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14/09/2023

Mon dialogue avec Simone Weil de Joseph-Marie Perrin : un alphabet de la vie sainte en temps de damnation, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Yelena Yemchuk (The Guardian).

3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.








IMG_0287.JPG«Ce qui est dans la bonne terre, ce sont ceux qui entendent la parole dans un cœur loyal et bon, qui la retiennent et portent du fruit à force de persévérance.»
Évangile de Luc.


«You must sit down, says Love, and taste my meat :
So I did sit and eat.»
George Herbert, Love.


«Hors des turpides cagibis de l’Histoire
Je fuse
Déracinée du rhizome de la souffrance passée
Je fuse
Ma vie est un océan noir, vaste et virevoltant,
Croissant et multipliant je sais retenir la vague.»
Maya Angelou, Still I rise (1).


Bien que dépassée depuis longtemps par la connaissance astronomique, la notion d’étoile fixe n’en est pas moins séduisante pour caractériser la lumière immuable de Simone Weil, la manière dont elle semble accrochée pour l’éternité à la voûte céleste où se pressent le vestibule du Royaume et ses justices divines, la manière dont elle paraît incorporée dans une constellation regroupant d’autres fixités astrales parmi lesquelles se trouvent assurément le père dominicain Joseph-Marie Perrin et l’autodidacte paysan Gustave Thibon. Ces deux hommes, qui moururent presque séculaires à un an d’intervalle, se connurent d’amitié et eurent au début des années 1940 des influences décisives sur le parcours spirituel de Simone Weil, au moment où celle-ci devait progresser dans son expérience de la prière et rendre un tant soit peu explicite sa rencontre convulsive avec Dieu. C’est d’ailleurs cette sensible – voire hyper-sensible – et problématique confluence avec Dieu qui emplit de sa profonde substance la totalité de l’ouvrage que le religieux Joseph-Marie Perrin consacre à l’une des plus hautes figures de la philosophie française, un ouvrage intitulé Mon dialogue avec Simone Weil (2), édité une première fois en 1984, puis réédité en 2009 à l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur de La Pesanteur et la Grâce. Le livre permet de comprendre et de situer les entrevues physiques – ainsi que les échanges épistolaires – qui réunirent Simone Weil et Joseph-Marie Perrin entre le 7 juin 1941 et le 14 mai 1942, à Marseille, la plupart du temps au Couvent des Dominicain de la rue Edmond Rostand pour ce qui est des dialogues directs, et, pour ce qui est des lettres, elles sont rédigées ici ou là, depuis les lieux transitoires qui ont su recueillir l’âme infinie de cette femme qui souffrait de voir le monde finir, un monde qui n’en finissait plus de finir et de propager le malheur, pendant une période plus que troublée, pendant l’Occupation, ce monstre temporel qu’elle s’est acharnée à combattre avec des moyens spirituels (et matériels) toujours probants. Du reste, si l’union immédiate avec le père Joseph-Marie Perrin s’interrompt au printemps de l’année 1942, c’est que Simone Weil doit embarquer avec ses parents à destination des États-Unis afin de mettre à distance un insaturable régime de persécution, mais elle demeurera médiatement et perpétuellement reliée à celui qui la fit grandir dans son rapport avec le Christ et avec l’Église, en témoigne déjà cette superbe lettre qu’elle lui écrit le jour de son départ et au sein de laquelle s’avouent les humbles lignes de force d’un bouleversant itinéraire de la foi (cf. pp. 193-213).
