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08/02/2005

Berlin-Tel-Aviv, Tel-Aviv-Berlin par Sarah Vajda

Crédits photographiques : Paolo Pellegrin (Magnum, National Geographic).

Nous, nos fils et petits-fils, arrière-petits-fils, nous devrons faire le voyage

Première station, Tu marcheras sur l’eau (sorti en salles le 5 janvier et toujours à l’affiche).
Ce pèlerinage accompli ensemble ne sera plus l’expression d’une révolte, nous ne serons plus ce communiste israélite français épousant, aux lendemains du 8 mai 1945, au grand dam de son père, rescapé d’Auschwitz, une Allemande pour marquer son refus d’héritage et son désir d’une vita nova; petit-fils d’exterminateur, nous ne partirons plus au kibboutz expier un crime longtemps tenu secret, soudain découvert par hasard ou indiscrétion; non, ce pèlerinage marquera la fin du tourisme concentrationnaire, impur mélange de nationalisme juif et de feinte culpabilité générale, mais constituera le prélude d’une catharsis et d’une métamorphose.
Catharsis : les Juifs verront dans leur martyre l’acte 1 d’une tentative de mise à mort de l’Europe et se sentiront solidaires des souffrances d’un continent entier. Ils se souviendront, qu’en sa folie, le chancelier Hitler ordonna que «Tous meurent avec lui» : que l’Allemagne périsse aux côtés de son rêve vaincu. Bien entendu, les Juifs conviendront que les hommes aimant être esclaves, le peuple allemand se soumit douze ans durant à son tyran, et inscriront son châtiment dans le corpus de la colère divine, sans laisser l’héritage de la haine, ajouter à leur immense peine la corruption de leurs cœurs. L’événement restera, imprescriptible et pourtant non soumis à la loi du talion, car un Juif ne saurait à son tour commettre l’imprescriptible. Ainsi, se souvenant de leur long attachement au Livre, ils se considèreront comme des Énée quittant Troie détruite et conduisant Ascagne vers une terre promise au nom des pères et du Père. En terre d’utopie, en Uchronie, ils construiront une Jérusalem nouvelle où, du passé faire table rase, au nom des fils et des filles, nés longtemps après la tragédie fondatrice. La raison leur commande de voir l’ennemi comme un pays – frère à intégrer de toute urgence dans cette terra nova où, des cendres des Juifs européens est née une race nouvelle. Libre aux Juifs d’Europe, incapables de concevoir la nouveauté de l’événement, de mépriser leurs frères si semblables et si différents. Au soleil des portes de l’Asie, en cet Orient moyen, des boutures anciennes ont métamorphosé une espèce. Loin des murs du ghetto, les sabrés ont cessé de ressembler aux intellectuels juifs binoclards et trop certains de leur génie compensatoire comme aux rabbi de la diaspora malheureuse.
L’État juif, contrairement aux prévisions mauriaciennes, n’a pas été, loin s’en faut, un pays de premiers de classe. Seuls, le désir d’assimilation, la ségrégation, le rejet larvé ou insolent en faisaient, hier, des forts en thèmes. Là-bas, au pays retrouvé, l’inculture a fleuri comme elle bourgeonne en mille lieux : ici périt l’exception juive ! En revanche, d’autres qualités inconnues du monde juif se sont épanouies au soleil du retour, au kibboutz, le long des plages, dans la guerre et dans la paix, dans le bigarré des traditions désapprises et sous le choc de la modernité. Pour la première fois dans le cours de leur longue histoire, les fils de rois vivent en démocratie où l’habitus de la dissimulation les rend fort belliqueux et terriblement indisciplinés. Devant cette situation inédite, comme nous l’avons fait devant l’intolérable découverte du projet de la «solution finale», il faudra bien que nous nous inclinions. Une génération ou l’autre devra le faire.
