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14/03/2024

Trois mouvements poétiques sur le mythe d’Icare, par Gregory Mion

Crédits photographiques : José Luis González (Reuters).

« Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid ! »
Charles Baudelaire, L’albatros.


« Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par-delà le soleil, par-delà les éthers,
Par-delà les confins des sphères étoilées. »
Charles Baudelaire, Élévation.



Note du traducteur :

Se répondent ici trois visions poétiques d’Icare, sachant que, pour les deux premières, celle de W. H. Auden et celle de William Carlos Williams, elles trempent leur œil de clairvoyance dans le grand bain pictural de Pieter Brueghel l’Ancien et son tableau La Chute d’Icare. Le contraste est saisissant : d’un côté les fréquents effets narratifs d’Auden ressemblent à la parole habitée d’un guide de musée qui nous décrirait l’œuvre de ce génie des Écoles flamande et d’Anvers, puis, d’un autre côté, l’économie drastique du langage propre au discret sorcier de Paterson (New Jersey) ne semble nous parler d’Icare et de la peinture de Brueghel que de loin, avant que, sitôt la chute finale advenue, sitôt consommé le plongeon tragique d’Icare, nous ne nous rendions compte que c’est peut-être cette poésie typiquement épargnante de ses instruments qui était moins devant le tableau de Brueghel, moins préoccupée d’emphase et de spécification, qu’à l’intérieur même de cette scène mythique, presque à l’endroit où Icare s’écrase tandis que tout le reste du drame, toutes les possibilités de témoignage paraissent l’avoir ignoré ou ne l’avoir vu que d’un regard distrait. Autant dire que la chute est plus violente chez William Carlos Williams qu’elle ne l’est chez W. H. Auden – celui-ci la minimise en la maximisant, en l’enrobant d’un composant de souffrance qui finit par nous en détourner comme s’en détournent les protagonistes de la seconde strophe (la catastrophe en tant que sombre dénouement), tandis que celui-là l’amplifie en l’atténuant, en l’universalisant dans le bruit soudain de l’eau qui reçoit la carcasse d’Icare comme cette eau de mer recevrait la totalité de nos lourdes erreurs. Quant à la troisième proposition ou variation autour de la catabase d’Icare, signée de la bien trop dédaignée Anne Sexton, elle est délibérément fondée sur le retournement, sur la réversibilité du commentaire classique : Icare n’est plus tant celui qui a chuté à cause du dérèglement de sa volonté que celui qui a osé poursuivre un rêve, celui qui a pris de véritables risques dans un monde horriblement pusillanime, celui qui a connu l’ivresse de l’anabase et qui se moque éperdument d’avoir été précipité dans le vide à la suite de sa surhumaine ascension ou à la suite de son humain désir de s’affranchir des prisons de la conformité. Pourtant, malgré l’impression d’un Icare sauvé des eaux troubles par une poétesse qui ne parvint pas elle-même à se tirer des affaires de la vie psychiquement troublée, on ne peut s’empêcher de ressentir, en lisant son chant réconfortant sur le fils de Dédale, une sorte de sourde inquiétude, comme une sorte de constante désillusion qui nous crierait à la figure qu’il ne sert à rien de vouloir s’échapper de la médiocrité des hommes parce que cette médiocrité est devenue l’inaliénable condition de l’homme. De là à faire du suicide d’Anne Sexton – comme celui de son amie et rivale Sylvia Plath – un écho des efforts à la fois déçus et récompensés d’Icare, il y a un pas que nous ne franchirons pas, un pas qui dirait, cependant, que le choix de la mort volontaire fut un choix de libération de l’univers insupportablement puritain de l’Amérique tout autant qu’une faillite car il n'est pas juste que les médiocres continuent à vivre et à semer la terreur pendant que les plus proches enfants de Dieu s’en vont vers d’incertaines régions.
NB : ayons enfin à l’esprit que le poème d’Anne Sexton s’intitule en anglais To a Friend Whose Work Has Come to Triumph et que ce titre fonctionne en miroir inversé d’un poème de W. B. Yeats intitulé To a Friend Whose Work Has Come to Nothing.


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MUSÉE DES BEAUX-ARTS

par W. H. AUDEN


On ne les prit jamais en défaut sur le sujet de la souffrance,
Les Maîtres d’antan : à quel point ils s’y entendaient sur
Son degré d’incidence parmi les hommes : de quelle façon elle survient
Au moment où l’un prend sa pitance, où l’autre ouvre une fenêtre
Où un autre encore se promène avec un air d’accablement ;
À l’heure où les anciens attendent pieusement et vivement
Le miracle de la génération, comment, toujours, se signalent des enfants
Qui ne voulaient pas tellement que ceci advienne, glissant
Sur un étang de glace au seuil de la forêt :
En aucun cas ils ne perdaient de vue
Que l’affreux calvaire lui-même se doit de suivre son cours
N’importe où, en quelque recoin ou quelque lieu insalubre
Où les chiens mènent leur chienne de vie et à l’endroit
Où le cheval du bourreau gratte son irréprochable croupe contre un arbre.

On le voit par exemple avec Brueghel et son Icare : à quel point nonchalamment
La totalité des choses dévie de l’orbite du désastre ; il se peut que le laboureur ait
Perçu le bruit de l’eau qu’on dérange, le cri de la désolation,
Mais de son point de vue ce n’était pas une faillite considérable ; le soleil faisait
Son devoir de lumière sur les jambes angéliques s’éclipsant dans l’eau stagnante
Et le dispendieux bateau qui devait avoir surpris une
Scène invraisemblable, un garçon dégringolant du ciel,
Avait une destination et des voiles calmement manœuvrées.


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ICARE CHUTANT SUR UN PAYSAGE

par William Carlos WILLIAMS


À en croire Brueghel
c’était jour de printemps
quand Icare sombra

un paysan labourait
son champ
tous les figurants du grand cérémonial

de l’année étaient
fringants
effervescents près

du bord de la mer
affairée
de son flot

suant sous le soleil
qui liquéfiait
la cire des ailes

accessoirement
survint
au large

une éclaboussure assez imprécise
c’était
Icare dans les eaux s’abîmant


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À UN AMI DONT LES EFFORTS ONT PAYÉ

par Anne SEXTON


Icare, qu’on le regarde agglutinant ces gluantes ailes,
éprouvant cette drôle de petite traction dans ses omoplates
et pensons à cette parfaite première fois au-dessus du tracé
du labyrinthe. Qu’on imagine la révolution que ce fut !
Tout en bas les arbres se dandinent comme de lourds dromadaires ;
et tout en haut sont les sansonnets stupéfaits criblant l’au-delà
et voyez comme Icare ingénu se sent tout à fait à son aise.
Plus étendu que la voile, plus haut que la brume et la respiration
du débonnaire océan, il va. Qu’on admire sa voilure !
Sentez le feu sur sa nuque et voyez l’insouciance avec laquelle
sa tête est en l’air et son esprit saisi, faisant son trou suprêmement
dans cette pupille de lave. Quelle importance qu’il ait chuté dans la mer ?
Qu’on le regarde louanger le soleil et atteindre le point de basculement
pendant que son prudent papa s’en va se ranger dans la civilisation.