D’un point de vue chronologique et tout à fait formel, même si aucune route ne saurait être rectiligne dans les acheminements des plus éminents serments qu’un homme ou une femme est susceptible de contracter envers Dieu, la ferveur de Simone Weil s’accentue au cours de trois épisodes glorieux qui se succèdent de 1935 à 1938 (cf. pp. 53-6). Il y a d’abord l’impulsion intérieure encouragée par un christianisme dépouillé de ses quelques déplorables ostentations et bigoteries, un christianisme aussi simple que déchirant de vérité, tel qu’elle le perçoit au village de Póvoa de Varzim au cœur d’un Portugal particulièrement adoratif. Nous sommes alors le 15 septembre 1935 et Simone Weil a métabolise la clarté et la distinction d’une liturgie qui ne peut reconnaître absolument rien d’autre que le devoir de se pencher sur les plus démunis de nos semblables, de leur tendre une main en toutes circonstances quand d’autres tendent des pièges en toute rigueur de quotidienne scélératesse, le devoir de s’incarner, par exemple, au sein de cette généreuse main du poète que louait Armel Guerne quand il écrivait que si la bouée n’était pas suffisante, l’homme de poésie, toujours, ferait le choix d’offrir le secours de son invincible poigne (3). Nous poursuivons avec le voyage italien qui la mène à l’épicentre ombrien d’Assise durant le printemps de 1937. Elle y ressent pleinement le subjuguant frémissement de celui qui naquit sous le nom de Giovanni di Pietro Bernardone et qui devint l’immarcescible saint François d’Assise, frère de tous les frères accablés, inaltérable orant de tous les gisants altérés par la détresse. Dans la modeste mais impérative chapelle de Santa Maria degli Angeli où le Poverello venait tant de fois prier, la jeune femme de vingt-huit ans se voit fléchir, pressée de se prosterner, touchée par une puissance qui ne rend pas impuissant, par, écrit-elle, «quelque chose de plus fort que moi [et qui] m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux» (p. 55). Ce nouveau coup de tonnerre du dedans se prolonge ailleurs en décelant sa troisième et cruciale motion, à Solesmes, un an plus tard, dans le cadre épuré de la Semaine sainte. Là-bas, selon ses mots, elle se lie avec «un jeune Anglais catholique» (p. 56) qui lui fait la lecture d’un poème de George Herbert intitulé Love, un court texte daté de l’ère jacobéenne, une sorte de psaume dont les nettetés de surface indiquent les meilleures subtilités de fond et qui peu à peu se mue en implorante supplique pour celle qui devait à présent admettre que «la Passion du Christ» (p. 56) lui était dorénavant éperdument annexée. Il est en outre notable que Simone Weil ait fait part de l’émotion qui fut la sienne en découvrant Love non seulement à Joseph-Marie Perrin bien sûr, mais aussi au poète Joë Bousquet, l’aède mutilé de Carcassonne, grand blessé de la Grande Guerre transfiguré en oracle de la souffrance sublimée, vertical dans l’éternité malgré le sort balistique d’une méchante journée de mai 1918 qui le laissa paralysé jusqu’à sa mort survenue en 1950. Dans une missive du mois de mai 1942 qu’elle adresse à ce crucifié qui existait dans un alitement quasi sempiternel de rimes, de prose et de belles visites à son chevet, Simone Weil établit un lien entre les versets de George Herbert et sa mise en disponibilité totale vis-à-vis du Christ car c’est en lisant et en relisant le poème Love qu’elle identifie de plus en plus que le Seigneur est «venu [la] prendre» (p. 58). Cette confession écrite, car il faut bien l’appeler ainsi, succède certainement au tête-à-tête qui eut lieu à Carcassonne le 28 mars 1942 entre la sainte et l’inspiré, un conciliabule de quelques heures à peine, mais des heures qui comptèrent pour des siècles et où deux modalités du martyre se sont réunies comme doivent se réunir les anges meurtris, où un homme devait révéler à une femme la gradation de sa mystique et où la femme devait révéler à l’homme sa nature définitivement pythique de connaisseur du soir (4).
Ces trois étapes sont incontestablement des marques d’amplification de la vie en Christ et dans l’existence même de Simone Weil, ces paliers d’intensification doivent traduire sa velléité de rendre le Messie «présent dans tous les milieux humains» (p. 43) pour le dire dans les termes électifs de Joseph-Marie Perrin. Il n’en reste pas moins que Simone Weil ne serait pas ce qu’elle est si elle n’avait été aussi une mémorable tourmentée de l’amour de Dieu. Elle s’en avise dans un poème qu’elle avait donné à Gustave Thibon, un genre de fabliau rehaussé d’une atmosphère sacrée, une histoire de visitation qui se termine par un doute pondéré qui serait l’exacte contradiction d’un doute hyperbolique, la transposition, finalement, d’un tâtonnement qui concède sotto voce la réalité d’une résolution. Écoutons-la donc en bout de ligne de cette petite allégorie poétique s’approcher de ce qu’elle estime inapprochable ou de ce dont elle feint de s’estimer indigne : «Et pourtant au fond de moi quelque chose, un point de moi-même, ne peut pas s’empêcher de penser en tremblant de peur que peut-être, malgré tout, il m’aime» (p. 51). On serait presque enclin à discerner sous les attributs de l’intelligente femme de trente-deux ans les apanages d’une très fébrile et très jeune fille en train d’effeuiller la marguerite d’une Jérusalem céleste. Mais quoi qu’il en soit de cette touchante naïveté ou de cette humilité immense, dès lors que nous savons que ce poème est intitulé Prologue (5), il devient parfaitement impensable de nier que cet élan de dévotion puisse être autre