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09/02/2005

Les Romains se croyaient élus...

Crédits photographiques : Ammar Awad (Reuters).

Voici une réponse, polie mais cinglante, de Francis Moury au beau texte de Sarah Vajda publié hier. Il me semble inutile de devoir préciser que, comme d'habitude, j'ai beaucoup de mal à croire que ce texte de Francis Moury laissera certains de mes lecteurs indifférents.

Sarah Vajda est de toute évidence une sioniste convaincue dont le texte justifie l'annexion politique par l'État d'Israël de la Palestine au nom d'un nationalisme théologico-politique qui n'a rien à voir avec la laïcité, contrairement à ce qu'elle voudrait nous faire croire. Si Sarah était laïque, elle accepterait alors l'idée qu'il ne fallait surtout pas créer un État juif sur cette terre-ci, mais précisément sur n'importe quelle autre, par exemple en Patagonie ou sur une autre terre vierge de toute possibilité de conflit, comme certains sionistes laïques le voulaient ! Or ce n'est pas tout à fait son point de vue, si je comprends ce que je lis. Au contraire, le sens de ce qu'elle écrit est clairement : «Israël accomplit par sa création étatique en Palestine le destin du peuple juif». La mise en parallèle avec Énée enfonce le clou de ce que me semble être la finalité absolue d'Israël pour Sarah Vajda : un modèle d'universalité désigné au monde pensant (ici l'Europe puisqu'elle écrit pour nous autres Français dans notre langue, inclus dans l'Europe) comme exemplaire. Israël comme la morale en acte incarnée et accouchée par l'histoire ? Alors que cet État ne vit que par et pour la guerre depuis sa création ? Je dis bien «cet État» et pas «ses citoyens dans leur totalité». Je dis bien «cet État» comme pensée d'une puissance politique, stratégique, et fondamentalement dominatrice. «Mes meilleurs amis sont des Palestinens» me disait un jour un Israélien. Oui : comme individu il pouvait le dire, et je le crois tout à fait. Mais Israël comme État ne peut dire cela. Cela se saurait.
C'est précisément ce qui est pertinemment dénoncé par Simone Weil dans L'Enracinement (éd. Gallimard, coll. Espoir dirigée par Albert Camus, 1949, p. 116) : «[...] Les Romains se croyaient élus, mais uniquement pour une domination terrestre. L'autre monde ne les intéressait pas. Nulle part il n'apparaît qu'aucune cité, aucun peuple, se soit cru élu pour une destinée surnaturelle. [...] On accuse souvent l'antiquité de n'avoir su reconnaître que les valeurs collectives. En réalité, cette erreur n'a été commise que par les Romains, qui étaient athées, et par les Hébreux ; et par ceux-ci, seulement jusqu'à l'exil à Babylone. Mais si nous avons tort d'attribuer cette erreur à l'antiquité pré-chrétienne, nous avons tort aussi de ne pas reconnaître que nous la commettons continuellement, corrompus que nous sommes par la double tradition romaine et hébraïque, qui l'emporte trop souvent en nous sur l'inspiration chrétienne pure.»
Il faut donc que Sarah médite bien ces lignes de la même (op. cit., p. 147 et infra) : «[...] Dans l'Évangile, on ne peut pas trouver de marque que le Christ ait éprouvé à l'égard de Jérusalem et de la Judée rien qui ressemble à de l'amour, sinon seulement l'amour enfermé dans la compassion. Il n'a jamais témoigné à son pays aucun attachement d'une autre espèce [...]».
L'État d'Israël n'est pas un universel mais une contingence aberrante probablement vouée à la disparition, de par sa nature même. C'est une contingence qui ne vit que par la force et périra par la force. En faire un modèle à quelque degré et dans quelque registre que ce soit est moralement et intellectuellement soit naïf, soit impertinent. Et ce ne sont pas les oripeaux «démocratiques» dont il se pare depuis l'origine qui peuvent faire diversion : la démocratie israélienne n'est pas davantage un modèle à mes yeux que la démocratie européenne ou américaine. C'est elle aussi une contingence qui peut disparaître. Ce que je veux fondamentalement dire, avec Simone Weil, est qu'il est immoral de considérer un État comme symbole moral d'une destinée.
Fichte, Hegel, Marx et Nietzsche l'ont en revanche pensé : ils ont pensé l'État comme destination finale de l'universel concret en acte. Fichte, Hegel et Marx auraient sans doute admiré profondément Israël comme État (leur mépris du Juif provenait d'abord et avant tout du fait qu'il n'avait pas su maintenir d'existence politique) s'ils avaient pu voir sa création et sa vie comme État depuis 1948. Mais peut-être pas pour les mêmes raisons que Sarah ! Pour celles, plutôt, analysées finement et profondément par André Glucksmann dans Les maîtres penseurs (Grasset, 1977) auquel il ne faut pas se lasser de renvoyer le lecteur éventuel de cette petite discussion, forcément plus rude que la Petite discussion avec une momie d'Edgar Allan Poe.