La nostalgie est morte. L’assimilation, désormais impossible, le passé aboli. Chez nombre d’entre nous, la foi a fondu sous la chaleur du zyklon B, aussi admirons-nous ceux qui l’ont conservée, dépôt précieux arraché à l’humaine raison. Le juif Süss, la figure du Juif de cour a péri comme celle du banquier au nez crochu, de Rebecca la belle juive éperdument amoureuse d’Ivanhoé, du doctrinaire de 1917, Léon Trotski, et de son prédécesseur Béla Kuhn, figure symbolique, jetée avec les Juifs du ghetto de Budapest en 1944 par les croix-fléchées dans le Danube. Les fleuves d’Europe, pour nous, désormais, sont de rouges fleuves qui charrient les corps d’inconnus qui furent nos aïeuls et dont nous sommes, imprévus phénix destinés à ne pas naître, la singulière semence. Dents de dragons, surgeons de mandragores, diables, louons la vie et réjouissons-nous à la face des Méchants ! Cessons de mesurer, à quoi bon, notre poids en savon ! Aimons cette Europe, en dépit du massacre des nôtres ou quittons là le continent pour fuir en eretz Israël, c’est-à-dire à l’étranger, dans une île lointaine dont aucune règle ne nous est familière, dirigeons nos esquifs plus loin que les îles Fortunées et que Bora-Bora, vers Tel-Aviv, capitale du punk et très haute Babylone des plus délicieux et plus païens plaisirs ! Fuyons, mais, je vous le demande avec grâces, cessons de rabâcher l’antienne de la peur, le poème du Roi des Aulnes à nos fils et à nos filles. A défaut, choisissons de devenir nomades à nouveau, apatrides, errant, fils et filles des marranes espagnols, cochons de Juifs à demi goyim aux yeux des orthodoxes et Juifs toujours aux yeux d’Ivanhoé, mais, par pitié, cessons de nous vouloir la mémoire de l’horreur afin de délivrer nos fils et nos filles de l’héritage maudit. A moins que tous – et qui oserait nous en blâmer – à la suite d’Imre Kertész, décidions à genoux de réciter le «kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas». Le souvenir de notre disparition hantera alors les seules nations. Que les deux monothéismes, dont nos pères furent la vive source, se débrouillent avec cette mémoire, mais cessons, je vous prie, de mêler vie et mort, espoir et désespoir. Cessons de nous vouloir, par volition d’impuissante vengeance, le caillou dans la chaussure d’Israël et de l’Europe nouvelle. Gardons-nous, enfin, de dégrader la mystique juive en politique. Vichy fit trop bien cela avec le catholicisme pour que nous prenions la peine de l’imiter. Ne singeons pas nos ennemis ! Alors, périront la névrose léguée, l’héritage de la peur, pestilente, comme une incitation au meurtre des antisémites.
Nous avons encore des ennemis : les fervents catholiques que Vatican II excita contre nous ; une poignée d'athées qui nous reprocheront toujours d’avoir conservé un dieu portatif dans nos maigres balluchons ; des pauvres diables ravis de nous croire plus faibles qu’ils le sont, et aujourd’hui, un Islam politique attaché à conquérir le monde en se servant de la vieille haine européenne comme d’un levier. Certes, le péril existe qui n’est pas un destin, mais une épreuve nouvelle dont Israël possède l’antidote si la sottise ne le détruit pas. Israël est, demeure, un pays laïc, en dépit du vieux mythe qui nous y a reconduit. En réalité, le pogrom majeur et les précédents nous y ont seuls ramenés en tel nombre, aussi notre problème reste-t-il à jamais un problème européen, voire mondial : les Alliés n’ont pas bombardé les voies ferrées qui nous conduisirent au néant, les fonctionnaires ont fait partir les trains à l’heure et l’Europe fut ravie de se débarrasser des indésirables que nous étions en ces temps-là.
Vers la déstalinisation nécessaire, tournons enfin les yeux. Là-bas, aux grand Est, le virus xénophobe, longtemps tenu sous le boisseau, a resurgi dans les ruines du mur, spore que nous devons combattre aussi sûrement que les intégrismes et les pâles cicatrices brunes sur le tissu politique.