chose qu’un commencement, une amorce, un saisissement primordial de l’âme qui s’apprête à recevoir l’essentiel et à faire du désert d’une vie éprouvée par l’Histoire et par une conscience acérée du malheur des misérables la source d’un désert paradoxalement et provisoirement désaltérant – çà et là prodigue en eau bénite. En effet, chez Simone Weil, les soulagements sont fugitifs et les oasis du désert à certains égards limitées, d’où son mouvement d’attraction intérieure quasiment toujours dépendant d’un mouvement de répulsion extérieure, d’où son ascension dans la foi qui ne pouvait être concomitante que d’un abaissement dans le corps, comme si le crédit dans l’intériorité se payait chaque fois d’un débit dans l’extériorité, comme si l’édification de l’âme était corrélative d’une destruction ou d’une dissociation du corps. On a là une espèce de réfutation de la peinture sur laquelle se pavane Dorian Gray si celle-ci se fût trouvée dans une secrète remise de l’un des domiciles de Simone Weil et que cette toile fût la représentation de cette dernière : le portrait de la sainte en devenir, holy woman in the making, en eût été plus beau au fur et à mesure que ses actions et ses pensées eussent atteint des sommets de vertu pendant que son corps eût atteint des bas-fonds uniquement compensés par le tableau. Et c’est au demeurant ce déséquilibre entre la vie de l’âme et la vie du corps que le père Joseph-Marie Perrin sut parfois requalifier en stabilité, de même qu’il sut voir en cette servante de l’ordre juste, lui qui était déjà presque aveugle au moment où il rencontra Simone Weil, les unanimités spirituelles par-delà les conflits intellectuels ou les sursauts de la sensibilité. Par conséquent, lorsque Simone Weil lui confie que «le malheur d’autrui» (p. 69) suscite en elle tant de contrariété qu’elle en vient à faire de l’amour de Dieu une impossibilité, lui, sans sourciller, au lieu de s’opposer frontalement à cette réprobation qui rappelle de toute évidence la révolte d’Ivan Karamazov devant l’incompressible souffrance des enfants, préfère y dépister la trace d’une divine constitution qui faisait de son interlocutrice un être «pleinement humain» (p. 69). Il ne pouvait rien faire contre l’ubiquité de Simone Weil avec tous les malheureux de la Terre, mais, au moins, il pouvait faire en sorte de l’inciter à consentir à être bienheureuse ici-bas – ne fût-ce que dans la durée abrégée de leurs discussions – avant qu’elle n’atteigne indéniablement le Séjour des Bienheureux.
S’agissait-il par ailleurs de modérer le dolorisme exacerbé – quoique mitigé huc atque illuc (cf. p. 162) – de Simone Weil en essayant de la captiver dans des questionnements qui étaient de nature à lui apporter le dédommagement d’une brève consolation ? S’agissait-il de désorbiter cette femme obsédée par l’insigne trajectoire du soleil de justice et de la guider hors de ses culpabilités universelles qui lentement la détruisaient ? Il ne fait guère de doute que Joseph-Marie Perrin aura d’emblée compris que Simone Weil se jugeait en fonction d’une loi qui n’est pas proportionnelle au monde humain et qu’il fallait tenter de lui montrer de tangibles circonstances atténuantes pour elle-même à l’endroit où elle ne repérait que d’intangibles circonstances aggravantes. Autrement dit, pour cette non-coupable qui se croyait coupable dès lors qu’elle pouvait effleurer ou goûter une joie alors que tant de ses contemporains pouvaient connaître la désolation, il était impératif de rechercher un adoucissement, un déplacement, un léger repli qui la sauverait du dangereux périhélie de son exigence de participation à la calamité planétaire. Il est possible en cela que le père Joseph-Marie Perrin ait été rassuré de voir Simone Weil s’en aller vivre une pleine saison estivale de travaux agricoles à Saint-Marcel d’Ardèche, en 1941, sur les terrains du mage Gustave Thibon. Le travail de la terre, effectivement, devait la fatiguer à tel point qu’elle n’aurait plus l’occasion de se nuire autant que d’habitude par les voies indirectes de son mortel ascétisme. Sur les fertiles parcelles de ce département autarcique par ses traditions maintenues, escortée de Thibon qui fut un Paracelse des champs, Simone Weil a pu semble-t-il s’exonérer passagèrement de ses chutes et rechutes tout en affermissant son interprétation de la prière. L’expérience de la paysannerie rompit même l’engrenage spéculatif et la propulsa dans une pratique réelle de la prière. Elle se mit pour ainsi dire à l’épreuve de l’invocation, et, à travers le Notre Père dûment répété comme se répétaient les semailles et les moissons des journées du rustique labeur, il lui fut offert de saisir intuitivement la dimension de l’immesurable et surnaturelle présence qui «s’opère dans l’âme» lorsque s’effectue la suppliante requête (p. 92). Aussi, de retour des sillons creusés à la charrue de l’Évangile concrétisé, Simone Weil sera transformée de fond en comble et prête à observer la seconde phase de ses entretiens avec Joseph-Marie Perrin. Elle ne sera certes pas épargnée de ce qui la catapultait vers une mort précoce et dont elle fut supposément un peu débarrassée pendant ce chapitre arcadien, mais, sur le plan spirituel, elle aura gagné les bénéfices de la prière, elle aura intégré la langue par laquelle Dieu se sent plutôt que les formules par lesquelles Dieu se déduit (comme Pascal désirait que ce soit le cœur qui nous acclimate aux plus subtiles radiations climatériques au lieu que ce soit la raison qui s’en charge en risquant d’alourdir ce qui est nécessairement léger).
