de baron du stoïcisme qui ne refuserait pas d’être comparé à Marc Aurèle, mais dont les comportements, souvent à contretemps des nuances ou des patiences qu’il eût fallu observer, portent mille préjudices aux troufions qui escortent ce fanatique. On finit néanmoins par s’aviser des causes et des raisons de cette dangereuse bravacherie : cet homme agissait en va-t-en-guerre par égard pour une femme, pour la subjuguer, pour la convaincre qu’il n’était pas une lavette, et, en outre, l’orchestration de cette révélation est littérairement parfaite, probable point culminant de ces terribles histoires (cf. p. 96). On devrait d’ailleurs se souvenir que les faits d’armes, quels qu’ils soient, ne sont jamais que les éléments d’une biographie appartenant au «monde de la guerre» et qu’en cette occurrence nous ne sommes que des «[assassins] par profession» (p. 121) et certainement pas des héros par essence. Et finalement, pour toute sorte d’ensemble mathématique de la guerre, il ne se trouvera jamais un point X dont on pourra affirmer qu’il est congruent avec un point X de la magnanimité, sauf à refuser la congruence dans l’ensemble de la guerre et à préférer l’alliance dans les nuées non mathématisables de la brise divine (ce que n’était pas si loin de comprendre Henry Fleming dans L’insigne rouge du courage de Stephen Crane, avant, malheureusement, d’abandonner la forêt séraphique et de se rallier furieusement au bétail de la guerre).
Que faire alors ? Faut-il s’abaisser dans le troupeau qui va à l’abattoir en augurant la très haute miséricorde ou faut-il aller au-devant de la mort en supputant l’édification d’une statue posthume à notre effigie ? Quelques-uns choisissent alternativement de se suicider, manière de déserter, manière de se reposer de ce tumulte (cf. pp. 182 et 221). Il se peut toutefois que la question soit réglée par un oiseau récurrent de la littérature américaine, l’oiseau moqueur en l’occurrence, celui-là même qui se fera tuer à l’état d’allégorie anthropomorphe dans l’implacable roman de Harper Lee (8), justifiant l’insoluble problématique de la ségrégation issue des tensions inapaisées de la guerre civile. Et sur cette thématique de l’oiseau moqueur, Ambrose Bierce s’avère plus optimiste que la regrettée Harper Lee, parce que l’oiseau moqueur de ces Morts violentes décrète contre toute attente le chant de l’onirisme au milieu du vacarme cauchemardesque de la guerre. On entend son «émouvante et harmonieuse mélodie» (p. 230), son trille polyrythmique, son incommensurable pépiement qui interprète «l’âme du paysage» et «les mystères de la vie et de l’amour» (p. 231), faiseur de concorde au sein des satanophanies de la discorde. L’oiseau moqueur crée de la sorte un intervalle de pureté dans la pondéreuse impureté de la guerre mais il ne s’attarde pas trop, il décolle «silencieusement à tire-d’aile dans les solennelles profondeurs de la forêt» (p. 233), incapable de se rendre durablement consubstantiel à la substance du drame sécessionniste. Mais cet oiseau moqueur fut heureusement possible, un instant compossible avec la guerre, narguant l’enfer et ses viles sommités, son envol ayant permis l’envol du soldat William Grayrock dont il faut présumer la tranquille désertion, l’échappée belle, plutôt que le trépas (cf. p. 233). De telle façon que l’oiseau moqueur indique le Nord de la délivrance, le Nord qui disqualifie les idéaux des nordistes et qui pourrait sauver les sudistes de leurs idéologies, le Septentrion d’une certaine résurrection qui embrasse d’un sublime mouvement recréateur tous ces hommes déchus, réprouvés dans d’inaccessibles ossuaires qu’aucune archéologie ne pourra un jour exhumer malgré la ténacité de cette science des souterrains. Par le truchement de l’oiseau moqueur, donc, on assiste au souhaitable relèvement des morts, on les renomme, on les hisse à la connaissance et à la reconnaissance des vivants, lesquels, inconsidérément, avaient commencé à parler de ces morts au passé ou à croire qu’ils étaient devenus leurs maîtres, alors même que, par l’élan de la réparation induite par le mockingbird, ces morts ne peuvent avoir que le futur pour temporalité pendant que nous avons à nous reconnaître comme leurs disciples éternels, tels ceux qui avaient eu l’impudence de s’imaginer que le Christ était une affaire ancienne. L’hymne vital et final de l’oiseau moqueur, hypothétiquement, œuvre à l’instar d’une insufflation miraculeuse et consolatrice de l’Esprit Saint pour tous ces soldats tombés au champ d’honneur, il les guérit des honneurs minimalistes de la guerre pour les exposer aux honneurs maximalistes de Dieu, et, ce faisant, il nous imprègne de cette vérité ultime qui raconte que ces derniers des hommes n’ont jamais été que les premiers d’entre nous et qu’ils ont été trahis par des premiers qui n’ont jamais été que les derniers.

Notes
(1) Cf. le roman éponyme de Conrad Aiken.
(2) Éditions Grasset, coll. Les Cahiers Rouges (2008). L’édition originale française, chez le même éditeur, date de 1957 et jouit d’une excellente traduction de Jacques Papy.
(3) Peut-être d’ailleurs que le paroxysme de cette horlogerie méticuleusement fabriquée par Ambrose Bierce est atteint dans la nouvelle intitulée Porté disparu (cf. pp. 69-85).
(4) George Eliot, Middlemarch.
(5) Charles Péguy, De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle (cf. la nouvelle présentation de ce texte parue chez les Éditions R&N en 2022).
(6) Cf. Robert Penn Warren, La Grande Forêt (dont l’intitulé original est Wildernss: A Tale of the Civil War).
(7) Évangile de Matthieu (XI, 12), cité en outre par Flannery O’Connor en épigraphe de son grandiose The Violent Bear it Away, titre évidemment calqué sur l’évangile dans sa version anglophone.
(8) Cf. Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.