Juifs en terre d’exil ne restons pas sourds au chant qui, d’Israël, nous appelle

Tu marcheras sur l’eau est l’un d’entre eux – et que nul ici, je vous prie, ne tempère mon optimisme de raison, remarquant que l’Allemagne, l’éternelle Bochie, n’a pas co-produit cette rencontre entre un fils de victime et les petits-enfants d’un bourreau. Le film a été tourné. Il est somptueux, mieux : intelligent à faire pâlir de jalousie les radoteurs de civisme. La rencontre a eu lieu entre Lior Ashkenazi (Eyal), Knut Berger (Axel) et Carolina Peters (Pia). A défaut des sentencieux discours et des scandaleuses cérémonies marquant le soixantième anniversaire de la libération des camps, il nous reste L’Oiseau bariolé, les livres de Kertesz, Si c’est un homme et pourquoi pas La liste de Schindler, l’incroyable Danse de Genghis Cohn de Romain Gary, sans oublier Le Transport de AH du regretté Steiner : du Steiner avant la conversion à la gnose heideggérienne. L’art, comme à l’accoutumée, est la seule réponse capable d’assourdir la rumeur du Spectacle et les bavardages des professeurs de vertu. Foin de la sacralisation de l’ignoble ! Relisons Sade et rions de bon cœur de l’hypocrisie religieuse ! Que les hauts-lieux de l’horreur, comme les champs de bataille de naguère, retournent au silence. Que le vent du néant y souffle ad aeternam sans musée et sans guide ! Que les âmes reposent en paix, visitées seulement par des êtres d’exception qui, du passé, conservent, en silence et en solitude, la mémoire !
Ouverture. Un agent du Mossad, Eyal, la quarantaine, tue sous nos yeux un terroriste arabe, ce n’est que justice, seulement il accomplit ce meurtre sous les yeux d’un gamin de cinq ans. La machine lancée, le tragique fait retour : la guerre des Atrides doit finir et la Raison s’emparer de la place.
Acte 1. De retour à Tel-Aviv, notre héros déjà troublé par l’enfantin regard trouve son épouse morte. En son absence, son amour s’est suicidé, laissant une lettre dont nous ne connaîtrons le contenu qu’à la fin du film. Moïse, le chef du héros, refuse de le laisser reprendre l’entraînement tant qu’il n’a pas vu un psy, crime contre l’intelligence auquel notre tueur se refuse. N’a-t-il pas servi son pays ? N’est-il pas de la race des forts ? Il tiendra le choc. Le vieux Moïse le charge alors d’une étrange mission.
Acte 2. Herr Himmelman, tortionnaire berlinois, dont sa mère et Moïse reçurent mille morts, vivrait encore. Le Mossad a perdu sa trace. Son petit-fils, Axel, doit débarquer en Israël pour rendre visite à Pia, sa sœur aînée, venue vivre au kibboutz : il sera donc son guide, sa nounou.
Acte 3. Le jeune homme et le soldat se mettent en route, magnifique road movie dans «la tendresse des pierres» au cours duquel, une convention, la mauvaise humeur de l’Israélien fond devant la délicatesse du garçon. C’est en frère qu’il lui apprend à se réchauffer sous une couverture, à éteindre le feu en pissant, à bivouaquer comme des compagnons d’armes. Leurs chansons qui, en hébreu qui, en germain, radotent les mêmes refrains qui leur parlent d’amours perdus et de semblables sornettes.
Acte 4. La nuit de Tel-Aviv. En une nuit et un jour, la fracture advient, dans une boîte gay, Axel s’envoie un arabe… Fureur, colère, le boche est un homo et Eyal pressent, devant ses corps de Juifs et d’Arabes enlacés dans la touffeur de la nuit, la brèche, si j’ose dire, par où viendra la paix. Ni la politique ni les assassinats ni les bombes ni le ressac insistant qui murmure Auschwitz/Auschwitz/ton nom sur Israël en larmes, ne porteront la paix. Seul, le désir de fruition, loi naturelle d’une jeunesse fatiguée de la guerre, pressée de vivre à en mourir, règlera un problème que trop savant, trop sérieux, le monde des Puissants ne saurait circonscrire ou résoudre.
Acte 5. Axel quitte Tel-Aviv, sans avoir persuadé Pia de rentrer à la maison fêter l’anniversaire du père, soirée particulière où, selon sa mère, une surprise les attend. Pia connaît la surprise, celle-là même qui l’a fait fuir son pays, sa famille et sa race maudite ! Le spectateur la devine : Himmelmann est rentré à Berlin. Le Mossad veut l’avoir avant que Dieu ne le rattrape.
Acte 6. Un Israélien à Berlin se souvient d’un séjour linguistique où les jeunes Juifs demandaient en hébreu aux vieillards croisés pourquoi ils avaient voulu les exterminer et repartaient en hurlant de rire. Un jeune homo s’amuse à faire danser une hora (une danse folklorique juive) à une assemblée de riches bourgeois berlinois. Un Israélien à Berlin découvre qu’il est incapable d’assassiner un vieil homme accroché à un «déambulateur». Soudain, devant lui, tangible, la conscience du temps : le peuple juif est entré dans la temporalité commune, oubliée, l’éternité. Ce sera le petit-fils qui, après avoir caressé le visage marbré de brun de son grand-père inconnu, débranchera le respirateur. Par ce geste, la justice revient aux fils des victimes et délivre enfin Israël du fardeau.
Épilogue, le fils de la victime et la jeune kibboutznik allemande sont mariés. Un enfant scelle cette union sacrilège aux yeux du Parti religieux et contre-nature à ceux des Berlinois. Un juif écrit un courriel à son jeune beau-frère, petit-fils d’un tueur de juifs et amant métis : «Je suis retourné sur la mer de Galilée où j’ai marché sur l’eau, moi qui ai laissé mourir ma première épouse en répandant la mort, coupable d’avoir attristé sa vie par mon refus d’engendrement, je connais, ici et maintenant, le sens du mot miracle.»