Cette incubation de la parole sacrée entraîne chez Simone Weil un état de fascination à l’égard d’une expression employée par le Christ dans l’Évangile de Luc (8, 15). C’est la version grecque qui intéresse Simone Weil et les mots utilisés sont ceux-là : ἐν ὑπομονῇ (en hupomonè). Ils traduisent l’idée d’une solennelle expectative, le fait d’être en attente de quelque chose qui serait à la fois irremplaçable et accessible, d’où le choix du titre Attente de Dieu par Joseph-Marie Perrin lorsqu’il a publié les lettres que Simone Weil lui avait léguées (cf. p. 100). Se mettre en si respectueuse position d’attente – in this very reverent ready position – revient à congédier toute activité parasite pour être en capacité de recueillir dans les précieux intervalles de l’âme ce qui est tant attendu. Il est question de se séparer du volontarisme de l’agitation externe pour créer au fond de soi-même une situation de concentration décisive afin de ne pas manquer ce que l’on attend d’un cœur ferme. Ceci renvoie à la notion de prévoyance qui doit se méfier de toutes les tentations de l’imprévoyance, comme c’est le cas pour cinq jeunes filles de l’Évangile de Matthieu (25, 1-13) qui font preuve d’un souci majeur, d’une attente préoccupée pour ne pas perdre de vue les signes annonciateurs de l’époux, par contraste avec cinq autres jeunes filles qui vivent une attente inachevée, une attente insouciante, pour la banale et regrettable raison qu’elles n’ont pas d’huile dans leurs lampes respectives. Or la lampe doit être pleine d’huile si l’on veut que l’attente puisse également se réaliser au plus noir de la nuit car ce que l’on attend a toutes les chances de se manifester au moment où l’on s’y attend le moins ou au moment où notre attention commence à décroître. Il en va donc de l’époux attendu de l’Évangile de Matthieu comme de la transcendante perspective de Dieu : l’attente doit se vivre de jour comme de nuit à un même degré d’intensité et nous ne devons pas omettre le moindre des outils qui pourrait améliorer notre longue patience. L’attention toujours doit être à son comble et hisser notre regard à un sublime élargissement de sa focale, car, cela va presque de soi, l’attente de Dieu n’est admissible qu’à la condition que cette veille de tous les instants soit corrélative d’une infaillible vigie pour les choses et les êtres de ce monde. Ici se nouent le concept d’attente et le concept d’attention, l’attente ne pouvant être ce qu’elle est qu’en étant une suprême attention, sinon elle n’est qu’une attente ordinaire qui se confond avec l’attente d’un artificieux pourboire ou d’un fallacieux cadeau d’anniversaire.
Pour Simone Weil, l’attente est impérativement un synonyme de l’attention, et, à son acmé, l’attente se revêt de «la substance de l’amour de Dieu» (p. 155) qui convertit l’optique en panoptique, l’œil biologique en œil supra-théologique, réunissant sous ce regard cristallisé tous les temps et tous les espaces, toute la dimensionnalité de la Création en laquelle convergent les lointains et les proximités, les vivants et les morts, les réalités complètes ou en train de se compléter et même le pressentiment des possibles irréalisés parce que ceux qui auraient pu s’en acquitter ne sont pas nés. C’était cette hauteur et cette largeur de vue qui habitait Simone Weil et qui lui accordait la douloureuse finesse de préoccupation des malheureux autant que la fervente gracilité de l’attention à Dieu. Elle écrivait d’ailleurs à Joë Bousquet que «l’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité» (p. 155), sûrement parce que l’attention qui ne cède jamais aux sirènes de l’inattention s’imprègne du mouvement de l’incessante donation de Dieu et se retranscrit dans l’acte de donner – de tout donner – qui refuse n’importe quel avant-poste du contre-don. Au registre de la charité telle que Simone Weil pouvait se la figurer, il n’était possible d’être charitable qu’en acceptant de penser qu’on ne sauve que ce que l’on donne, et que, paradoxalement et bravement, on ne se sauvera qu’en donnant sa vie entière à ceux qui sont acculés depuis le premier jour de leur existence à une condition invivable de survie ou d’inexistence. Mieux encore : c’est en acceptant d’être les titulaires de rien que nous serons les ayants droit de tout et il est indubitable que Simone Weil, en se délestant progressivement de toutes les distinctions sociales ou superficielles, se sera lestée de l’invisible densité d’une aristocratie de l’âme où tout est là quand l’opinion dit que rien n’est là. L’écho réfléchi de cette attitude intrinsèque à la philosophe se vérifie lorsqu’elle mentionne dans ses Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu que les plus inestimables des biens ne sauraient être recherchés parce qu’ils doivent justement et précisément être attendus (cf. p. 239). Tout ce que l’on recherche avidement n’est qu’un bien trompeur ou un paradis artificiel, et, à l’inverse, tout ce que nous attendons ou tout ce que nous espérons est véridique parce que cela provient d’une vibration des hiérarchies spirituelles qui contredit la fausse vibration des hiérarchies sociales. Il n’y a que par ce truchement de spiritualité sans concession que l’on pourra incarner sur cette Terre dévastée un axe de forces apotropaïques.
On s’en est de nouveau rendu compte parmi les lignes précédentes : Simone Weil a parfois tant stationné dans l’incorporel qu’elle en a négligé son propre rapport à la corporéité, tout comme elle a tellement donné d’elle-même qu’elle est allée jusqu’à mourir de consomption le 24 août 1943. Son inlassable souci de l’attention pour les affligés, de toute façon, ne pouvait relever que d’un tempérament surhumain ou miraculeux, et, du reste, tel est le lot difficile des saints et des saintes qui ont assimilé que l’attention est une irrésistible incorporation du Christ en la personne de celui qui souffre, au même titre que l’attention ne peut être sincère qu’en faisant de l’être des souffrants un être supérieur au nôtre, voire un être réclamant urgemment notre non-être (cf. p. 163). N’être rien pour que les autres soient tout, voilà, sans doute, ce que Simone Weil aurait approuvé et finalement ce qu’elle s’est engagé à commettre tout au long de sa courte mais remarquable vie. En son siècle et dans les différents pays où elle élut d’éphémères foyers de solidarité, Simone Weil sut créer le précédent d’une sainteté moderne et souveraine. Une fois le Christ révélé à ses jours de grâce et de calvaire, on dirait qu’elle s’est plu à le devancer plutôt qu’à le suivre, à le précéder plutôt qu’à lui succéder, et c’est exactement là qu’elle pose un idéal qui ébranle son époque idéologique et qu’elle entre dans le domaine des grands prédécesseurs qu’il faudra bien dépasser demain ou après-demain si nous souhaitons vraiment sortir de nos impasses. C’est là que réside en outre ce que Joseph-Marie Perrin nomme la «sainteté de génie» (p. 177) de sa protégée, une sainteté que la principale intéressée, dans une lettre envoyée à son ami dominicain, voudrait «nouvelle» et «sans précédent», une sainteté «que le moment présent exige» (p. 177), une sainteté qui ne serait donc pas d’imitation mais d’innovation, une sainteté qui pourrait coïncider avec toutes les arythmies actuelles de la souffrance tout en étant nourrie de la rythmique inactuelle car éternelle du Sauveur – appelons-la une christo-rythmie et baptisons cette géniale sainteté philosophique du nom de sophia-rythmie.