Nous aussi.
Nous qui croyons au pouvoir de la Littérature, au pouvoir du cinéma, nous qui ne recevons que des livres et des films nos vives leçons, certains que toute vie, qui ne serait roman ou conte à conter aux rives de l’Oronte, devra être comptée pour existence oiseuse, nous nous prenons à espérer que les fruits des cactus, les sabras, sauront faire cette paix à laquelle l’Europe, en vain, nous convie. A elle, pour jamais, de débrancher, vieillarde, sa perfusion.

À la France d’en découdre avec ses fantômes vichyssois et sa mauvaise conscience rampante ; à l’Allemagne de répondre à ses fils Baader, Meinhof et à tous ses porteurs de chéchias ; à l’Autriche de faire taire Thomas Bernhardt et Jelinek… Israël recèle de merveilleux poètes, des romanciers d’une incroyable puissance, Amos Oz, David Grossman, des cinéastes aussi talentueux qu’intelligents (je ne parle pas de Gitaï notre star française) : Eytan Fox, Amos Kolleck, qui, sans haine, conduisent leurs lecteurs, leurs spectateurs à une vision nouvelle.

Comme nous avons choisi de croire que la Vie de Rancé accompagnera notre mort et que nous sommes d’admirables amants pour avoir découvert le désir chez Lawrence Durrel et Henri Miller, des parents convenables pour relire encore en riant Salinger et suivre Alice aux confins du terrier, enfin des citoyens modèles d’admirer toujours Benjamin Constant, Tocqueville et la Conjuration des imbéciles, nous croyons à l’efficace de l’œuvre d’art, sous peine d’entrer dans le Danube ou dans la Seine, une nuit d’hiver, des cailloux pleins les poches…