Et conformément à cette vivante et astreignante sainteté, si l’on nous permet de qualifier Simone Weil d’audacieuse parce qu’elle a selon toute vraisemblance pris de vitesse celui qui paraît le plus rapide dans la mesure où il est censé être le plus omniscient, si l’on nous permet encore de remémorer au lecteur le brisant passage d’une poésie de Langston Hughes dans lequel le Seigneur «was not quick» en raison de sa lenteur à intervenir pour endiguer une horreur particulière de la ségrégation (6), si l’on nous permet cela, déjà, c’est que l’on est prêt à souscrire à cette idée que le Ciel a le droit de décélérer pendant que nous avons le droit de le porter en nous et d’accélérer ce qui en lui s’est mystérieusement ralenti, et, enfin, si l’on nous permet tout cela, c’est que l’on assume de penser que le travail initial de Dieu est un fragile motif de lumière que seule notre action fidèle peut continuer de renforcer dans le tapis désormais trop obscurci de la vie terrestre. C’est peut-être aussi le sens de la phrase de Blanc de Saint-Bonnet quand il affirme que «Dieu crée le moins possible» (p. 173) : à supposer alors que la création de Dieu puisse être un javelot ayant déjà parcouru toute sa distance cosmogonique et dont les hommes doivent s’emparer pour incessamment le relancer vers toujours plus d’illuminations et toujours moins de ténèbres, il s’ensuit que Simone Weil personnifia une athlète de la foi et qu’elle ne manégea aucun de ses efforts pour que les inerties paradoxales de l’œuvre divine – ou ses parachèvements simulés – soient en capacité d’accoucher de leurs dynamismes laissés à la liberté des créatures. Dans le vocabulaire de Joseph-Marie Perrin, il apparaît que Dieu ne voudrait pas «donner du dehors par miracle ce qui doit venir du dedans» (p. 173), et, incontestablement, Simone Weil a puisé en elle-même tout ce qui devait être ajouté autour d’elle-même, ou, en tout cas, tout ce qui pouvait l’être en proportion de son désir de découvrir within herself le sceau de la vie divine et l’impulsion qu’il faille concourir à l’acte créatif par excellence.
Une vie sainte de cette magnitude a dû résister à deux formes du malheur. D’une part, il y a ce que Simone Weil a nommé son malheur «biologique» dans une lettre destinée à Joseph-Marie Perrin, un malheur qu’elle nuance toutefois en le requalifiant de «demi malheur» (p. 157) étant donné qu’il n’est que le sien et qu’il n’a pas à revendiquer une quelconque supériorité en comparaison de tous ses homologues en souffrance. D’ailleurs, sur ce malheur biologique, elle en dit davantage à Joë Bousquet, par courrier, lorsqu’elle lui raconte qu’elle est possédée «par une douleur située autour du point central du système nerveux, [au] point de jonction de l’âme et du corps, qui dure à travers le sommeil, et n’a jamais été suspendue une seconde» (p. 157). Cet aveu de détresse témoigne d’une complexion sensorielle spécifique où l’hyper-sensibilité engendre la double peine de l’épuisement et de la mélancolie (cf. p. 157), si bien que dans le même élan d’épanchement, elle avoue à son associé en tribulations qu’elle a songé à faire de la mort un remède catégorique tant la vie lui paraissait une maladie. L’aphorisme platonicien qui fait du corps le tombeau de l’âme n’est pas très loin, ni même, en l’occurrence, l’ultima verba de Socrate qui voulait que l’on offrît un coq à Esculape – le dieu de la médecine – après sa consommation de la ciguë parce que la mort allait venir à lui comme une guérison, comme une délivrance de l’âme entravée. Cela dit, dans l’œuvre platonicienne, on ne décèlera aucune espèce d’apologie du suicide ou de la mort prématurée, parce que si l’âme veut profiter de son voyage dans le monde intelligible des formes archétypales, si elle veut voir d’un œil clair toutes ces fabuleuses vérités, tous ces éblouissants originaux, il faut qu’elle ait auparavant, dans le monde sensible des copies ou des ectypes, pris le temps de philosopher, de se questionner, de se préparer à cette odyssée métaphysique. C’est pourquoi Platon ne considère jamais la philosophie comme une affaire de jeunesse et maintes fois, du reste, les dialogues platoniciens font sentir l’écart qui existe entre Socrate et les jeunes gens qui l’écoutent, entre celui qui est préparé aux révélations fondamentales et ceux qui sont encore insuffisamment équipés pour profiter de l’ascension de l’âme.
En cela, peut-être, l’on doit considérer cette intuition, à savoir que toute anabase (que ce soit vers le monde platonicien des Formes ou vers la céleste anamorphose de Dieu) ne peut être accomplie qu’à la suite d’un vécu exhaustif de la catabase, car nul ne sait monter s’il n’est d’abord descendu, nul ne peut même vouloir la montée avant la descente, ne serait-ce déjà que parce que le Christ a voulu descendre et parce que Dieu lui-même ne se déprend à aucun prix de son regard descendant sur les créatures qu’il a créées. De sorte que la descente exclusivement biologique de Simone Weil ne pouvait constituer un argument d’autorité pour abandonner la vie aussi prématurément. Toute l’expérience de la descente ne réside pas dans l’unique sphère biologique et c’est la raison pour laquelle Simone Weil s’avise que son malheur biologique a été disqualifié par l’exploration du malheur social à partir du moment où elle rejoint les travailleuses de l’usine et qu’elle s’aperçoit qu’à un certain niveau d’annihilation de la vie, les sensations biologiques les plus désagréables sont reléguées dans l’ombre par les sensations psychiques les plus infâmantes et par un degré maximal de mépris social. On se situe là pendant les années 1934-1935, pendant ce que l’on pourrait appeler pour Simone Weil une apocalypse de la non-vie ouvrière, pendant ce dramatique segment de l’expédition du pire où la professeur de philosophie descend de son commode piédestal et prend conscience que «le malheur des autres est entré dans [sa] chair et dans [son] âme» (p. 157).
Le cumul des malheurs ouvriers procède d’un déracinement qui fait perdre le contact avec la radicalité même de l’existence. Vivre – et vivre dignement – ne peut se faire qu’en étant tout entier enraciné, radicalisé, noué au rhizome de la vitalité, affilié aux filiations les plus sacrées, autant de choses que Simone Weil unifie au sein de la notion d’enracinement. Or l’usine est une entreprise à déraciner les individus de ce qui les définit en tant qu’êtres humains. L’usine colonise toutes les strates de l’énergie vitale pour leur substituer le poison létal de l’insensée manutention et ce processus de réification est d’une telle expansivité qu’il implique une nécessaire déchéance sociale. Arraché de toute terre vivante, déraciné dans toutes ses coordonnées, l’ouvrier n’est plus qu’un corps subissant la force de gravitation fatale de l’usine, totalement mobilisé pour la machinerie industrielle et si totalement accaparé par cette aliénation laborieuse qu’il devient simultanément disponible pour une éventuelle mobilisation générale en temps de guerre. Dit autrement, l’ouvrier n’est jamais qu’un individu broyé, un être-pour-la-guerre, un soldat des machines satisfaisant la rentabilité de l’économie ou un soldat du champ de bataille satisfaisant le cynisme de la politique. Et si donc la guerre éclatait, les femmes ouvrières continueraient de consumer leur vitalité à l’usine à l’heure où leurs maris, débauchés des machines ou des ateliers de la déperdition, seraient en train de se faire massacrer par les armes possiblement fabriquées par leurs épouses. C’est là un cercle vicieux – qu’on s’en tienne à cet euphémisme – et c’est là certainement que Simone Weil discerne un nihilisme subi, une fatigue de vivre et même une fatigue de mourir sans commune mesure, une si puissante conflagration du malheur qu’elle «met des hommes au pied de la croix» (p. 160) dira Joseph-Marie Perrin en paraphrasant le sentiment navré de son amie. Et la Croix peut secourir même ce qui semble hors de tout secours, car la Croix, symboliquement parlant, non seulement promet une corrélation pour chacun des infinis qui se croisent en elle, pour toutes les branches ou parties de l’arbre vivant qui la composent, mais elle résout aussi la tension entre l’horizontalité de la pesanteur corporelle du supplicié et la verticalité qui signifie l’apesanteur d’une espérance de salut dirigée vers le ciel. Ainsi, dans ou sur la Croix, à quelque endroit que l’on voudra, s’amalgament les deux mouvements pour lesquels Simone Weil avait une singulière attirance (7) – le descendant et l’ascendant –, de même que s’amalgament par extension toutes les discordes imaginables qui aspirent à de définitives concordes, tant et si bien que le malheur déposé au pied de ce bois cruciforme est d’une certaine manière promis à d’ultérieures et surnaturelles rémissions. Tels auraient pu être l’espoir et la conviction de Simone Weil, telle aurait pu être, intimement et hardiment, sa conception du malheur hypothétiquement soluble dans la Croix, et qui nous blâmera de cette proposition ressentie hormis d’étroites mentalités prétendument théologiennes ?
Ce jeu des contraires fusionnant et s’apaisant par l’intermédiaire de la Croix n’est cependant jouable qu’à une échelle allégorique et induit forcément, dans l’existence même, des cohabitations ou des syncrétismes plus délicats. Nous sommes ainsi d’accord avec Joseph-Marie Perrin quand il modère le malheur de Simone Weil en notant qu’elle savait joyeusement acquiescer aux beautés de ce monde (car l’amour de Dieu ne peut pas dépendre d’un réservoir de laideur), mais, d’un autre côté, la perception de la beauté, pour une femme d’une magnitude aussi complexe et aussi émotive, ne pouvait pas escamoter la dominante et dérangeante nécessité du malheur comme clé d’accès contrariée à la réalité ultime du monde (cf. pp. 162-3) (8). De telle sorte que ce n’est jamais ou l’un ou l’autre pour Simone Weil, mais toujours la beauté et le malheur se disputant, s’entrecroisant, se retenant, avec, bien souvent dans ces démoniaques années 1940, le triomphe de ce qui ne devrait pas triompher, la lugubre gloire de ce qui compromettait la gloire authentique – l’insupportable victoire du vice et la non moins insupportable défaite de la vertu. Et ce qui rend Simone Weil admirable, c’est qu’elle a souffert jusqu’au bout, qu’elle a enduré jusqu’à ses dernières forces les antinomies qui la tuaient à petit feu, s’engageant au péril de sa vie dans des situations dont elle n’ignorait pas qu’elles étaient menaçantes pour n’importe qui et a fortiori pour elle. Nous ne serons donc pas étonnés de la voir tout à fait s’investir dans la Résistance, dans la frontale et collatérale négation du nazisme, à Marseille, inaltérable trait d’union historique entre elle et Joseph-Marie Perrin qui ne chôma pas non plus en ce temps-là (cf. pp. 125-134), loin des querelles amicales mais spirituellement viriles qui les animaient au sujet de l’Église et du baptême. C’est Joseph-Marie Perrin, en l’occurrence, qui joue le rôle de courroie de transmission entre l’indocile Simone Weil et l’opiniâtre Malou David (future épouse Blum). Elles deviennent ni plus ni moins le reflet d’une dyade d’héroïsme à cette époque où il est si facile de refléter la collaboration et la médiocrité d’un grégarisme confortable. Toutes les deux, entre autres missions clandestines, assurent la diffusion des Cahiers du Témoignage chrétien dans la cité phocéenne. La compagnie de Simone Weil constitue en outre pour la jeune Malou David un choc intérieur que ses propres mots souligneront mieux que les nôtres : «[Ma] fascination [pour elle] vient de cette totale absence de concession. Il me suffit de voir le visage de Simone, ses yeux de plus près, pour avoir l’intuition de cette extraordinaire caisse de résonance à tous les malheurs du monde qui, à mon sens, était le secret de sa personnalité. Douée de l’intelligence que l’on sait, elle n’acceptait pas les remèdes que d’aucuns croient pouvoir proposer d’une façon un peu simpliste. Son esprit voyait haut et loin, prophétisant les déconvenues à venir (le mot prophétisant est mal choisi, car tout était rationnel en elle et surtout d’une incroyable loyauté vis-à-vis de soi-même). Elle dérangeait. C’était tellement plus simple de choisir une voie et de s’y tenir» (p. 131). Cette précieuse et poignante archive explique les cimes sur lesquelles Simone Weil évoluait et justifie les tenaces raisons qui l’ont toujours tenue à la bordure de l’Église (cf. p. 117), fût-ce parfois par méconnaissance du catholicisme. Non conforme aux dogmes et aux hallucinations qui ont pu détourner quelques saints de leur sainteté en les embrigadant dans les Croisades ou dans l’Inquisition (cf. p. 117), Simone Weil, indépendante et volontiers contrariante parce qu’elle était essentiellement contrariée, aura gardé intactes les singularités de sa sainteté. Au reste, personne ne nous fera grief de signaler, en guise d’insolente péroraison, que tous les saints et toutes les saintes véritables n’ont guère été passionnés par l’Église et par ses accessits. Chaque saint et chaque sainte ne peut être qu’une liberté affirmative qui fait abstraction de tous les avatars de la prépondérance et de la subordination.

Notes
(1) Notre traduction.
(2) Joseph-Marie Perrin, Mon dialogue avec Simone Weil (Éditions Nouvelle Cité). Nous travaillons sur un exemplaire reparu en 2009.
(3) Armel Guerne évoquant le trajet de sainteté de Novalis dans sa préface aux Disciples à Saïs, aux Hymnes à la nuit et aux Chants religieux.
(4) Cf. Joë Bousquet, La Connaissance du soir.
(5) Ce poème servira d’ailleurs de prodrome à La connaissance surnaturelle publié en 1950 à partir de divers cahiers de notes que Simone Weil avait confiés à Gustave Thibon.
(6) Langston Hughes, Who but the Lord.
(7) Cf. Simone Weil, Cahier V et Cahier VI (Œuvres complètes VI), notamment deux citations opportunément mises en exergue par François Esperet dans son recueil d’homélies Descente vers la Résurrection (Desclée de Brouwer – 2023) : «Levier. Abaisser quand on veut élever. C’est de la même manière que celui qui s’abaisse sera élevé», puis, par mirifique complément, «Le salut s’opère par mouvement non ascendant, mais descendant».
(8) Elle évoque ici «le pays du réel» dans une lettre pour Joë Bousquet, somme toute la patrie de la vérité, ceci après lui avoir notifié qu’on ne peut y accoster qu’en ayant pleinement adhéré à l’indissoluble lien du malheur et de la joie «impliquant tous deux la perte de l’existence personnelle» (p. 163).